« La prise de poste est difficile »

Publié le 05/06/2019

Depuis 2007, l’association des Jeunes magistrats (AJM) offre aux juges et procureurs qui prennent de nouvelles fonctions un espace de dialogue et d’accompagnement.

Sa présidente, Anne-Sophie Bernachot, est revenue pour les Petites Affiches sur son fonctionnement et sa mission.

Les Petites Affiches

Pouvez-vous vous présenter ?

Anne-Sophie Bernachot

Trentenaire, je suis juge d’instruction, c’est mon deuxième poste. Avant j’étais juge placée à Paris. Je faisais des remplacements de 4 mois sur tout le ressort de la Cour. J’ai été amenée à exercer dans différentes juridictions, aussi bien au civil qu’au pénal, dans des départements variés. Après un bac économique et social à l’île de la Réunion, et une classe préparatoire hypokhâgne, j’ai suivi des études de droit à l’université Panthéon Assas, à l’université d’Oxford dans le cadre d’un programme d’échange Erasmus, et puis à Sciences Po Paris. J’ai passé le concours de la magistrature. Je préside l’association depuis juin dernier. Mais à vrai dire, l’association a un fonctionnement collectif. Tous les membres du conseil d’administration, au nombre de 14, sont actifs. C’est davantage une équipe qu’une personne seule qui régit l’AJM.

LPA

Pourquoi avez-vous rejoint l’association ?

A.-S. B.

Je suis issue de la promo 2013 de l’École nationale de la magistrature. Comme chaque année des membres du conseil d’administration étaient passés nous présenter l’association. J’ai été séduite par ce qui était proposé : l’entraide, l’espace d’échange bienveillant. L’état d’esprit et les projets m’ont beaucoup plu. D’autant plus qu’à l’ENM je faisais déjà des interventions en établissement scolaire, une action que fait l’AJM. J’ai intégré le conseil d’administration élargi. Une position qui permet d’observer dans un premier temps puis de s’investir ponctuellement dans certains projets. J’ai pris en charge assez naturellement l’accompagnement des jeunes magistrats qui est ce qui m’intéresse le plus.

LPA

Comment est née l’association ?

A.-S. B.

L’association des Jeunes magistrats a été créée dans le contexte de l’affaire Outreau. Les jeunes magistrats étaient particulièrement montrés du doigt. L’association répondait à un double besoin. D’abord, celui de répondre à une certaine frustration de ne pas s’être exprimés lors des controverses d’Outreau. Et puis, ensuite, celui d’apporter des réponses face à un important sentiment d’isolement lors de la prise de poste. C’est dans ce contexte que l’AJM a été créée pour porter une parole de magistrats et avoir une certaine démarche de réflexion, de proposition, et également favoriser l’entraide au moment de la prise de poste. Cela fait douze ans maintenant que l’association existe. Aujourd’hui, notre action s’inscrit dans un climat plus apaisé.

LPA

Comment fonctionne l’association ?

A.-S. B.

Il existe plusieurs associations de magistrats par fonctions. La nôtre est une association transversale, ouverte aux collègues de toutes les matières et de toutes les promotions. L’association est nationale, apolitique, asyndicale. On a 429 membres répartis sur tout le territoire, en métropole et en Outre-mer. On nous reprochait beaucoup le fait que les réunions ou événements se passent souvent à Paris. Nous avons donc depuis peu des référents géographiques pour décliner les interventions au niveau local. Ils sont sept, un par grande région, six en métropole et une en Outre-Mer, et ont chacun dans leur portefeuille plusieurs cours d’appel. Cela permet d’avoir, en plus du conseil d’administration qui est très dynamique, un interlocuteur dédié au niveau local, à la fois pour les magistrats membres et pour tous les partenaires.

LPA

Qui sont les membres de l’association ?

A.-S. B.

Être jeune magistrat, c’est surtout un état d’esprit. Le jeune magistrat peut aussi bien avoir une trentaine qu’une quarantaine d’années, voire plus ! Dans nos statuts il n’y a aucune limite d’âge ni de nombre d’années d’exercice, car on considère que dès qu’on prend de nouvelles fonctions on est jeune magistrat dans sa fonction. Dans les faits, le plus gros de nos membres est des auditeurs à l’ENM, ainsi que des collègues dans l’exercice de leur premier, deuxième ou troisième poste. On a une bonne représentativité en termes de promotion et en termes de fonctions, puisque certains membres sont à l’École nationale de la magistrature, d’autres sont des magistrats en poste au parquet ou au siège, d’autres encore sont en administration centrale. On a un peu tous les profils.

LPA

Comment accompagnez-vous les jeunes magistrats ?

A.-S. B.

Le cœur de notre mission est l’accompagnement des collègues dès la sortie d’école. On a pour cela des outils pratiques : pour commencer, un kit de survie du jeune magistrat qui est un fascicule très concret avec des fiches par fonctions, comportant aussi des indications pratiques. Il indique par exemple, à qui il faut s’adresser lorsqu’on arrive dans un tribunal. On a aussi une liste de discussion, c’est-à-dire une mailing list comprenant tous les membres de l’association. Il permet d’échanger entre nous, en plus des temps de rencontre que nous mettons en place. Un regroupement des jeunes magistrats a lieu à l’automne, à peu près trois mois après la prise de fonctions. C’est un moment pour débriefer, échanger sur la prise de poste. On a aussi des interventions à l’ENM de Bordeaux où l’on va environ deux fois par an. Une fois devant la promotion entrante au mois de juillet. Et également au printemps devant la promotion sortante. Nous faisons une veille sur la formation dispensée à l’ENM, gardons un œil sur ce qui est enseigné.

LPA

Avez-vous d’autres actions ?

A.-S. B.

Un autre axe fort de notre action est la pédagogie sur le métier de magistrat. On constate que l’on parle beaucoup du métier de magistrat, mais en réalité on le connaît très mal. Nous allons donc dans les établissements scolaires pour expliquer ce qu’est un juge, un procureur. On a deux partenariats. Un avec le Défenseur des droits, dans le cadre d’un projet qui s’appelle Educadroit. Les professeurs ou ceux qui sont intéressés par des interventions sur le métier de magistrat et la justice peuvent nous contacter. On participe également à un autre projet, « Philojeunes », en partenariat avec l’Unesco. C’est un projet inspiré de ce qui se fait au Canada, où une équipe de procureurs intervient en classe avec des professeurs de philosophie. C’est toujours la même idée : intervenir pour parler de la justice et du métier de magistrat, mais avec un angle philosophique. C’est important de faire connaître notre métier car les gens n’ont pas forcément une bonne image de notre métier, notamment du fait de la lenteur et du manque de moyens. Or cela reste un métier passionnant avec une utilité sociale très forte.

Enfin, nous avons des temps de réflexion et de débat qui nous permettent de prendre de la hauteur sur nos fonctions. C’est important car quand on prend son poste, on a le nez dans le guidon.

LPA

Comment se fait cette réflexion ?

A.-S. B.

Il y a des temps consacrés, à commencer par notre assemblée générale qui a lieu tous les ans en juin en présence d’un invité. L’année dernière, nous avons ainsi reçu François Molins. On écrit régulièrement des tribunes pour la Gazette du palais, chacun peut se porter volontaire pour cela. Dans l’association chacun s’investit à hauteur de ses moyens et disponibilités. C’est un espace que l’on peut s’approprier comme on le souhaite.

LPA

Pourquoi les jeunes magistrats ont-ils besoin d’être accompagnés ?

A.-S. B.

On a beau être très bien préparés à l’École nationale de la magistrature, la prise de poste est difficile. On est confrontés, et c’est la richesse de notre métier, à toutes les facettes de l’être humain. On a de très lourdes responsabilités. On est amenés à prendre des décisions qui ont un réel impact dans la vie des gens, à traiter de situations difficiles. Imaginez-vous quand un juge des enfants annonce à l’audience une mesure de placement ou à l’instruction, quand on va auditionner une victime de viol ou une famille de victime d’assassinat… On est aussi confrontés à la masse des décisions à rendre. Un juge d’instance qui a 40 délibérés à la fin d’une audience ne va pas pouvoir faire un jugement en 6 heures comme on l’apprend à l’école. Il est bon de pouvoir parler de cela, pas forcément à sa hiérarchie ou à ses collègues directs, mais dans un espace d’échange bienveillant.

LPA

Quel est le profil des jeunes magistrats ?

A.-S. B.

Il est diversifié car il y a plusieurs voies d’accès à l’ENM. Le premier concours est le concours étudiant, accessible après un Master 1. Le deuxième concours est réservé aux fonctionnaires, le troisième concours est destiné aux salariés du secteur privé. Le profil s’est diversifié ces dernières années. Certains ont une certaine expérience, d’autres sont plus jeunes. Ce qui est important, dans la mesure où la justice est rendue au nom du peuple français. La magistrature doit représenter le plus possible la diversité de la société.

LPA

La profession se féminise de plus en plus. Cela vous étonne-t-il ?

A.-S. B.

Non, car il y a une féminisation dès les études de droit. Il y a plus de femmes qui passent le concours. La féminisation de la magistrature est réelle. Sur 8 537 magistrats de l’ordre judiciaire, 66 % sont des femmes, 34 % sont des hommes. Ces chiffres viennent du baromètre de l’égalité du ministère de la Justice. La question de la féminisation est double. Si on prend la promotion 2016, entrée en fonction en septembre 2018, il y avait 76 % de femmes. Mais il y a aussi une sous-représentation des femmes dans les postes hiérarchiques les plus élevés. Par exemple, si on prend les postes hors hiérarchie, c’est-à-dire par exemple les chefs de juridictions et chefs de cour, 54 % sont des hommes et 46 % sont des femmes. Si on prend la Cour de cassation, la juridiction suprême, il y a eu une seule femme première présidente en 50 ans : Simone Rozès en 1984. C’est une réalité, mais ce n’est pas une spécificité française. On retrouve la même dynamique dans les autres pays de l’Union européenne.

LPA

La profession est-elle toujours attractive ?

A.-S. B.

Oui, les chiffres le montrent. Il y avait 3 068 inscrits au concours de l’ENM en 2018, soit 13 % de candidats de plus qu’en 2017. C’est un métier passionnant, et qui offre à la fois une grande stabilité et une très grande mobilité, à la fois géographique et fonctionnelle. On peut changer de fonctions tous les deux ou trois ans. Entre les fonctions de juge d’instance, de juge aux affaires familiales, de juge au tribunal correctionnel, de substitut du procureur, il y a d’énormes différences. C’est une grande richesse de pouvoir passer de l’une à l’autre. Sur le plan géographique, on peut exercer en métropole ou en Outre-mer, y compris dans le cadre de détachements. Cela fait partie de l’attractivité. C’est aussi un métier qui allie au mieux la technique juridique et l’humain. C’est enfin un métier qui a du sens. Être magistrat, c’est aussi une vocation.

LPA

Le manque de moyens ne freine pas l’enthousiasme des jeunes magistrats ?

A.-S. B.

Il est vrai qu’étudiant, on peut avoir certains idéaux de ce qu’est la justice et de la manière dont elle doit être rendue. Or on a, en France, un budget annuel de 64 euros par citoyen consacré à la justice. Cela nous place au 23e rang sur 28 dans l’Union européenne. Quand on est confrontés à la réalité de terrain, on peut être déçus de ne pas pouvoir consacrer plus de temps à chaque dossier. Derrière chaque dossier, il y a des vies, ce n’est pas évident. Mais ça reste de très belles fonctions et l’on peut trouver des solutions pour faire au mieux.