« L’avocat doit être plus protégé que n’importe quel citoyen »
Avocat d’une partie des opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaire de Bure (Meuse), Étienne Ambroselli a été arrêté et placé en garde à vue le 20 juin dernier. Son matériel informatique — ordinateur, clé USB et disque dur — a été saisi à son domicile, qui lui sert également de cabinet d’avocat. Si la perquisition a été invalidée quelques jours plus tard par la juge des libertés et de la détention du tribunal de Bar-Le-Duc, l’incident inquiète la profession. Le bâtonnier de Paris, le Conseil national des barreaux et le Syndicat des avocats de France (SAF) ont dit leur inquiétude face aux pressions que subissent les avocats de militants. Claire Dujardin, avocate au barreau de Toulouse, intervenant principalement en droit des étrangers, explique pourquoi aux Petites Affiches.
Les Petites Affiches
Quelle est la situation des avocats de militants ?
Claire Dujardin
Il y a, de manière générale, des difficultés à exercer la défense des militants. Leurs avocats manquent de moyen et ont la plus grande difficulté à être à égalité d’armes avec le parquet, qui, après un certain nombre de modifications du Code de procédure pénale, dispose de moyens très larges et renforcés. Ces modifications se sont accentuées depuis la proclamation de l’état d’urgence. Des mesures telles que l’interdiction du territoire, l’assignation à résidence, l’interdiction d’aller manifester, les perquisitions au domicile, la saisie des ordinateurs, prévues pour être exceptionnelles et destinées à lutter contre le terrorisme, ont été généralisées. Elles ont été utilisées contre les militants de la COP 21, contre les opposants à la Loi travail, contre les activistes écologistes de Notre-Dame-des-Landes… Des militants qui n’avaient même pas été condamnés pénalement ont été visés par ces interdictions. Ces dispositifs ont été détournés de leur but initial – la lutte anti-terroriste – pour empêcher l’opposition de s’exprimer.
LPA
Les avocats sont-ils visés eux aussi ?
C. D.
Les avocats de militants travaillent souvent d’une manière particulière. Ce ne sont pas des avocats qui restent dans leur bureau. Lorsque l’on travaille à la défense d’opposants politiques, on a l’envie et la nécessité de s’organiser collectivement. Cela veut dire, travailler à plusieurs avocats, ou en collaborant avec les militants pour avoir des retours de terrain. Or le seul fait d’aller sur le terrain pour mieux préparer la défense nous est reproché. Ce que l’on reproche aujourd’hui à Étienne Ambroselli, avocat de militants de Bure, c’est d’avoir été militant. Nous dire « Vous devez rester dans votre bureau pour exercer », c’est porter atteinte à notre travail.
LPA
Qu’est-il arrivé à Étienne Ambroselli ?
C. D.
Le juge d’instruction a ouvert une enquête pour association de malfaiteur, un qualificatif très large ne reposant sur aucun élément objectif. Il a été interpellé, ainsi qu’une dizaine d’autres personnes.
L’infraction d’association de malfaiteurs est liée au grand banditisme et à la criminalité organisée, ce qui n’est pas du tout la situation à Bure. De plus, il y a eu une confusion entre l’avocat et le militant. Étienne Ambroselli dit lui-même qu’il est une seule et même personne : il est avocat et il est militant. Le juge prétend qu’il interpelle un militant, mais il sait aussi pertinemment qu’il interpelle l’avocat des militants. Rien n’empêche un avocat de manifester. Un avocat prête serment d’exercer sa profession avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des lois bien évidemment. À partir du moment où il respecte le secret professionnel, le secret de l’enquête, les règles de déontologie, il a le droit d’exercer sa liberté d’expression et de manifestation comme tout citoyen. Il devrait même être encore plus protégé que n’importe quel citoyen !
LPA
Pourquoi doit-il être davantage protégé ?
C. D.
Nos clients viennent vers nous car ils savent qu’il y a ce secret professionnel qui leur permet de se livrer en confiance. Ils ne doivent pas craindre que des informations les concernant puissent être révélées. Ce secret professionnel est du même ordre que le secret des sources pour les journalistes, aujourd’hui attaqué par la loi sur le secret des affaires. Ce sont des signaux inquiétants.
LPA
Le cas de Me Étienne Ambroselli est-il un cas isolé ?
C. D.
Il y a d’autres cas, notamment parmi les avocats qui défendent les militants qui viennent en aide aux étrangers. Un des cas les plus emblématiques est celui de Mireille Damiano, avocate à Nice. Elle défendait des militants qui étaient mis en cause pour aide au séjour irrégulier d’étrangers et elle avait également des clients étrangers qui avaient passé la frontière et ne pouvaient exercer leurs droits. Elle a été auditionnée par la police aux frontières car les services de police lui reprochaient d’avoir aidé elle-même des étrangers à entrer sur le territoire illégalement. On lui a en fait reproché d’avoir commis la même infraction que ceux qu’elle défend. Comme Me Étienne Ambroselli à Bure, Me Mireille Damiano doit être sur le terrain. Elle défend des mineurs isolés qui ont franchi la frontière et on été renvoyés en Italie sans qu’il n’y ait eu de décision administrative de protection ou de décision de renvoi. Il faut qu’elle soit présente à la frontière pour dire « c’est mon client » aux autorités françaises. Cela ne constitue nullement une infraction.
LPA
Que vous inspirent ces deux incidents ?
C. D.
Je suis très choquée que l’on puisse placer un avocat en garde à vue et perquisitionner son domicile et son bureau alors qu’il n’existe que très peu de charges contre lui. Me Étienne Ambroselli a son cabinet à son domicile. L’ordinateur qui a été saisi chez lui contenait des données professionnelles. Le juge d’instruction prétend placer en garde à vue le citoyen Étienne Ambroselli et non l’avocat. Sauf que c’est son outil de travail qui a été saisi. Dans son ordinateur, il y a tous les dossiers de tous les militants qu’il défend depuis plusieurs années à Bure. La perquisition chez Me Étienne Ambroselli a d’ailleurs été invalidée par le juge des libertés et de la détention du tribunal de Bar-le-Duc. À l’issue de la garde à vue, ce magistrat a estimé qu’il n’était pas possible de dire que son matériel était utilisé à des fins personnelles, et non professionnelles. Pour Me Mireille Damiano, c’est la même chose. Elle a été entendue plusieurs heures sur son travail, on lui a demandé des noms d’associations, de militants. C’est évident que les services de police l’auditionnaient pour avoir accès à des informations couvertes par le secret professionnel.
LPA
Depuis quand les avocats de militants subissent-ils de telles pressions ?
C. D.
J’aurais tendance à considérer que c’est un phénomène nouveau, qui montre que nous vivons une époque particulière. Il y a aujourd’hui des rapports de force très tendus entre les différents pouvoirs que sont le judiciaire, l’exécutif et le législatif. Comme le gouvernement se sent attaqué, il utilise tous les moyens pour mettre à mal la contestation sociale et politique. Y compris ceux qui consistent à s’attaquer à la défense. Historiquement, il y a eu d’autres moments où les avocats ont été mis en difficulté, arrêtés voire tués. Je m’en réfère aux travaux de Vanessa Codaccioni, maître de conférences à l’université de Paris 8, qui a beaucoup travaillé sur les législations d’exception, la Cour de sureté et l’état d’urgence. Elle indique que les pressions sur les avocats ont toujours eu lieu à des moments très précis : pendant la guerre d’Algérie, en mai 68, ou à l’époque où sévissaient les Brigades rouges en Italie. Je pense que nous vivons un moment historique, à l’instar de ceux-là.
LPA
Êtes-vous inquiète ?
C. D.
Cela m’inquiète de ne pas pouvoir exercer ma profession, qui est de défendre. En empêchant les avocats de faire leur métier, il est porté automatiquement atteinte à l’état de droit. En s’attaquant à la justice, aux avocats, aux journalistes, il y a un risque de dérive autoritaire. On le voit bien en ce moment en Pologne ou en Turquie. En Pologne, la répression et la censure ont commencé par des pressions sur les magistrats. En Turquie, une centaine d’avocats et de magistrats sont en prison pour avoir défendu des Kurdes, sans élément objectif et sur des qualifications pénales très larges et imprécises.
LPA
Peut-on comparer la France à ces pays ?
C. D.
La France n’en est pas là, mais c’est une pente glissante. Je me borne à dresser un constat. Je constate qu’il y a des dispositions d’exceptions prévues pour la lutte anti-terroriste qui sont utilisées contre les militants. Je constate qu’il y a régulièrement des avocats inquiétés. Cela me laisse penser que la France prend une pente autoritaire. Je ne suis pas la seule à le dire. Amnesty International, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU, le Défenseur des droits, l’ont rappelé dans leurs rapports en s’inquiétant des dérives et atteintes aux libertés dans notre pays depuis la mise en place de l’état d’urgence.
LPA
Les avocats de militants risquent-ils d’être intimidés, dissuadés de faire leur métier ?
C. D.
À titre personnel, j’ai toujours pratiqué la défense collective. J’ai toujours eu à cœur de travailler avec d’autres avocats, de construire une défense avec les personnes concernées, avec les associations, les collectifs. Je considère que notre mission, en tant qu’avocat, n’est pas seulement de défendre mais aussi de conseiller, de donner des armes juridiques, de faire comprendre ce qu’est la norme et d’expliquer aux clients comment se défendre eux-mêmes. Je pense qu’après ces événements, les avocats de militants vont être confortés dans leurs convictions et leurs façons d’exercer. Ces incidents permettent aussi de rappeler les règles, de redire pourquoi l’indépendance et le secret professionnel sont des principes que l’on ne peut pas remettre en cause. Je suis au Syndicat des avocats de France car il est pour moi important de pouvoir défendre ses clients en véhiculant des valeurs humanistes, mais aussi de pouvoir se défendre soi-même en tant qu’avocat. Au SAF, je suis avec des confrères qui vont aussi assurer la défense de la défense.
LPA
Qu’est-ce que cela signifie, être avocat militant ?
C. D.
C’est une bonne question. En droit anglo-saxon, on les appelle les « avocats des grandes causes ». En français, on les appelle les avocats des causes perdues ! Et c’est vrai qu’il y a un peu de tout ça. Un avocat militant, c’est quelqu’un qui va défendre des grands principes : la liberté d’expression, de manifestation, un intérêt général par rapport à un autre. C’est le cas par exemple quand il s’agit de défendre des militants qui revendiquent un droit à protéger les terres et la biodiversité contre le droit de propriété et les projets dits d’intérêt public des lobbys nucléaires… Dans la défense militante, il y a aussi l’idée de sortir de son cabinet, de rencontrer les militants eux-mêmes, de pratiquer une défense collective et interactive.
LPA
Défendre des militants, cela signifie-t-il l’être soi-même ?
C. D.
Sur ce genre de question, chaque avocat règle son curseur à un endroit différent. Cela peut poser des difficultés d’être trop militant car cela peut faire obstacle à l’indépendance de l’avocat, qui peut se trouver pris dans un conflit d’intérêts. On défend mieux une personne avec une distance et un regard juridique. On a tendance à assimiler les avocats de militants à leurs clients, alors qu’on ne le fait pas pour les avocats de trafiquants de stupéfiants, par exemple. Celui qui défend des opposants au pouvoir, est considéré lui-même comme participant d’une certaine opposition politique. Me Henri Leclerc a souvent expliqué qu’il était difficile de faire comprendre que l’avocat défend des droits et des libertés, pas une orientation politique. Il est souvent utile de le rappeler pendant les audiences.
LPA
Pourquoi, plus que les autres, les avocats de militants sont-ils assimilés à leurs clients ?
C. D.
Par exemple, quand l’avocat défend des étrangers, il joue un rôle de poil à gratter, au-delà de défendre le respect de droits et de libertés. L’avocat permet aux étrangers d’accéder à leurs droits et met à mal la stratégie de l’État, qui via l’autorité préfectorale, joue justement sur le fait que ces gens ne connaissent pas leurs droits. L’État montre du doigt ces avocats-là alors que sur l’évasion fiscale, il y a des cabinets qui permettent à leurs clients d’utiliser la loi pour placer leur argent sans payer d’impôt, sans que cela ne crée de polémique…