Le fonds agricole sur le domaine public
Si le fonds agricole sur le domaine public a été consacré par le législateur de manière quelque peu maladroite et si cela n’a pas aidé à ce que la pratique s’en saisisse, il est devenu intéressant pour les exploitants agricoles depuis que les titres domaniaux même ordinaires sont cessibles. Cela accroît ce sur quoi peut porter le nantissement du fonds. Reste toutefois à préciser quelques aspects de son régime.
Depuis 2006, année de sa création, le fonds agricole n’a pas eu le succès escompté par le législateur1. En 2013, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux concédait que cette innovation intéresse peu les agriculteurs, à part les exploitants de centres équestres qui détiennent, eux, de facto une véritable clientèle2. Dans de telles conditions, on ne saurait être étonné que le fonds agricole sur le domaine public ait peu retenu l’attention. Nous n’avons trouvé aucune donnée statistique sur ce point. Tout au plus, peut-on constater qu’il n’a fait l’objet d’aucun arrêt des cours administratives d’appel et du Conseil d’État ni même de jugements des tribunaux administratifs. Les juridictions judiciaires n’ont jamais eu non plus à connaître de la question. Est-ce pour autant un non-sujet ? Ce n’est pas certain car l’absence de contentieux peut aussi s’analyser comme le signe d’une pratique pacifiée. Toutefois, cette vision des choses se teinte probablement d’un optimisme excessif. Si l’on en croit le rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, le fonds agricole reste méconnu et celui sur le domaine public, encore plus, ce qui n’est pas surprenant car sa consécration fut assez confuse. C’est dommage car son contenu et, par conséquent, son régime sont devenus plus intéressants depuis 2015.
I – Une consécration confuse
Comme l’ont relevé Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka3, ce n’est que subrepticement que le fonds agricole sur le domaine public a été reconnu par le législateur. C’est à l’occasion du vote de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises qu’il a fait son apparition dans le Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) et encore d’une façon peu claire, lors de la consécration de la possibilité de constituer un fonds de commerce sur le domaine public.
Plusieurs éléments convergent pour semer le trouble. Tout d’abord, même s’il existe des entreprises agricoles, il est surprenant vu son titre que cette loi du 18 juin 2014 ait porté sur le fonds agricole. Ensuite, alors que l’article L. 2124-32-1 du CGPPP dispose clairement qu’un « fonds de commerce peut être exploité sur le domaine public sous réserve de l’existence d’une clientèle propre », le législateur n’a adopté aucune disposition aussi explicite pour le fonds agricole. C’est en lisant les articles L. 2124-33 et L. 2124-34 que l’on en déduit que le législateur a entendu admettre qu’un fonds de commerce puisse exister sur le domaine public. En effet, l’article L. 2124-33 dispose que « toute personne souhaitant se porter acquéreur d’un fonds de commerce ou d’un fonds agricole peut, par anticipation, demander à l’autorité compétente une autorisation d’occupation temporaire du domaine public pour l’exploitation de ce fonds » et selon l’article L. 2124-34, alinéa 1er, « en cas de décès d’une personne physique exploitant un fonds de commerce ou un fonds agricole en vertu d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public, l’autorité compétente délivre à la demande de ses ayants-droit, sauf si un motif d’intérêt général s’y oppose, une autorisation d’occupation temporaire du domaine public identique à celle accordée à l’ancien titulaire pour la seule poursuite de l’exploitation du fonds, durant 3 mois ».
Une comparaison avec la lettre de l’article L. 2124-32-1 donne l’impression, au premier abord, que l’exploitation agricole, constitutive du fonds agricole, ne porte pas sur le domaine public, tout du moins de la même façon qu’un commerce est susceptible de se trouver entièrement sur ce domaine. En réalité, cette impression est fallacieuse. Elle tient au fait que la consécration du fonds agricole sur le domaine public résulte d’un amendement sénatorial qui n’a pas fait l’objet de débats, malgré l’opposition gouvernementale. Selon les sénateurs, cet amendement était nécessaire parce que « les exploitants agricoles, sans être aussi commerçants, peuvent tout à fait vendre sur les marchés ou sur le domaine public, leur production agricole, directement auprès des consommateurs. Ils continuent alors à exercer dans un tel cadre, une activité agricole au sens de l’article L. 311-1 du Code rural et de la pêche maritime. Ils doivent pouvoir acquérir ou transmettre leur autorisation, comme le projet de loi le prévoit pour les commerçants ». On comprend donc que l’occupation du domaine public pour y cultiver ou implanter des bâtiments agricoles n’était pas au cœur de leurs réflexions. Les sénateurs ne concevaient l’autorisation domaniale comme un simple accessoire à l’exploitation agricole. Cela explique que l’article L. 2124-32-1 ne vise que le fonds de commerce et que les parlementaires n’ont pas vu de contradiction à ce qu’il soit fait mention du fonds agricole, qui a une nature obligatoirement civile, dans une section du CGPPP intitulée « Utilisation du domaine public dans le cadre de l’exploitation de certaines activités commerciales » ou encore que le fonds agricole ne puisse contenir une autorisation d’occuper le domaine public naturel4. Reste que si les parlementaires avaient à l’esprit seulement le cas des autorisations domaniales nécessaires à un exploitant agricole pour occuper un emplacement dans un marché pour y vendre ses produits, la lettre des articles L. 2124-33 et L. 2124-34 n’exclut pas du tout que le fonds de commerce porte sur des dépendances du domaine public utilisées pour y édifier des ouvrages agricoles ou pour les cultiver. Certes, en raison de la définition du domaine public posée par l’article L. 2111-1 du CGPPP, cette situation restera rare, mais la réalité détrompe fréquemment les prévisions.
II – Un contenu qui a évolué
En vertu de l’article L. 311-3 du Code rural et de la pêche maritime, le fonds agricole comprend seulement « le cheptel mort et vif, les stocks et, s’ils sont cessibles, les contrats et les droits incorporels servant à l’exploitation du fonds, ainsi que l’enseigne, le nom d’exploitation, les dénominations, la clientèle, les brevets et autres droits de propriété industrielle qui y sont attachés ». Il n’est pas dans notre propos de discuter la pertinence d’avoir rangé les stocks dans le fonds agricole. La doctrine spécialisée n’a pas ménagé ses critiques sur ce point5. Ce qui nous retient ici, ce sont les contrats et droits incorporels servant à l’exploitation du fonds. Est-ce que les autorisations, unilatérales ou contractuelles, d’occupation du domaine public, qu’il s’agisse de places dans les marchés ou de terrains agricoles, constituent des éléments du fonds agricole ?
Lors de l’adoption de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, il ne faisait pas de doute que ces autorisations domaniales ne pouvaient faire partie du fonds agricole. En effet, à moins d’être des titres constitutifs de droits réels, rares en pratique dans le secteur agricole car ces titres impliquent des investissements, voire des constructions, ces titres domaniaux étaient incessibles, même avec l’accord du gestionnaire du domaine public. Mais depuis, le droit positif a fortement changé : avec l’arrêt Chambre de commerce et de l’industrie de la région de Guyane du 18 septembre 2015, tous les titres domaniaux sont devenus cessibles6. Certes, c’est à la condition que leur cession soit acceptée par le gestionnaire du domaine, mais ils le sont dorénavant.
Ainsi, même si les baux agricoles de droit privé sont toujours exclus sur le domaine public, grâce à cet arrêt du 18 septembre 2015, le fonds agricole s’enrichit des titres domaniaux.
III – Un régime à préciser
Quelques mots s’imposent également à propos de la constitution et de la valorisation du fonds agricole sur le domaine public.
La constitution d’un fonds agricole sur le domaine public nécessite quelques précisions car les articles L. 2124-32-1 et suivants du CGPPP n’en disent rien. Tout d’abord, ce sont seulement les titres délivrés à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juin 2014 qui sont susceptibles d’entrer dans un fonds agricole. Cette loi n’a pas eu d’effet rétroactif : comme elle n’a pas créé d’effet d’aubaine pour les commerçants exerçant leurs activités sur le domaine public7, elle ne saurait en avoir pour les exploitants agricoles. Ensuite, tout comme il paraît probable que le gestionnaire du domaine public puisse s’opposer à la constitution d’un fonds de commerce sur son foncier8, il devrait pouvoir refuser qu’un exploitant y instaure un fonds agricole. Évidemment, ce refus doit être motivé par les exigences de bonne gestion et de préservation du domaine public et aura des conséquences à la baisse sur le montant de la redevance domaniale. Enfin, à la différence du fonds de commerce, le fonds agricole nécessite un acte d’enregistrement déclaratif administratif9, il ne peut donc exister avant cette formalité : le fait que le titre domanial accorderait à son titulaire la possibilité de constituer un fonds agricole sur le domaine public n’y changerait rien. Toutefois, une question reste ouverte : le gestionnaire du domaine public pourrait-il conditionner l’octroi d’un titre d’occupation domaniale à un exploitant agricole à ce qu’il constitue un fonds agricole ? Comme il peut exiger des commerçants occupant son domaine de s’inscrire au registre du commerce et de l’industrie10, pourquoi ne pourrait-il pas prescrire une telle procédure, au demeurant gratuite ? Certes, le gestionnaire domanial n’y trouverait pas toujours son intérêt, mais cela permettrait via le droit domanial d’accroître le nombre de fonds agricoles, conformément aux objectifs du législateur de 2006.
La valorisation du fonds agricole fait l’objet de quelques précisions dans les articles L. 2124-33 et L. 2124-34 du CGPPP. La première disposition habilite l’Administration à accorder des autorisations par anticipation aux personnes qui souhaitent acquérir un fonds agricole11. La seconde règle la procédure à suivre en cas de décès du titulaire d’un fonds agricole reposant sur un titre domanial, afin de permettre à ses ayants-droit soit de poursuivre son activité soit de la céder à une tierce personne12. Sur ce point, le régime du fonds agricole est identique à celui du fonds de commerce. Pour le reste, le CGPPP se montre avare de détails. Mais on imagine que la cessibilité des titres domaniaux facilite le nantissement de l’ensemble du fonds agricole13, autorisations domaniales comprises, à la condition que l’administration donne son accord. Surtout, en cas de retrait pour motif d’intérêt général du titre domanial nécessaire à l’exploitation agricole, la disparition ou l’amputation du fonds agricole sera dorénavant indemnisée : ce qui vaut pour le fonds de commerce en vertu de la jurisprudence Société Jonathan Loisirs depuis la loi du 18 juin 2014 devrait valoir pour le fonds agricole14.
Voilà une autre raison qui fera peut-être que le droit domanial donnera un nouveau souffle au fonds agricole.
Notes de bas de pages
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1.
L. n° 2006-11, 5 janv. 2006, d’orientation agricole – voir le dossier dans la Revue de droit rural 2006, n° 340.
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2.
Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, évaluation des mesures prises dans le cadre de la loi d’orientation agricole de 2006 pour faciliter la transmission des exploitations agricoles et le financement des facteurs de production par des capitaux extérieurs, mars 2013.
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3.
Chamard-Heim C. et Yolka P., « La reconnaissance du fonds de commerce sur le domaine public », AJDA 2014, p. 1641.
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4.
CGPPP, art. L. 2124-35.
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5.
Pétel-Teyssié I., « Une nouvelle sûreté : le nantissement du fonds agricole », RD rur. 2006, étude 4.
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6.
CE, 18 sept. 2015, n° 387315, CCI de la région de la Guyane c/ Sté Prest’air : Lebon T. ; RFDA 2016, p. 903, note Videlin J.-C. ; RDI 2016, p. 35, obs. Foulquier N. ; AJDA 2016, p. 157, note Chamard-Heim C.
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7.
CE, 24 nov. 2014, n° 352402, Sté des remontées mécaniques Les Houches-Saint-Gervais : Lebon, p. 350.
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8.
Foulquier N., Droit administratif des biens, 4e éd., 2018, LexisNexis, nos 521 et s.
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9.
Gasselin C. et Clerget E., « L’originalité du fonds agricole : son caractère optionnel », RD rur. 2009, n° 373, étude 8.
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10.
CE, 6 nov. 1998, n° 171317, Assoc. amicale des bouquinistes des quais de Paris : Lebon T., p. 893 ; Foulquier N., Droit administratif des biens, 4e éd., 2018, LexisNexis, n° 952.
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11.
CGPPP, art. L. 2124-33 : « Toute personne souhaitant se porter acquéreur d’un fonds de commerce ou d’un fonds agricole peut, par anticipation, demander à l’autorité compétente une autorisation d’occupation temporaire du domaine public pour l’exploitation de ce fonds.
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12.
L’autorisation prend effet à compter de la réception par l’autorité compétente de la preuve de la réalisation de la cession du fonds ».
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13.
CGPPP, art. L. 2124-34 : « En cas de décès d’une personne physique exploitant un fonds de commerce ou un fonds agricole en vertu d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public, l’autorité compétente délivre à la demande de ses ayants-droit, sauf si un motif d’intérêt général s’y oppose, une autorisation d’occupation temporaire du domaine public identique à celle accordée à l’ancien titulaire pour la seule poursuite de l’exploitation du fonds, durant 3 mois.
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14.
Si les ayants-droit ne poursuivent pas l’exploitation du fonds, ils peuvent, dans le délai de 6 mois à compter du décès, présenter à l’autorité compétente une personne comme successeur. En cas d’acceptation de l’autorité compétente, cette personne est subrogée dans les droits et obligations de l’ancien titulaire.
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15.
La décision est notifiée aux ayants-droit ayant sollicité l’autorisation ou ayant présenté un successeur ainsi que, le cas échéant, au successeur présenté. Toute décision de refus est motivée ».
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16.
Pétel-Teyssié I., « Une nouvelle sûreté : le nantissement du fonds agricole », RD rur. 2006, étude 4.
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17.
CE, 31 juill. 2009, n° 316534, Sté Jonathan Loisirs : Lebon T., p. 739 ; RDI 2010, p. 158, note Caille P. ; Contrats-Marchés publ. 2009, n° 93, p. 80, note Bigas X.