« Le pro bono est l’essence de notre métier »
Sa voie professionnelle semblait toute tracée. Après une maîtrise obtenue à Londres puis un master de droit des affaires internationales à l’Essec, Benjamin Pitcho aurait dû travailler dans un gros cabinet d’affaires, devenir un spécialiste des fusions-acquisitions, mener une carrière à l’international. Il a choisi de rester en France pour s’impliquer dans la vie de la cité. Membre du conseil de l’Ordre depuis l’année dernière, cet avocat curieux de tout a deux sujets de prédilection : les nouvelles technologies et le pro bono, que le barreau de Paris, emmené par Dominique Attias, cherche à promouvoir. À l’Ordre, une commission éthique et responsabilité sociale de l’avocat a été créée, notamment en charge du développement du bénévolat pratiqué par les avocats. Benjamin Pitcho défend personnellement le pro bono avec force, conviction et un enthousiasme communicatif.
Les Petites Affiches – Pouvez-vous définir ce qu’on entend par pro bono ?
Benjamin Pitcho – Cela englobe tout travail de l’avocat qui relève du bénévolat et se fait pro bono publico, c’est-à-dire pour le bien public. Il ne s’agit pas juste de donner un coup de main ponctuel pour un dossier mais de fournir des prestations juridiques gratuites. Cela existe dans tous les domaines. Vous pouvez par exemple, en tant qu’avocat, donner des conseils à une fondation, plaider gratuitement pour des personnes ou pour des associations, aller à la CEDH pour faire valoir les droits fondamentaux de certaines populations… C’est une forme d’engagement social et politique. Cela va du simple conseil relevant de domaines concernant la vie quotidienne de chacun – en droit de la consommation, en droit du travail, ou en droit de la famille par exemple – à des prestations beaucoup plus techniques, lorsqu’un avocat, avec l’aide éventuellement de l’Observatoire international des prisons, saisit la CEDH pour soulever des problèmes de surpopulation ou de salubrité en prison, par exemple.
LPA – Quels sont les avocats qui le pratiquent ?
B. P. – Traditionnellement, c’est surtout l’apanage des avocats de palais, mais les cabinets de droit des affaires s’y mettent depuis quelques temps déjà. Certains spécialistes de dossiers de fusions-acquisitions peuvent ainsi traiter ponctuellement des dossiers de leur spécialité comme du droit du crédit ou de la fiscalité, ou alors choisir de permettre à des collaborateurs d’exercer dans des domaines qui les intéressent personnellement. De plus en plus de structures encouragent désormais leurs collaborateurs à avoir puis maintenir une pratique pro bono, en leur permettant d’intégrer une vingtaine ou une cinquantaine d’heures effectuées bénévolement dans le décompte d’heures facturées… Individuellement, cela peut paraître anecdotique, mais si vous mettez bout à bout toutes ces heures effectuées dans différents cabinets, cela compte énormément et permet d’aider gratuitement de nombreuses organisations et personnes physiques.
LPA – Comment en êtes-vous arrivé au pro bono, alors que vous n’étiez a priori pas parti pour cela ?
B. P. – Je me suis spécialisé en droit de la santé. Cela m’a amené à travailler pour des laboratoires pharmaceutiques et des centres de recherche en éthique, mais aussi pour des personnes majeures protégés, et souvent vulnérables économiquement également. Dans notre cabinet, nous avons une grosse activité pro bono pour la défense de personnes qui subissent des mutilations sexuelles injustifiées à leur naissance. Avant d’entrer au conseil de l’Ordre, le pro bono constituait la part majoritaire de notre activité ! D’autre part, j’enseigne à l’université Paris 8 et j’ai créé avec mes étudiants de Saint-Denis une « clinique juridique » qui a un double objectif : apporter des conseils et du soutien juridique à une population qui en a besoin, et permettre de développer la confiance et la responsabilisation politique et sociale des étudiants qui n’ont pas toujours accès aux réseaux parisiens. Cette clinique, voulue sur le modèle de ce qui se fait dans les pays anglo-saxons, a fait des petits et essaimé dans de nombreuses facs. Les premiers étudiants passés par la clinique viennent d’être admis à l’EFB cette année, ce qui est une grande satisfaction.
LPA – Quel est l’intérêt de ces activités pour les avocats ?
B. P. – À titre individuel, cela permet de dépasser le quotidien. Chacun peut choisir sa mission sociale, ce qui est gratifiant et parfois même galvanisant. Cela permet aussi de rencontrer du monde, de sortir de sa pratique professionnelle habituelle. C’est par ailleurs très important pour l’image et le prestige de notre profession. Nos concitoyens ont malheureusement parfois tendance à nous voir comme des notables un peu enfermés dans leur tour d’ivoire, ce qui pourtant ne correspond plus du tout à la réalité de notre profession, en voie de précarisation… Le pro bono peut nous permettre de redorer notre image. En tant que profession libérale, nous sommes des entrepreneurs, et devons évidemment penser notre modèle financier, notre stratégie. Nous n’avons pourtant pas tous vocation à devenir des start-uppers. L’essence de notre métier reste, comme le dit l’expression, « la défense de la veuve et de l’orphelin », prolongée aujourd’hui par celle de tous les précaires, les réfugiés, des personnes qui dans les maisons de retraite se voient priver de leur liberté… Un avocat est avant tout quelqu’un qui se lève et qui dit que ces personnes, aussi vulnérables soient-elles, ont des droits. C’est peut être grandiloquent et ronflant, mais c’est à mon sens ce qui continue à légitimer notre place dans la société.
LPA – Comment le barreau de Paris promeut-il le pro bono ?
B. P. – Ces initiatives de pro bono existent depuis longtemps à titre individuel. Elles sont aussi structurées au travers du fonds « Barreau de Paris Solidarité » et permettent la mise en œuvre de permanences juridiques ou des dispositifs comme le Bus de la solidarité, qui stationne, avec des avocats à son bord, dans les quartiers où les gens sont susceptibles d’avoir besoin d’accès au droit. Ce type d’initiatives tend à se développer et à se diversifier. La création du fonds « Barreau de Paris Solidarité » pour soutenir les projets pro bono et la mise en place des « trophées pro bono », qui distinguent les meilleures initiatives, y participent pour donner de la visibilité à ces actions. Sous son vice-bâtonnat, Dominique Attias a également créé une commission spéciale à l’Ordre notamment en charge de favoriser l’échange et le développement de ces dispositifs.
LPA – Malgré toutes ces initiatives, vous dites que la France est en retard… Pourquoi ?
B. P. – Les approches de ces activités sont extrêmement différentes selon les pays. Alors que nous voyons le pro bono comme un engagement un peu romantique, les Anglo-Saxons le voient presque comme un business. Ils ont compris qu’au-delà de l’engagement social et citoyen, cela a un intérêt pour les cabinets d’avocats. Ces activités permettent en effet, au sein d’un cabinet, de créer une cohésion autour d’une cause qui transcende la simple facturation, de construire un esprit d’équipe, de faire émerger des talents et des profils différents… Des personnes qui ne s’expriment pas dans des structures managériales classiques peuvent s’emparer avec brio de ces sujets et donner toute leur mesure. Par conséquent, ces pratiques sont très fortement encouragées, voire obligatoires, dans les pays de culture anglo-saxonne. À New York, il faut ainsi rapporter la preuve d’un certain nombre d’heures d’exercice pro bono pour pouvoir s’inscrire au barreau.
LPA – Comment expliquer cette différence d’approche ?
B. P. – Elle s’inscrit dans une façon plus générale de concevoir l’accès au droit et à la justice. En France, nous avons le système d’aide juridictionnelle, qui doit permettre l’accès de tous les citoyens à un juge. Ce dispositif est malheureusement de moins en moins efficace, tant la rémunération des dossiers d’aide juridictionnelle est faible en regard du travail qu’ils demandent. Nous avons néanmoins ce cadre, du point de vue théorique en tout cas. Cela n’est pas le cas aux États-Unis par exemple, où ce genre de dispositifs n’existe pas d’une manière systématique. Le pro bono s’impose donc comme une nécessité. De nombreux avocats vont plaider pour des causes emblématiques devant la Cour suprême, et trouvent d’ailleurs un certain prestige à cela.
De nombreux acteurs sont en outre des intermédiaires entre le public en besoin d’accès au droit et les avocats susceptibles d’assurer des missions pro bono, telles que des cliniques universitaires ou associatives et des clearing houses, structures très professionnalisées, qui parviennent à lever des fonds spécialement pour la réalisation de missions bénévoles.
LPA – Justement, le pro bono ne risque-t-il pas d’avoir pour effet pervers de permettre à l’État de se désengager encore davantage de l’accès à la justice ?
B. P. – C’est en effet une question délicate. Le pro bono n’a absolument pas vocation à remplacer le service public d’accès au droit ni son corollaire de l’aide juridictionnelle. Garantir l’accès au droit, par le biais de l’aide juridictionnelle, de points d’accès au droit, du Défenseur des droits, de médiateurs, reste une mission régalienne. Le pro bono doit demeurer un choix individuel pour les avocats. Voilà pour la théorie. Le fait est, malheureusement, que le budget de la justice est beaucoup trop faible, que l’État se désengage, et qu’il a peut-être difficilement les moyens de faire autrement. Il y existe donc des béances dans l’accès au droit, et le pro bono vient en partie suppléer cette carence. Ce n’est pas normal, mais que se passera-t-il si on arrête de le faire ? Est-ce que cela poussera l’État à affecter les moyens qui sont nécessaires ? Je ne crois pas. Cette question m’interroge et me préoccupe beaucoup. Il faut à mon avis rester vigilant face à ces possibles effets pervers, continuer à se battre pour que l’État garantisse l’accès au droit de tous les citoyens, qui est la base même de notre démocratie. En attendant, je me vois mal répondre à une personne vulnérable : « Non, désolé, l’État ne finance pas votre prise en charge, passez votre chemin ».