« Le projet de loi justice nous inquiète »

Publié le 09/05/2018

Président de la Conférence nationale des bâtonniers depuis janvier dernier, Jérôme Gavaudan, anciennement bâtonnier de Marseille en 2011 et 2012, s’inquiète des conséquences du projet de réforme de la justice. La profession fait front, elle a déjà marqué son profond désaccord à l’occasion de l’assemblée générale des bâtonniers, le 23 mars dernier, lors de laquelle ces derniers ont tenu à une minute de silence, et lors du 30 mars, où les avocats ont été invités à se joindre au mouvement national de l’intersyndicale des métiers judiciaires. Les avocats de Nice, Meaux, Agen, Alençon, d’Ajaccio ou de Bastia forment déjà les bataillons du mécontentement.

Les Petites Affiches

Le projet de loi de programmation de justice ne vous convainc pas. Mais vous dénoncez également une absence de concertation avec les autorités. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jérôme Gavaudan

La méthode de concertation des chantiers de la justice s’est voulue vertueuse mais ne l’était pas en réalité ! C’est ce qui piège les discussions actuelles. Cette méthode consistait en la réalisation de travaux de rapporteurs, sous contrainte de temps (entre le 15 octobre et le 15 janvier), rapporteurs qui ont écouté la société civile et les professionnels de la justice. Finalement, nous n’avons pris connaissance du projet de loi que le 9 mars. Or la période entre le 15 janvier et le 9 mars aurait dû être mise à profit pour que nous puissions effectivement travailler sur le texte du gouvernement, et pas simplement sur les propositions des chantiers de la justice. Toutes nos institutions, notamment la Conférence des bâtonniers, mais aussi le Conseil national des barreaux, s’y sont attelés pour répondre point par point aux propositions qui étaient faites dans chaque chantier. Mais le malentendu, c’est que nous répondions à des questions issues de chantiers qui ne figurent pas dans le document du gouvernement ! Quand nous disons qu’il n’y a pas de véritable concertation, c’est que, à nos yeux, une concertation débute au moment où le gouvernement propose son projet de loi.

Depuis le 9 mars, date de la transmission du premier projet de loi à la profession, il y a eu des avancées car nous avons maintenu le dialogue avec la Chancellerie. Mais le temps passant, les sujets irritants se multipliant, nos interlocuteurs sont peut-être en train de se rendre compte que le monde judiciaire, particulièrement les avocats, mais sans doute aussi les greffiers et les magistrats, peuvent apporter leur concours à une modernisation de la justice que tout le monde souhaite à la condition que le sujet soit traité à la hauteur des enjeux.

LPA

Globalement, que reprochez-vous à ce projet de loi ?

J.G.

Il y a quelques grands sujets qui restent en question et qui ne relèvent pas de la problématique propre à la profession d’avocat, ils constituent de vraies questions citoyennes, dans un État républicain.

Il faut d’abord rappeler que l’on parle souvent de trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. En fait, sous la Ve République, il n’y a pas de pouvoir judiciaire, mais il y a une autorité judiciaire. Si l’on estime que dans une démocratie l’autorité judiciaire doit avoir toute sa place on doit lui donner pleinement les moyens de fonctionner. Quelle est, pour le gouvernement, la place de l’institution judiciaire ? Quelle est la place que les pouvoirs publics entendent donner au citoyen qui demande justice ? Pour des raisons budgétaires, de pseudo modernité ou parce qu’on considère que les « petits litiges » ne sont pas dignes d’un juge, on multiplie les barrières et on éloigne les citoyens de la justice. Les legaltechs privées, même labélisées, ne constituent pas l’avenir d’une justice dans un État républicain.

LPA

Quelles sont vos craintes concernant les conséquences territoriales du projet de loi ?

J.G.

La préoccupation première de la Conférence des bâtonniers est la problématique territoriale. On (le cabinet de la Ministre, NDLA) nous dit facialement « les juridictions vont être maintenues ». Pourtant, il existe un principe qui est affirmé : celui de la spécialisation. Cela se traduit à deux niveaux : au niveau des cours d’appels, sur deux régions et pour trois ans, à titre expérimental, ce qui permet une lisibilité du dispositif. Mais cela se traduit aussi au niveau des tribunaux de première instance. Cela entraîne la suppression du juge d’instance, donc du véritable juge de proximité, conséquence du regroupement des juges d’instance au sein de la juridiction des tribunaux de grande instance. Ce que nous disons, c’est qu’il est artificiel d’indiquer que des juridictions vont être maintenues, si elles sont vidées de leur substance par une affectation par spécialité ou lieux géographiques au sein d’un département. Il ne s’agit donc pas de la suppression physique des lieux de juridictions, mais il faut que les citoyens comprennent que ça peut mener exactement à la même chose. Donc nous disons aux citoyens, aux élus locaux : « Attention, on vous parle de maintien de votre tribunal, mais quand vont être transférées un certain nombre de compétences sur un tribunal voisin, vous subirez, à terme, la disparition de votre tribunal » !

LPA

Vous estimez donc que le projet de loi éloignera le citoyen du juge. Pourquoi ?

J.G.

En supprimant le juge d’instance, on met en place une justice sans audience pour les petites créances. Les débiteurs seront donc jugés par un juge qu’ils ne verront pas, parce que la saisie de la juridiction se fera par internet, de façon numérique.

Surtout, cela va permettre d’assécher le contentieux : le demandeur n’ira pas derrière son clavier — parce qu’il existe aussi un problème de fracture numérique —, pour réclamer réparations dans un litige de consommation contre son opérateur téléphonique par exemple, et à l’inverse, un petit débiteur ne se défendra pas, car il sera dans l’incapacité de répondre de façon informatisée à une demande de créancier. Au final, cela revient à une forme de déshumanisation de la justice, et puis une petite créance, c’est quoi au juste ? 4 000, 5 000 euros ? Ce n’est pas fixé 4 000 euros, pour un cadre supérieur, ce n’est pas énorme — encore que —, mais pour des gens gagnant le smic, c’est réellement une somme.

LPA

Vous parlez aussi de privatisation de la justice…

J. G.

Je l’ai évoqué, un des pôles de ce projet de loi consiste à confier la justice à des sociétés privées par la mécanique de la médiation, ou la conciliation obligatoire — en tout cas le passage obligé par des legaltech de droit privé, qui appuient leur raisonnement sur des algorithmes nommés justice prédictive. Cela revient à confier à terme à des sociétés de droit privé des missions de service public. Nous disons donc aux citoyens que le fait de confier à des sociétés commerciales, qui vont se faire rémunérer pour pouvoir apporter une solution de médiation ou bientôt un conseil juridique, signifie une vraie privatisation de la justice et représente un obstacle à la saisine d’un juge indépendant. Cela ne concerne pas seulement la place de l’avocat, mais pose la question fondamentale : qu’est-ce que la justice du XXIe siècle ? Comment se règle un conflit ou un différend ? Face à cela, la profession d’avocat n’est pas entendue, alors même qu’elle fait des propositions sur ces questions. Nous avons par exemple, à la Conférence des bâtonniers, proposé des modalités : la consultation préalable à la saisine d’une juridiction pourrait être fixée dans les textes, avec obligation de voir un avocat pour que celui-ci puisse enclencher ou non une procédure et donner un avis sur le sens même de mener un procès. De la même façon, la profession d’avocat s’est formée à la médiation : si l’on veut qu’il y ait une tentative de médiation obligatoire avant la saisine d’un juge, il n’est pas normal qu’on ne place pas l’avocat en capacité de mener une médiation. Enfin, l’une de nos propositions se heurte pour l’instant au refus des autorités qui disent pourtant vouloir étudier cette solution : il s’agirait de conférer l’exécutoire à l’acte d’avocat : par exemple un procès-verbal de conciliation aurait force exécutoire de plein droit. Nous menons bien les divorces par consentement mutuel, par acte d’avocats, qui font baisser énormément la saisine des juges aux affaires familiales dans le cadre d’un processus amiable, nous sommes disposés à approfondir ces processus.

LPA

Que dire de la numérisation de la justice, telle que proposée ?

J.G.

Je ne suis pas convaincu par la justice startup proposée par le ministère. Je crois à la modernité, mais pas sous cette forme. Quand on nous dit il y a trop de procès qui pourraient être évités, nous répondons médiation. Et quand on dit médiation, on nous dit c’est mieux que ce soit par internet ! Les avocats se mettent au numérique, à la communication électronique, c’est important, dans la mesure où cela fluidifie les relations avec la juridiction. On entend l’argument qui consiste à dire qu’une juridiction pourrait être désormais virtuelle, car d’un simple clic vous pourriez saisir un juge et communiquer un dossier. Mais pour autant, l’audience et le face-à-face avec un juge restent importants. La modernisation, la fluidité, il n’y a aucun problème là-dessus. Mais pourquoi éloigner le citoyen de son juge ?

LPA

D’autres points semblent vous préoccuper, comme la simplification du recours au pénal…

J.G.

En effet, en matière pénale, sous couvert d’une réforme tendant à une simplification de la procédure pénale, on assiste finalement à une complexification des procédés. Là aussi, on met en difficultés le justiciable, et en particulier les victimes. Par exemple, pour déposer plainte avec constitution de partie civile, il faudra désormais attendre au moins 6 mois l’avis du parquet. Dans certaines conditions, il pourra y avoir une opposition du magistrat qui pourra simplement rejeter la constitution de partie civile, sans enquêter. La mécanique qui permettait de forcer une enquête pénale dans un certain nombre de dossiers va disparaître. Il pourra s’agir autant d’une affaire personnelle, que financière ou politico-économique.

LPA

Pensez-vous que la question des moyens a été suffisamment étudiée ?

J. G.

Non, la question des moyens n’a pas été préalablement débattue. Nous avons le sentiment que pour les pouvoirs publics, simplifier la justice c’est aboutir à ce que finalement les gens ne saisissent plus le juge ! C’est une vision comptable du fonctionnement de la justice que propose le gouvernement qui annonce en effet des augmentations de budget mais qui en réalité sont illisibles : quel budget sera affecté aux prisons et quel autre sera affecté à la justice civile ou pénale ?

LPA

Y voyez-vous aussi des risques pour la démocratie ?

J. G.

Au motif de l’uniformisation des délais et des procédures, la géolocalisation, les écoutes téléphoniques pourront être sous contrôle d’abord du parquet et moins du juge des libertés et de la détention, et pourront être appliquées pour tout délit inférieur à 3 ans. Or dans un État de droit, ce type d’enquête — dont on comprend l’utilité — est réservée aux infractions les plus graves. Mais on nous répond que la procédure pénale est trop complexe, adaptée à des types d’infractions différentes. Là encore, voilà une vision très utilitariste. Est-ce vraiment pour uniformiser ou pour passer, même pour des délits mineurs, aux écoutes, à la géolocalisation ? Cela pose des vraies questions de démocraties et d’État de droit, que portent les avocats, loin d’un combat corporatiste.

LPA

Au-delà des avocats, d’autres professions partagent les mêmes doutes…

J.G.

Les préoccupations des greffiers et des magistrats sont les mêmes que celles que je viens d’évoquer, notamment sur la suppression de juge d’instance, ils craignent une atteinte à leur indépendance. Par la répartition de compétences, vous pouvez dessaisir des juges.

Ce qui prend le dessus là encore c’est une vision purement utilitariste de l’organisation judiciaire. C’est une réforme qui veut aller trop vite, dans des délais contraints, fondée sur l’idée qu’il faut tout réformer. Sauf que l’institution judiciaire ne se réforme pas du jour au lendemain. Il n’y a ni urgence, ni péril – sauf le péril lié au manque de moyens.