« L’engagement politique et associatif est un élément très important de ma vie et j’aurais du mal à m’en passer »

Publié le 03/08/2017

Avocate spécialisée en arbitrage et en contentieux international, l’ancienne présidente de l’Union des jeunes avocats de Paris a une deuxième activité qui la passionne tout autant : la défense des droits des femmes dans la profession et dans la société. Pour les Petites Affiches, Valence Borgia revient sur son parcours et nous explique comment elle est devenue, sans avoir cherché à l’être, une des figures de proue de la lutte pour l’égalité homme-femme.

Les Petites affiches – Vous êtes aujourd’hui une figure de la lutte pour la parité parmi les avocats. Comment en êtes-vous arrivée là ?

Valence Borgia – Avant d’arriver sur le marché du travail, je n’étais pas vraiment sensibilisée à cela. J’étais évidemment féministe, mais l’égalité homme-femme me semblait tellement acquise que ce n’était pas réellement un sujet pour moi. En intégrant le monde du travail, tout a changé. J’ai assez vite réalisé qu’il n’y avait presque pas de femmes associées dans les cabinets d’affaire, et j’entendais beaucoup de récits de jeunes avocates qui avaient été remerciées au retour de leur congé maternité. Je me suis engagée dans le Laboratoire de l’égalité, un think tank qui a pour but de favoriser l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, en rédigeant notamment un Pacte pour l’égalité soumis aux candidats à l’élection présidentielle. Ce groupe rassemble des hommes et des femmes venus de tous horizons : des salariés d’entreprise, des experts, des représentants d’associations et de syndicats. J’étais la seule avocate au sein de son comité d’orientation. Participer aux travaux sur les stéréotypes de genre et les conséquences qu’ils ont sur nos vies m’a éveillée. Cela m’a donné envie de travailler sur cette problématique au sein de ma profession.

LPA – Avez-vous, personnellement, été victime de discriminations ?

V. B. – C’est difficile à dire, je n’ai pas suffisamment de recul sur mon propre parcours. Il m’est certainement arrivé plusieurs fois d’avoir le sentiment de devoir faire la démonstration de ma compétence par ce que j’étais une jeune femme, là où des hommes étaient par définition présumés compétents.

LPA – Comment a commencé votre combat pour l’égalité homme-femme dans la profession ?

V. B. – J’ai intégré l’UJA en 2011 et travaillé sur un rapport sur l’égalité professionnelle. En compilant des statistiques sur les taux d’association dans les cabinets et les revenus, nous avons mis en évidence le fait que les femmes gagnent deux fois moins que les hommes dans notre profession. Nous avons également constaté qu’il y avait de grosses inquiétudes liées à la maternité chez les femmes avocates. À l’issue de ce travail de diagnostic, nous avons formulé une série de propositions en faveur de l’égalité : interdire les ruptures de contrat de collaboration après un congé maternité et paternité, allonger le congé paternité à quatre semaines, créer un cours de sensibilisation à ces questions à l’EFB, ainsi qu’une commission égalité au barreau et un observatoire pour suivre de près le sujet. La batônnière de l’époque, Christiane Feral-Schul, nous a invités à présenter ces travaux au conseil de l’ordre.

LPA – Comment s’est passée cette présentation ?

V. B. – Cela a été intense ! Le débat a mobilisé deux séances du conseil. Certaines réticences se sont exprimées, le débat fut vigoureux. Le résultat a cependant été concluant, puisque, grâce à Michèle Brault qui a beaucoup soutenu nos propositions, le conseil a voté l’interdiction de mettre fin aux contrats de collaboration dans les 8 semaines suivant l’expiration du congé maternité, la création d’une commission égalité au barreau de Paris et la création du module de sensibilisation à l’EFB. En 2015, sous le bâtonnat de Pierre-Olivier Sur, et grâce au travail de Romain Carayol, élu UJA, le conseil de l’ordre a adopté le congé paternité de 4 semaines. Peu d’avocats le prennent encore malheureusement, mais le fait qu’il existe est déjà une belle victoire symbolique. La seule chose que nous n’ayons pas obtenue est que la commission égalité soit dotée d’un pouvoir d’enquête, notamment sur les inégalités de rémunération entre les hommes et les femmes. Parmi les opposants à cette proposition, certains avaient objecté que ces informations constituaient des « secrets de famille »…

LPA – Le travail de la commission égalité de l’UJA a fait avancer les choses pour toute la profession…

V. B. – Aujourd’hui, la protection des jeunes parents est applicable à la France entière grâce au travail de Nicolas Sanfelle, élu FNUJA au Conseil national des barreaux qui a réformé l’article 14 du Règlement intérieur national qui traite de la collaboration. C’est un grand bonheur quand l’action permet, par un travail commun mené avec d’autres, de faire bouger les lignes de manière concrète. En 2011, j’ai aussi intégré le collectif « SOS collaborateur » de l’UJA qui défend gratuitement les collaborateurs qui ont des litiges avec leur cabinet. Nous avons obtenu les premières décisions du Défenseur des droits pointant des pratiques discriminatoires dans certains cabinets. L’engagement politique et associatif est un élément très important de ma vie et j’aurais du mal à m’en passer. À force, j’ai fini par être estampillée « fer de lance pour l’égalité », ce qui n’est pourtant pas du tout mon cœur de métier puisque je fais de l’arbitrage et du contentieux international !

LPA – Aujourd’hui, votre engagement pour l’égalité dépasse la sphère de votre profession.

V. B. – Un jour, la blogueuse Anaïs Bourdet, qui voulait, à partir de son blog, faire un livre recensant les cas de harcèlement de rue quotidiens que subissent les femmes, nous a demandé, à Leila Hamzaoui et moi, d’en rédiger la préface. À cette occasion, nous nous sommes questionnées sur la place du droit dans la lutte pour l’égalité homme-femme. Il pourrait et devrait être un levier d’action énorme. Or il l’est très peu. Nous nous sommes notamment aperçues qu’il n’y avait, par exemple, pas de jurisprudence concernant l’injure à raison du sexe. Il fallait agir pour que cela change.

LPA – Comment avez-vous rencontré Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la Fondation des femmes, avec qui vous travaillez désormais ?

V. B. – Mon nom a été donné à Anne-Cécile Mailfert, alors présidente de l’association Osez le féminisme. Elle avait dénoncé le fait qu’une fresque représentant une scène de viol orne, à l’hôpital, les murs d’une salle de garde des médecins du CHU de Clermont-Ferrand. Elle était devenue pour cela la cible de cyber harcèlement et voulait se défendre. Avec deux autres avocats, Benjamin Chouai et Zoé Royaux, et des associations qui souhaitaient agir, nous avons décidé de porter plainte pour tenter de décrocher la première jurisprudence de condamnation pour insulte en raison du sexe. Anne-Cécile Mailfert avait une grande expérience du terrain et des besoins réels des associations. Elle voulait agir très concrètement pour le droit des femmes et faire bouger les lignes. Pour cela, elle avait le projet de monter une fondation comme il en existe par exemple aux États-Unis, afin de lever des fonds destinés à lutter pour l’égalité homme-femme. Je lui ai suggéré de travailler aussi sur le droit, et elle m’a proposé d’intégrer une force juridique à son projet. La Fondation des femmes propose ainsi trois types de soutien aux associations qui luttent pour l’égalité. Le premier est un soutien financier ; le deuxième est un soutien matériel – mise à disposition de locaux ou de formations, par exemple – ; le troisième est un soutien juridique.

LPA – Qui participe à la force juridique de la fondation ?

V. B. – La force rassemble quatre-vingt avocats et avocates qui travaillent pro-bono pour la fondation. Ce sont majoritairement des femmes, mais pas uniquement. Notre cause mobilise également des hommes. Ces avocats viennent d’horizons différents : il y a des publicistes, des pénalistes, des travaillistes, des civilistes. La force juridique se réunit en plénière tous les mois et travaille sur sollicitation. Nous centralisons les demandes des associations et identifions les contentieux qui nous paraissent stratégiques et les répercutons aux personnes compétentes. Nous avons mis en place un partenariat avec les cabinets d’avocats qui apportent une contribution financière variable en fonction de leur taille, ainsi qu’une contribution en travail pro bono. Nous pouvons solliciter leurs équipes pour des travaux au long cours. Pour les cabinets, il est intéressant de participer à ce genre de projets, car cela permet de créer un bel esprit d’équipe. C’est très enthousiasmant de s’engager ensemble ! Cela leur permet également de montrer à leurs clients qu’ils sont mobilisés pour l’égalité.

LPA – Quel type d’actions menez-vous ?

V. B – Nous menons des actions de lobbying auprès des pouvoir publics. Par exemple, nous sommes intervenus, grâce à Floriane Volt, avocate très investie dans la force juridique, auprès d’Axelle Lemaire pour que la loi appréhende au mieux le délit de revenge porn, qui devient une réalité pour de nombreuses jeunes femmes dans ce pays. Nous menons ensuite des contentieux stratégiques et intervenons pour le compte d’associations. En décembre 2016, nous avons saisi le CSA contre l’animateur Cyril Hanouna avec quatre associations pour solliciter l’ouverture d’une procédure de sanction contre la chaîne C8 en raison des agissements répétés d’humiliation des femmes et de banalisation des violences sexuelles dans l’émission « Touche pas à mon poste ». Notre action a porté ses fruits : le Conseil supérieur de l’audiovisuel a pris des sanctions contre la chaîne en la privant de publicité pendant trois semaines. Nous conseillons également juridiquement les associations, par exemple pour rédiger leurs statuts, embaucher des salariés, comprendre les dispositifs de déduction fiscale des dons. Nous menons aussi des travaux de recherche au long cours sur des sujets concernant les droits des femmes. En ce moment, nous nous intéressons au parcours des victimes de violences sexuelles, depuis le dépôt de plainte jusqu’au traitement juridique. Nous travaillons sur un rapport ambitieux sur ce sujet, pour ensuite formuler des propositions. Nous nous intéressons également actuellement à la question des plaintes en dénonciation calomnieuse déposées par les agresseurs contre leurs victimes, et qui constituent une double peine pour elles. Ce genre de travail demande un investissement important, et nous faisons alors appel à des cabinets partenaires qui peuvent détacher des avocats sur le sujet. De manière générale, nous voulons mettre le droit au service des femmes pour qu’il vienne les renforcer. D’où le nom de « Force juridique » que nous avons donné à notre collectif…

LPA – Vous n’assistez pas, en revanche, de victimes de violences sexuelles ?

V. B. – Ce n’est pas notre rôle, et nous n’aurions pas les moyens d’assister l’ensemble des victimes. Nous ne faisons pas d’accès au droit, nous ne sommes pas là pour nous substituer aux pouvoirs publics ou à l’ordre des avocats. Nous ne travaillons donc pas pour des personnes physiques, mais dérogeons néanmoins à ce principe lorsqu’il s’agit de procès emblématiques qui peuvent permettre de faire avancer le droit au bénéfice de toutes. Nous avons ainsi assisté des victimes de cyber harcèlement, pour faire avancer le droit sur les injures et incitations à la haine à raison du sexe, et également une élue, victime de harcèlement sexuel à l’Assemblée nationale.

LPA – Quels sont les grands sujets de lutte aujourd’hui ?

V. B. – Tant que tous les jours des femmes seront assassinées ou battues parce qu’elles sont femmes, tant que les parcours professionnels et les patrimoines des femmes et des hommes seront différents, bref, tant que l’égalité entre les femmes et les hommes ne sera pas atteinte dans ce pays, ce combat sera d’actualité. Un nouveau champ de lutte qui doit nous mobiliser très vite est relatif à ce qui se joue sur internet. Le constat et la potentialité de violence qui s’y exerce sont effrayants. Je crains que cela ne soit, dans les années à venir, un vrai sujet pour nos filles. Il y a, sur les réseaux sociaux, des groupes où de jeunes adolescents postent des photos de leurs petites amies nues prises à leur insu, il y de véritables cyber lynchages, dont la violence serait terrible pour un adulte, mais qui devient insupportable pour une adolescente. Cela peut avoir des conséquences dramatiques pour ces jeunes filles humiliées, stigmatisées, niées. La toile est un des nouveaux lieux de la violence. En tant que mère de deux petites filles, cela m’inquiète tout particulièrement. Il faut que le droit passe très vite.

LPA – La fondation a créé cette année le prix Gisèle Halimi, pour récompenser l’éloquence au féminin. Pourquoi ?

V. B. – C’est une idée collective, née du constat qu’il existe bien peu de modèles d’éloquence au féminin, ou en tous cas qu’ils ne sont pas suffisamment mis en avant. L’éloquence reste considérée comme l’apanage des hommes à voix graves, multipliant les effets de manches. Nous avons pléthore d’avocates brillantes et éloquentes dans les barreaux de France. Pourtant, les élèves avocats ne les connaissent pas, et on ne les retrouve quasiment jamais dans les classements des meilleurs avocats ni sur les plateaux télé. Nous voulions que l’éloquence des femmes s’incarne et s’exprime. Ce fut un immense plaisir de voir le succès de cette première édition du concours qui s’est jouée à guichets fermés.

LPA – Qu’est-ce que cet engagement vous apporte, à titre personnel ?

V. B. – Cela peut sembler assez banal mais j’ai besoin de trouver du sens et de l’engagement quotidien dans ma vie. C’est galvanisant de se battre pour faire avancer une cause à laquelle on croit. En revanche, je serais incapable de m’occuper à plein temps des violences faites aux femmes. Je me consumerais. Au quotidien, j’ai besoin de traiter de sujets plus techniques, plus neutres. J’aime énormément mon activité d’arbitrage et de contentieux. J’ai beaucoup de chance d’avoir trouvé cet équilibre entre ces deux activités totalement différentes mais complémentaires.

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