« Les plaignantes ne peuvent avoir qu’une confiance très relative dans l’institution judiciaire »

Publié le 16/04/2025

Cela fait 15 ans qu’Élodie Tuaillon-Hibon, avocate au barreau de Paris, consacre une grande partie de sa vie professionnelle à accompagner les victimes de violences sexuelles. Dans un livre bref et enlevé, intitulé : Il faut faire confiance à la justice #MeToo. Une mise au point indispensable, paru en mars dernier aux éditions La Meute, elle analyse les obstacles qui se dressent encore sur le parcours judiciaire des plaignantes, malgré les efforts réalisés par l’institution depuis le début du mouvement MeToo. Rencontre.

Actu-Juridique : Votre livre reprend, avec une certaine ironie, la phrase : « Il faut faire confiance à la justice ». Pourquoi ce titre ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Il m’a semblé important de déconstruire cette petite phrase, toujours employée au détriment des victimes. C’est ce qu’on leur répond quand elles disent avoir l’impression que leur dossier n’est pas bien traité. Cette phrase ne sert à rien d’autre qu’à les plonger dans l’embarras : on les somme de se taire et d’attendre que la justice décide de leur sort. L’ironie est que cette phrase est souvent prononcée par des personnes qui, comme la majorité des Français malheureusement, ne manifestent pas une grande confiance dans la justice de leur pays sur d’autres sujets. Pourquoi ces gens qui dénigrent la justice se mettent-ils à la parer de toutes les vertus dès qu’il s’agit de violences sexuelles ? J’ai écrit ce livre pour ne pas laisser les victimes se débattre seules avec cette injonction. Au-delà du titre un peu caustique, je cherche à comprendre pourquoi la majorité des victimes de violences sexuelles ne font pas confiance à la justice.

AJ : Vous insistez dans votre livre sur le fait que chaque plaignante est une personne différente. Vos clients ont-ils néanmoins des points communs ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Ma clientèle est surtout composée de femmes, mais j’ai aussi quelques hommes, victimes dans l’enfance, ou alors victimes d’autres hommes vis-à-vis desquels ils sont dans une position de subordonnés – des jeunes apprentis, des jeunes militaires, par exemple. Les personnes qui arrivent au cabinet ne sont pas nécessairement féministes, au contraire. Certaines viennent simplement se renseigner. Elles veulent savoir si ce qu’elles ont vécu est un viol, si elles ont raison de penser qu’elles ont été violées. Les victimes que j’assiste sont en effet toutes différentes. Je leur vois néanmoins des points communs : la majorité d’entre elles se trimbalent des stéréotypes sexistes sur elles-mêmes et sur ce qu’est un viol. Elles se sentent très souvent illégitimes et coupables de ce qui leur est arrivé. La culpabilité se loge différemment selon l’histoire de chacune, mais elle est presque toujours présente. Elles se demandent : « Pourquoi je ne suis pas partie », « Pourquoi je n’ai pas recadré mon chef quand j’ai vu que je ne le laissais pas indifférent ». Elles sont nombreuses à voir ce qui leur est arrivé comme une sorte de punition. Beaucoup aussi arrivent en disant qu’elles ne veulent pas être « victimes », comme si c’était une honte que de l’être. Elles veulent trouver un autre mot pour décrire ce qui leur est arrivé.

AJ : Votre travail est donc d’abord de les aider à nommer ce qu’elles ont vécu ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Mon objectif est d’abord de les aider à s’autoriser à penser que ce qu’elles ont vécu n’est pas de leur faute et qu’elles sont bien victimes. Il s’agit en général de les aider à comprendre ce qu’est un viol. Quand il est commis par un proche, sans violence ni contrainte physique, ce n’est pas clair du tout ! Un violeur, dans l’imaginaire collectif et dans celui des victimes, c’est quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui vous agresse. Ce profil, qui n’existe que dans une infime minorité des viols, est celui que les femmes ont en tête. La majorité des viols sont commis par surprise ou par le biais d’une contrainte morale ou d’un mécanisme de coercition. Vous n’arrivez pas à dire non, ou à l’imposer, le violeur ne veut pas entendre, et vous cédez.

AJ : Vous utilisez l’expression de « viol sociologique ». Qu’est-ce que c’est ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Si on part du principe que tout acte sexuel sans consentement est un viol, cela concerne bien plus de cas que ceux couverts par la stricte définition du Code pénal. Le viol sociologique englobe toutes les situations de viol qui ne sont pas prises en compte par le Code pénal, dont les critères – violence, menace, surprise ou contrainte – ne sont pas suffisants pour couvrir toutes les situations s’analysant comme des viols « de facto ». Comme je l’expliquais, ils ne permettent pas, déjà, aux victimes de se reconnaître comme telles. Je constate souvent aux audiences que même certains avocats ou magistrats n’y comprennent rien. Si une femme va trouver un élu avec une demande et qu’il en profite pour lui extorquer un rapport sexuel, les magistrats ont du mal à voir où est la contrainte. Un deal de papiers « contre » une fellation fait toujours davantage penser à de la corruption qu’à un viol, alors que c’est d’abord un viol. Le terme d’abus, et celui de consentement, sont beaucoup plus parlants que les quatre critères du Code pénal qui sont très restrictifs. La proposition d’inscrire le consentement dans la loi, en précisant qu’il doit être spécifique, volontaire, rétractable et à examiner en fonction des circonstances, devrait permettre d’améliorer la situation, le seul terme de consentement ne pouvant suffire.

AJ : Les femmes qui dénoncent un viol subissent-elles encore un parcours de la combattante ?

Élodie Tuaillon-Hibon : En ce qui concerne les rapports avec les magistrats et les policiers, c’est moins le cas. Des progrès ont eu lieu et les plaignantes sont en général plus écoutées et un peu mieux prises en compte. Il faut le reconnaître, même si on doit encore faire mieux. En revanche, les délais posent un gros problème. L’ouverture d’une information judiciaire peut à elle seule prendre deux ans, et une procédure durer 5 ou 6 ans. Outre les délais, le principal obstacle pour les victimes est qu’elles devront répéter 50 fois la même histoire. Ce n’est plus possible ! La défense y tient, accrochée à son fantasme de les faire trébucher à force de leur reposer les mêmes questions. Cette pratique n’est pas conforme aux engagements internationaux de la France. Ne pourrait-on pas imaginer autre chose ? Par exemple, avoir un enregistrement auquel se référer, et se réserver la possibilité d’interroger la plaignante sur d’autres points à l’audience ?

AJ : Vous dites dans votre livre que les femmes issues de l’immigration ont encore plus de mal à se faire entendre de la justice. Pourquoi ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Les choses les plus moches que je lis dans mes dossiers concernent en effet souvent des jeunes filles étrangères ou des Françaises racisées, notamment noires ou musulmanes. La police et les tribunaux correctionnels sont encore trop friands de l’excuse confessionnelle ou culturelle. Ils ont tendance à imaginer que, puisque la plaignante est musulmane par exemple, elle ne doit pas être en capacité d’assumer les relations sexuelles qu’elle a eues hors mariage avec un non-musulman. C’est malheureusement encore très fréquent. On voit encore dans ces dossiers des choses que je qualifierais de dégueulasses, avec un taux de relaxe élevé. Cependant, dans celles et ceux qui font bien leur métier, on observe au contraire un décryptage fin des stéréotypes, justement pour les écarter.

AJ : Quels sont les principaux freins à l’accès à la justice ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Dans les territoires déjà, l’accès matériel à la justice est compliqué, du fait des problèmes de transports par exemple ou parce que dans les villages « ça parle » beaucoup. Il y a peu de ressources accessibles pour les victimes. En Haute-Marne, le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) a mis en place un camion qui sillonne les villages. La question du coût des procédures est un frein aussi, de même que le montant ridicule de l’aide juridictionnelle qui décourage les avocats. Quant aux audiences, il faudrait cesser d’imposer aux victimes les audiences de personnalité, consacrées à la vie et à l’œuvre de leur agresseur, par exemple. Cela leur fait du mal, les ennuie, les exaspère. Il ne s’agit pas de se passer de l’examen de personnalité. Mais celui-ci, crucial pour déterminer le quantum de la peine, n’a normalement pas d’intérêt concernant la culpabilité. Ne pourrait-on pas scinder les audiences et remettre l’examen de la personnalité à un moment où les plaignantes n’auraient plus à être présentes ? Au niveau du dépôt de plainte, on pourrait aussi par exemple donner à la plaignante la possibilité de déposer une parole, du matériel, y compris génétique, même si elle n’est pas encore décidée à déposer plainte en bonne et due forme. On progresse un peu avec le dépôt de plainte dans les hôpitaux, par exemple mais ça ne suffit pas. Explorer de telles possibilités permettrait de réduire la victimisation secondaire.

AJ : Cette difficile confrontation à l’auteur des faits ne concerne pas que les affaires de violences sexuelles…

Élodie Tuaillon-Hibon : Certes, mais les victimes de violences sexuelles sont tellement maltraitées, elles font l’objet de tellement de préjugés sexistes, qu’elles ne peuvent plus comprendre la bénévolence que la Cour peut sembler montrer à l’égard de l’accusé. Elles sont focalisées sur ce qu’elles vivent. Il y a en outre dans ces affaires peu de détentions provisoires, et le fait que les auteurs soient laissés en liberté alors qu’ils sont souvent particulièrement toxiques leur est également difficilement supportable.

AJ : Faut-il changer également la manière d’envisager la défense ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Quand le président n’arrête pas la défense, même sans faire d’incident, vous pouvez assister à des pratiques abjectes. J’ai récemment vu une audience pour laquelle on disposait de bandes-vidéo. L’avocat de la défense a demandé de les réécouter un grand nombre de fois, et prétendu entendre la victime gémir de plaisir – ce que personne n’entendait à part lui. La partie civile a dû quitter la salle, jusqu’à ce que la présidente, heureusement, fasse cesser cela. Je pense qu’interdire certaines pratiques au nom du risque de la victimisation secondaire pourrait débloquer une parole. Cette défense agressive est d’ailleurs souvent préjudiciable au mis en cause également. Certains confrères ou consœurs engagent leur client dans la voie du déni quand bien même ils savent que le dossier est très mauvais, que les versions changent ou qu’il y a des indices graves et concordants. D’autres stratégies de défense, qui consistent à amener le client à reconnaître au moins une partie des faits le jour de l’audience, me semblent plus respectueuses des victimes mais aussi du mis en cause qui peut espérer sortir du procès avec une peine moins lourde et peut-être libérée d’un poids. Heureusement, les stratégies de défense qui consistent à « bordéliser » le procès fonctionnent de moins en moins. Les magistrats se renouvellent et sont moins enclins à favoriser cette défense-là.

AJ : On entend de plus en plus d’avocates revendiquer de ne pas défendre d’auteurs dans les affaires de violences sexuelles. Pourquoi vous êtes-vous spécialisée dans l’accompagnement des victimes ?

Élodie Tuaillon-Hibon : J’ai prêté serment il y a 25 ans et je n’ai en effet depuis lors jamais défendu de mis en cause dans des affaires de violences sexuelles. La raison est simple : je préfère m’abstenir car, fondamentalement, je pense que ces actes doivent être poursuivis davantage et plus sévèrement punis, et je connais leur prévalence. Je ne serais donc pas une bonne avocate en défense, sauf peut-être si le mis en cause reconnaissait les faits. Pour autant, je n’ai évidemment rien contre le fait que les auteurs soient défendus, et bien défendus. La défense est un principe important et elle doit rester libre. J’aimerais simplement que les avocats de partie civile jouissent d’une liberté de parole équivalente à celle des avocats de la défense. Aujourd’hui, j’estime que ce n’est pas le cas. Les avocats de partie civile se font facilement rappeler à l’ordre à l’audience. Aucune avocate de partie civile ne pourrait se comporter comme l’a fait Jérémie Assous au procès de Gérard Depardieu ! J’interviens en défense dans d’autres affaires, notamment au côté de militants écologistes et de syndicalistes. Être des deux côtés de la barre sur des matières différentes me permet de dire qu’il existe deux poids et deux mesures dans le domaine judiciaire. Lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des militants antinucléaires ou des opposants à la loi Travail, la justice se déploie avec davantage de célérité et de moyens. La police scientifique est immédiatement sollicitée. Rien de tel dans les cas de suspicion d’inceste, où le matériel informatique de la personne dénoncée n’est jamais saisi alors que la moindre vidéo retrouvée dans l’ordinateur d’un militant écologiste est exploitée.

AJ : Vous mentionnez, dans votre livre, une étude du Syndicat de la magistrature qui révèle d’importants biais sexistes parmi les magistrats. Quelle a été votre réaction lorsque vous en avez pris connaissance ?

Élodie Tuaillon-Hibon : C’est une étude assez édifiante en effet, mais intellectuellement, cela ne me surprend pas. Je n’ai jamais cru au fait qu’enfiler une robe changeait les préjugés qu’une personne peut avoir. Cela n’immunise pas contre le sexisme. La magistrature reste une institution humaine et très corporatiste. Comme les barreaux, d’ailleurs. Ce sujet n’est pas nouveau.

AJ : La justice passe-t-elle nécessairement par un procès et une condamnation ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Je ne connais que peu de victimes qui ne veulent pas d’action en justice du tout, qu’elle soit civile ou pénale. Je mets de côté les cas de violences conjugales, qui sont des situations où les victimes changent souvent d’avis, peuvent porter plainte et finalement déclarer à l’audience qu’elles ne veulent pas que l’auteur des faits aille en prison. Hormis ces cas très spécifiques, les victimes de violences sexuelles ont toutes besoin qu’un magistrat, ou en tout cas une autorité de l’État, se prononce. Elles attendent une réponse sérieuse, à la hauteur de leur vécu, incarnée par la justice et son apparat. Elles veulent rencontrer des magistrats qui les écoutent, voir le prévenu questionné par le ministère public à la barre. J’observe que l’attitude de ce dernier est particulièrement importante. S’il rappelle à l’ordre celui qui a agressé ou violé en n’adhérant pas à leurs mensonges, cela fait du bien aux victimes.

AJ : Pourquoi ne croyez-vous pas à la justice restaurative en matière de violences sexuelles ?

Élodie Tuaillon-Hibon : La justice restaurative existe dans les textes depuis 2014. Le principe est de faire dialoguer un auteur et une victime, avec l’aide d’un médiateur. Cette justice peine à se mettre en place, et je vois mal comment elle pourrait s’appliquer aux affaires de violence sexuelle. Pour une raison simple : comme on l’a vu lors du procès des viols de Mazan, les mis en cause, même pris sur le vif, ne veulent presque jamais reconnaître les faits. Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer que la justice restaurative puisse donner satisfaction aux victimes, surtout tant qu’on ne reconnaîtra pas le caractère systémique de ces violences.

AJ : Et donc, pour reprendre votre titre, faut-il faire confiance à la justice ?

Élodie Tuaillon-Hibon : Les poursuites sont rares en matière de violences sexuelles. Les plaintes sont souvent classées ou les procédures soldées par une ordonnance de non-lieu. Les plaignantes peuvent alors envisager de saisir la chambre de l’instruction, la Cour de cassation ou éventuellement la CEDH. Mais elles sont peu nombreuses à le faire. Lorsqu’un procès a lieu, en revanche, ces affaires aboutissent souvent à des condamnations. En matière criminelle particulièrement : le taux de condamnation varie entre 80 et 90 % en fonction des années. Cela montre bien qu’une fois qu’on arrive devant une cour, avec un bon avocat, et face à des magistrats formés, la justice peut passer.

Mais pour le moment, malheureusement, les plaignantes ne peuvent avoir qu’une confiance très relative dans l’institution judiciaire. Il y a de nombreux aléas : le juge d’instruction, l’époque, l’avocat ou l’avocate, l’enquêteur, la cour… Pour autant, il y a une nécessité de construire la confiance. Sinon, quelle est l’alternative ? On ne peut pas renvoyer les victimes de viol aux oubliettes de l’histoire judiciaire. Si on les dégoûte, c’est ce qui risque d’arriver. Il faut favoriser le dépôt de plainte, faire en sorte qu’un plus grand nombre de plaintes débouche sur des poursuites. J’espère aussi que la modification de la loi sur le consentement permettra de créer des opportunités nouvelles.

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