Val d'Oise (95)

« L’institution judiciaire a effacé les traces des premières femmes magistrats »

Publié le 21/08/2020

Présidente du tribunal judiciaire de Pontoise et fondatrice de l’association Femmes de justice, Gwenola Joly-Coz se bat pour que l’institution judiciaire donne enfin toute leur place aux femmes. Elle s’est lancée dans une entreprise de réhabilitation des premières femmes magistrates. Pour les Petites Affiches, elle revient sur le sens de ce travail de mémoire.

LPA : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la vie de Charlotte Béquignon-Lagarde, première magistrate française ?

Gwenola Joly-Coz : Je suis magistrate depuis plus de 30 ans. Lorsqu’il m’est arrivé de demander qui était la première femme magistrate, question basique, personne ne pouvait me répondre. Même dans les milieux intellectuels de réflexion sur notre métier, je n’arrivais pas à obtenir cette information. Moi-même formatrice à l’École nationale de la magistrature, je ne pouvais transmettre l’identité de cette femme aux étudiants. Cela m’a interpellée. Les avocats gardent la mémoire de la première femme avocate, on trouve toutes ses plaidoiries sur internet. Cette absence dans la mémoire commune est le début de mon histoire. Il y a deux ans, en octobre 2018, j’ai décidé de la chercher.

LPA : Comment avez-vous fait pour la retrouver ?

G. J.-C. : Heureusement, j’ai été juge d’instruction pendant longtemps ! J’ai donc appliqué mes techniques d’enquête à cette quête. Il fallait, déjà, que je trouve le nom de cette femme. À partir de là, j’ai cherché ce qu’elle avait écrit ou ce que d’autres avaient écrit sur elle. La première chose qui m’a surprise est le vide complet autour d’elle. Personne n’a écrit sur sa vie. Elle-même n’a jamais écrit, malgré son parcours exceptionnel. Elle s’est invisibilisée, comme le font souvent les femmes. J’ai retrouvé son fils, âgé de 83 ans. Il était temps de retrouver sa trace ! Il m’a parlé de sa mère, m’a fourni une photo d’elle. Pour reconstituer la vie des pionnières de la magistrature, je passe beaucoup par les familles. Souvent, elles ont gardé les coupures de presse de l’époque, les articles, les photos. L’institution, elle, n’a gardé aucune trace de ces femmes. À la Cour de cassation, dans les couloirs, vous avez des centaines de portraits. Que des hommes ! Les femmes sont invisibles. Mon objectif est de les rendre visibles. C’est un travail de mémoire.

LPA : Qui était donc cette femme ?

G. J.-C. : C’est une femme du début du XXe siècle, née en 1900 dans une famille très cultivée. Son père était un intellectuel latiniste. Sa mère, femme au foyer, admirait le parcours de Marie Curie, un modèle pour l’époque. Elle rêvait pour sa fille d’un avenir professionnel. Charlotte Béquignon-Lagarde passe le bac très tôt et exprime très vite le souhait d’aller à la faculté de droit. Elle sera l’une des premières femmes docteurs en droit en France. Elle se lance ensuite dans le concours de l’agrégation, essuiera plusieurs échecs et fera preuve d’opiniâtreté. À sa troisième tentative, elle l’obtient et devient, à 31 ans, professeur de droit à la faculté de Caen. Elle devient magistrate en 1946, après qu’une loi du 11 avril 1946 permette que « tout Français, de l’un et l’autre sexe, peut accéder à la magistrature ».

LPA : Vous avez ensuite retracé le parcours d’autres pionnières…

G. J.-C. : Après Charlotte, je me suis intéressée à Madeleine Huot-Fortin, une femme formidable, magistrate dans les années cinquante. Elle a écrit des choses très fortes sur sa vie de magistrat et sur le contexte de son époque, notamment sur la guerre d’Algérie. J’ai ensuite fait le portrait de Simone Rozès, première femme à avoir présidé la Cour de cassation. Si son nom est connu, son histoire l’est moins. Elle m’a d’ailleurs envoyé un mot pour me dire qu’elle était émue de voir son histoire écrite par quelqu’un. J’ai poursuivi avec un portrait de Chantal Arens, première présidente actuelle de la Cour de cassation. Bien qu’elle soit à un poste très prestigieux, et malgré un parcours exceptionnel, on la connaît très mal. Enfin, j’ai publié un portrait de Myriam Ezratty, première femme à diriger l’administration pénitentiaire, et également première présidente de la cour d’appel de Paris. Je suis en ce moment en train d’écrire le portrait de Nicole Pradin, première procureure. J’ai l’intention de relater la vie de toutes les femmes ayant accédé pour la première fois à un poste emblématique. Cela représente une quinzaine de portraits. J’y consacre une grande partie de mes soirées, de mes vacances et de mes week-ends !

LPA : Comment expliquez-vous cet effacement des femmes ?

G. J.-C. : Pourquoi les institutions ne gardent-elles pas la mémoire des femmes ? C’est une grande question, conceptuelle. Force est de constater qu’il ne reste aucune trace de leurs parcours professionnels, des discours qu’elles ont prononcé. Elles-mêmes laissent très peu de traces. Alors que les hommes écrivent, prennent part à des colloques et à des séminaires, les femmes sont concentrées sur leur travail, qu’elles font très bien. Elles ne prennent pas le temps de se consacrer à des à-côtés qui les rendraient visibles. Un mécanisme d’invisibilisation est à l’œuvre. C’est un fait connu. Les universitaires en parlent très bien.

LPA : D’où vient cette mission de réhabilitation que vous vous êtes donnée ?

G. J.-C. : Cela participe de mon engagement sur l’égalité entre les femmes et les hommes. J’ai beaucoup travaillé sur ce sujet lorsque j’étais secrétaire générale à l’Inspection générale de la justice. J’avais alors du temps pour étudier ces questions. J’ai lu tout ce qui avait été écrit sur la féminisation de la magistrature : en fait, très peu de chose. En 2012, le Conseil supérieur de la magistrature, grâce à la présence en son sein de femmes formidables, comme Martine Lombard, publie un rapport sur l’égalité dans la profession. L’absence de femmes à des postes hiérarchiques dans la magistrature est pour la première fois mise en évidence. Ce rapport, exemplaire, est un moment important de la pensée sur ce sujet. En juin 2014, je décide de créer l’association Femmes de justice pour poursuivre la réflexion sur ce sujet. En septembre 2014, je suis nommée directrice de cabinet de la secrétaire d’État aux Droits des femmes, Pascale Boissard. Pendant ce mandat de 2 ans, ma pensée a pu évoluer et mûrir. Lorsqu’en 2016, je fais mon retour en juridiction en prenant la tête du tribunal de Pontoise, je cherche à comprendre pourquoi les femmes n’ont pas de place dans l’histoire de la magistrature.

LPA : Qu’attendez-vous de ce travail de mémoire ?

G. J.-C. : À titre personnel, ces figures féminines m’inspirent une grande tendresse. J’aime faire réapparaître leur mémoire. Dresser le portrait de ces femmes oubliées, c’est les faire revivre. Elles sont source d’inspiration. Le parcours d’une femme comme Simone Rozès, première femme présidente de la Cour de cassation, donne le sentiment que c’est possible. Pour moi, cette série de portraits est une manière de rentrer dans la question historique, mais surtout d’aider les jeunes femmes d’aujourd’hui. Je veux faire émerger pour elles des modèles, des figures identificatoires. Les hommes ont plein de modèles d’hommes emblématiques sur lesquels s’appuyer. Il faut donner des modèles aux jeunes femmes pour qu’elles se disent que tout est possible.

LPA : À quels obstacles les jeunes magistrates d’aujourd’hui doivent-elles faire face ?

G. J.-C. : La magistrature s’est incontestablement féminisée depuis le début du millénaire. On est passé à 50 % de femmes magistrats en 2002. Au premier janvier 2020, 67 % des magistrats étaient des femmes. Cette dynamique se poursuit, comme le montre la promotion 2020 de l’École nationale de la magistrature, féminine à hauteur de 74 %. Cela crée désormais un problème de mixité car il n’y a plus assez d’hommes dans la magistrature. Pourtant, concernant la parité, on observe l’inverse. Toutes les grandes institutions sont dirigées par des hommes. Bien que peu nombreux dans la magistrature, ce sont eux les chefs. Il y a bien quelques symboles. Nous sommes évidemment très fières que Chantal Arens soit la première présidente de la Cour de cassation. Cela ne doit pas occulter que c’est seulement la deuxième fois en 75 ans qu’une femme occupe ce poste. De la même manière, très peu de femmes dirigent des juridictions. Seuls 25 % des tribunaux sont présidés par des femmes. Et elles président essentiellement de petits tribunaux. Cela permet d’améliorer la parité en termes statistique. Si l’on regarde la réalité de plus près, on s’aperçoit que les gros tribunaux restent dirigés par des hommes. En France, parmi les tribunaux dits « hors hiérarchie », situés dans les grandes métropoles et en région parisienne, seuls 12 sont présidés par des femmes. Chaque nomination est une occasion manquée de voir une femme arriver. À Bobigny, juridiction jamais dirigée par une femme, un homme vient encore d’être nommé. Présidente du tribunal judiciaire de Pontoise, je fais partie, avec Isabelle Gorce à Marseille et Catherine Pautrat à Nanterre, des trois femmes dirigeant un tribunal hors hiérarchie. Nous ne voulons plus être des exceptions. Les femmes doivent être à parité sur les postes à responsabilité.

LPA : Comment êtes-vous parvenue à vous imposer dans ce monde d’hommes ?

G. J.-C. : Il faut se conformer à ce que l’institution exige, et en premier lieu, accepter le principe très contraignant de la mobilité géographique. Lorsque l’on a une vie de famille, cela implique de bouger tous les trois ou quatre ans avec mari et enfants. Dès que les enfants sont scolarisés, c’est très compliqué. Pourquoi l’est-ce davantage pour une femme ? Cela ne devrait pas l’être, mais le fait est que la charge mentale, même dans les milieux aisés, pèse encore davantage sur les femmes. Les hommes règlent massivement la question en faisant du « célibat géographique ». Ils partent seuls et laissent femmes et enfants dans un lieu stable. Les femmes, elles, se refusent à vivre sans leurs enfants. Cela fait des carrières très différentes.

LPA : L’explication tient donc aussi à la manière dont les femmes envisagent la vie de famille…

G. J.-C. : Je veux remettre les choses dans le bon ordre. Ce n’est pas de la faute des femmes mais bien de celle de l’institution, qui impose un certain nombre de critères difficiles à vivre pour les hommes comme pour les femmes. Certes, les hommes et les femmes ne les gèrent pas pareil. Les femmes vont renoncer à cette mobilité géographique quand les hommes ne renonceront pas. Cela n’empêche pas qu’ils souffrent de cette mobilité géographique. On revient souvent à un constat, en matière de lutte pour les droits des femmes : leurs revendications servent en fait à tout le monde. Je tiens à dire qu’il n’y a qu’en France qu’on impose cette mobilité permanente et obsessionnelle aux magistrats. Partout en Europe, les magistrats ne bougent pas et montrent qu’on peut exercer cette fonction sans être mobile.

LPA : Quels sont les autres obstacles au parcours professionnel des femmes ?

G. J.-C. : Dans la magistrature, comme dans la fonction publique de manière générale, il faut passer par différentes étapes. On appelle cela le « cursus honorum ». Avant de présider un gros tribunal, il faut en avoir présidé un petit, puis un moyen. Cette exigence vient se percuter avec la réalité de la vie des femmes, qui, quand elles sortent de l’école sont âgées d’une trentaine d’années et entrent dans « la décennie du bébé ». Pendant cette décennie, elles ne vont pas prendre leur premier poste de président ou de procureur, qui leur ouvrirait les portes suivantes. Un homme magistrat issu de la même promo, au bout de quelques années, va prendre son premier poste de président ou de procureur. Professionnellement, les femmes se réveillent dix ans plus tard, quand leurs enfants ont grandi. On leur dit alors de repartir à zéro. Certaines arrivent néanmoins à s’imposer.

Je suis mariée depuis 30 ans et j’ai trois enfants. Je n’ai pas renoncé à ma vie familiale mais je ne dirais pas que c’est simple. Cela demande beaucoup d’énergie et de volonté.

LPA : Est-ce que cette réalité change ?

G. J.-C. : Les mentalités n’évoluent pas tant que ça. Depuis le rapport du CSM de 2012, on dénombre toujours moins de 12 femmes présidentes de cour d’appel, un chiffre stable depuis dix ans. Autre exemple que je donne souvent : certains postes emblématiques de la magistrature n’ont encore jamais été donnés à des femmes. Le plus emblématique étant celui de directeur de l’ENM. Jamais une femme n’a dirigé cette école, fréquentée par 74 % de jeunes femmes. Ce n’est pas très sérieux. On peut faire le même constat concernant le poste de procureur général de la Cour de cassation ou d’Inspecteur général de la justice…

LPA : Il y a en revanche eu plusieurs femmes ministres de la Justice…

G. J.-C. : Oui, mais cela n’a rien à voir ! On est là dans la sphère politique, de l’exécutif, quand je vous parle du judiciaire. Dans la sphère législative, on voit aussi qu’il y plus de femmes députées qu’il n’y en a jamais eues. Le judiciaire n’en est pas là. Beaucoup de postes n’ont jamais été donnés à des femmes. C’est une réalité qu’on ne peut plus ignorer.

X