Paris (75)

« L’institution judiciaire repose sur l’engagement des professionnels »

Publié le 27/11/2020

Au tribunal judiciaire de Paris comme ailleurs, l’activité est maintenue. Son président, Stéphane Noël, revient sur les difficultés d’organisation liées à la crise sanitaire, et lance une fois de plus l’alerte quant au manque de moyens numériques de la justice.

NDLR – Voir également : S. Tardy-Joubert :  » La justice soit faire sa révolution numérique « , LPA 8 juin 2020, n°154K1, p.3.

Les Petites Affiches : Que s’est-il passé dans votre juridiction depuis le déconfinement au mois de mai dernier ?

Stéphane Noël : Nous avons fourni un effort considérable jusqu’à la mi-juillet pour résorber au maximum notre retard. Le greffe a dû notamment absorber l’ensemble des jugements produits en télétravail par les magistrats. En matière de référés, nous avons résorbé le retard en doublant notre capacité de jugement avant l’été. Les affaires qui n’avaient pas été jugées pendant le confinement ont toutes été rappelées à ce moment-là. Il fallait que ce service puisse être à jour le plus vite possible concernant les dossiers les plus urgents.

LPA : Dans quelle situation êtes-vous, à l’heure de ce deuxième confinement ?

C.N. : Ce nouveau confinement débute à une période où nous devons déjà assumer les conséquences de la triple crise des mois passés. Il ne faut en effet pas oublier qu’il y a eu plusieurs crises dans les 12 derniers mois : la grève des transports en décembre, la grève des avocats en janvier et le confinement en mars. La situation dans notre juridiction est donc extrêmement tendue. Les conséquences de la première période de confinement s’ajoutent à l’activité traditionnelle. Dans chaque chambre, des affaires ont été renvoyées pour des mises en état ou des audiences avec plaidoirie à l’automne. De même pour les audiences de droit de la famille ou des tutelles. Les délais d’audiencement ont glissé de plusieurs mois en moyenne. À titre d’exemple, nous sommes, en droit de la famille, sur des délais de 6 à 7 mois, contre 3 à 4 mois habituellement.

LPA : Parvenez-vous à maintenir l’activité comme vous le demande le ministère de la Justice ?

C.N. : La doctrine quant à l’activité des tribunaux a en effet complètement changé. Sur la première phase de confinement, l’activité avait été réduite en juridictions aux activités essentielles les plus urgentes. Le mot d’ordre était que tout le monde devait rester chez soi. Là, on nous demande le maintien de l’activité habituelle des juridictions, autant que faire se peut. Des affaires sont toutefois renvoyées si les gens sont malades : cela vaut pour les magistrats, les avocats et les prévenus. En dehors de ces raisons médicales, chacun vient travailler comme d’habitude. L’activité est maintenue.

Nous avons l’avantage d’avoir pour tribunal, un bâtiment neuf et vaste. Pour autant, les objectifs de respect des règles sanitaires et des gestes barrières nous obligent évidemment à repenser notre organisation. Certains actes, concernant par exemple les juges des enfants ou d’instruction, se prennent normalement dans des bureaux. Pour respecter les gestes barrière, il faut tout repenser : transformer des salles de réunion en bureau, prendre des actes dans des salles d’audience, etc. C’est une gestion au point de croix, très minutieuse, mais globalement on y arrive.

LPA : Pensez-vous que cela suffise à garantir la santé du personnel ?

C.N. : Nous comptons sur une discipline sanitaire partagée par tous. Cela nécessite de la vigilance. Nous avons supprimé au maximum les réunions de travail, les réunions de service. Dans nos étages, il y a des salles avec un micro-ondes, un frigidaire. Ce sont des lieux de contamination à haut risque. Il faut rappeler les règles pour que l’on ne se contamine pas en partageant un moment de convivialité. Il a également fallu adapter les règles de notre fonctionnement administratif pour que les gestes barrières soient bien adaptés au moment du déjeuner. Le restaurant du tribunal est toujours en service.

LPA : Ne favorisez-vous pas le télétravail ?

C.N. : On nous encourage au télétravail mais nous sommes toujours dans la même situation qu’au printemps dernier. Les magistrats, qui sont dotés d’ultra-portables, peuvent télétravailler. Les fonctionnaires, qui n’en sont pas dotés, ne le peuvent pas. La période d’accalmie que nous avons connu entre le déconfinement et la rentrée n’a pas été mise à profit. Il aurait fallu mettre la priorité sur la dotation d’ultra-portable. Nous le disons depuis bien avant la crise : nous sommes en grande difficulté du fait de cette absence d’outil informatique, et de l’impossibilité de consulter les applications métiers à distance.

LPA : Comment se fait-il que le premier confinement n’ait pas permis de tirer les leçons au sujet du numérique ?

C.N. : Nous prenons depuis des années du retard concernant l’évolution des applications informatiques. Lorsque j’avais pris mes fonctions en tant que président du tribunal de grande instance de Créteil, il y a cinq ans, je l’avais dit dans mon discours de rentrée. Et d’autres avaient déploré bien avant moi les retards pris sur ce point. Pour bien connaître les cadres supérieurs du ministère, je sais que le constat que je pose, ainsi que la volonté d’aller de l’avant, est partagé. Seulement il y a un décalage entre l’envie et le passage à l’action. L’État doit faire preuve de davantage de pugnacité s’il veut avancer. Il y a une certaine lenteur de l’État et de l’administration à passer à tirer les conséquences rapidement. On le paye : les besoins sont criants dans tous les services. Nous recevons des dépêches du ministère nous disant que nous allons être dotés d’ultra-portable. Mais je dois en recevoir 60 alors que j’ai 1 000 fonctionnaires ! Ce n’est pas à la hauteur d’une justice informatique et numérique du XXIe siècle !

Si le ministère nous demande de poursuivre normalement l’activité, c’est aussi parce qu’il sait que nous sommes en grande faiblesse informatique. La principale ressource du ministère de la Justice est l’engagement des magistrats et des fonctionnaires. Ils ont tous vécu très douloureusement ce qui s’est passé entre décembre et mai derniers. Ils avaient pris beaucoup de retard, accumulé. Des tensions avaient émergé entre magistrats, en télétravail, et greffiers, travaillant en présentiel. De ce fait, tout le monde préfère aujourd’hui continuer à travailler normalement. Par ailleurs, tout ne peut pas se faire de manière télétravaillée. Il est important de conserver une activité sur site. Quand vous êtes confronté à un juge d’instruction, vous devez le voir. Quand vous avez un divorce, des problèmes de famille ou de tutelles, tout ne peut pas se faire à distance. C’est une question de dosage et de proportion.

LPA : Redoutez-vous un confinement plus strict ?

C.N. : Ce n’est pas à moi de me prononcer sur ce sujet. La doctrine gouvernementale est manifestement de préserver au maximum l’activité du pays, pas uniquement dans le domaine judiciaire. L’ambiance dans Paris aujourd’hui n’a rien à voir avec celle des mois de février et mars derniers. Est-ce que cela permettra de contenir l’épidémie ? Nous sommes tous dans l’expectative.

Considérant que l’activité du printemps était trop réduite, le ministère nous a demandé de travailler dès fin août dernier sur des nouveaux modèles de plan de continuation de l’activité (PCA). Leur enclenchement ne relève pas des chefs de juridictions. Si celui-ci devait être réenclenché, nous devrions le faire sans revivre la situation des mois de mars et avril derniers.

LPA : Qu’attendez-vous du ministère de la Justice ?

C.N. : Je tiens à dire que tout repose aujourd’hui sur l’engagement et la motivation des professionnels. Je suis toujours étonné de voir à quel point ils croient en leur travail, veulent servir le justiciable, ne pas prendre de retard. Il y a néanmoins une lassitude qui s’installe. Imaginez que l’application en matière civile repose sur Windows 2 alors que nos systèmes informatiques fonctionnent avec Windows 10. Cela fait des années qu’elle est saturée. Les professionnels sont confrontés à des ruptures de fonctionnement plusieurs fois par jour. Dix fois par jour, ils doivent éteindre et rallumer leurs ordinateurs. Cela rend fou. Bien sûr, il y a en matière de justice, des enjeux de principe qu’il ne faut pas négliger,  qui sont importants concernant les libertés publiques et individuelles. Mais le fonctionnement et la numérisation de la justice doivent également être une priorité absolue.

LPA : Dans quel état d’esprit sont les professionnels de votre juridiction ?

C.N. : Ils sont d’un engagement remarquable, en dépit des multiples crises que nous traversons. Car la justice n’est pas uniquement confrontée à la crise sanitaire. Celle-ci se doublera d’une crise économique et sociale, tant elle aura eu de répercussions sur l’état de santé des entreprises et sur celui de la population, notamment des personnes les plus vulnérables. La justice est également en première ligne dans la crise culturelle, qui voit l’islamisme radical s’opposer aux valeurs de la République. Tous ceux qui ont à gérer ces terribles faits de terrorisme – les juges d’instruction, les juges anti-terroristes, les juges de la liberté et de la détention, les juges des enfants –, sont extrêmement engagés et font un travail remarquable pour nous protéger. Je tiens à leur rendre hommage.

LPA : Vous pointez également une crise de l’institution judiciaire…

C.N. : En effet, à ce contexte de double crise sociale vient s’ajouter une crise institutionnelle. Celle-ci est liée à d’éventuels conflits d’intérêts concernant le garde des Sceaux, pris entre les actions engagées en sa qualité de ministre et celles menées auparavant en sa qualité d’avocat. Cette question institutionnelle complexe a été réglée par un décret reconnaissant que le Premier ministre tranchera désormais un certain nombre de dossiers, ce qui n’est pas anodin. Il y a également eu au plus haut niveau de l’institution un discours anti-juges qui pose problème. Celui-ci est particulièrement fort concernant la délinquance économique et financière et porte des critiques à mon sens exagérées à l’égard du Parquet national et financier et des juges économiques et financiers. Il ne faut pas oublier que nous allons avoir grand besoin de l’institution judiciaire. On peut la critiquer, mais il ne faudrait pas perdre de vue le service indispensable qu’elle fournit.

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