J. Fineschi : « L’interdiction de la visioconférence est un vrai scandale ! »
Les tribunaux continuent de fonctionner malgré le confinement décrété par le chef de l’État, le 30 octobre dernier. Jacques Fineschi, président du tribunal de commerce de Nanterre, fait le point sur l’activité de sa juridiction et appelle à une transition numérique.
Les Petites Affiches : Comment s’était passé le premier confinement au tribunal de commerce de Nanterre ?
Jacques Fineschi : Lors du premier confinement, la Chancellerie avait décidé de fermer les tribunaux. À Nanterre, nous avons alors été le premier tribunal de France à tenir une audience de procédure collective en visioconférence dès le 25 mars dernier, après avoir formé des juges, des greffiers, le ministère public, les administrateurs et mandataires judiciaires. Nous avons ainsi assuré toutes les audiences pour les dossiers urgents : les ouvertures de sauvegarde et de redressement, toutes les liquidations avec du personnel, les homologations de plan de continuation, les adoptions de plans de cession, etc. En référé, dans la mesure où c’était justifié par l’urgence, nous avons également assuré les audiences en visioconférence, les juges étant chez eux. On a été aidés par le fait que l’activité a chuté pendant cette période. À partir du 11 mai dernier, en quelques semaines, nous avons rattrapé le retard pris sur tous les autres dossiers. Nous n’avions pas tenu d’audience de contentieux mais les juges ont pu délibérer sur WhatsApp ou en visioconférence. En quelques semaines, le tribunal a repris une activité normale.
LPA : Comment vivez-vous ce deuxième confinement ?
J.F. : C’est un contexte évidemment différent car les services publics restent ouverts. Nous fonctionnons pendant cette période comme nous l’avons fait jusqu’ici. Cependant, il y a, chez les juges consulaires, une proportion importante de retraités qui peuvent figurer parmi les personnes à risques. Certains souffrent en plus de pathologies particulières. Nous avons simplement dû réorganiser les chambres pour tenir compte de cela.
LPA : Poursuivez-vous les audiences en visioconférence ?
J.F. : Nous avons pour l’instant un problème avec cette visioconférence, et c’est un vrai scandale. L’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars dernier concernant le fonctionnement des tribunaux, autorisait la visioconférence et prévoyait la possibilité d’avoir un juge unique en audience, celui-ci délibérant néanmoins à distance avec deux autres juges. Cette ordonnance est venue à expiration le 10 août dernier. La Chancellerie m’avait expliqué que nous n’étions plus en période d’urgence sanitaire et que le gouvernement ne pouvait plus légiférer par ordonnance. Maintenir la visioconférence, dans ce contexte, c’est donc prendre un risque de voir le jugement contesté. Je l’ai maintenue pour les audiences non contradictoires. Si une audience est contradictoire, le risque est trop grand qu’une des parties, mécontente du résultat, puisse arguer que l’audience ne s’est pas tenue dans les règles et demander la nullité du jugement. Une nouvelle loi sur le nouvel état d’urgence sanitaire vient d’être définitivement adoptée par le Parlement le 7 novembre dernier. Il a été proposé de reprendre telle quelle l’ordonnance qui avait autorisé la visioconférence pendant le premier confinement. Un sénateur s’y est opposé, estimant que même pour ces audiences en visioconférence, les juges et greffiers devaient forcément être dans l’enceinte du tribunal. Le procédé perd évidemment de son sens, car il ne permet plus de préserver la santé des greffiers et des juges. Nous espérons que nous pourrons reprendre la visioconférence. On ne peut pas dire partout qu’il faut limiter les déplacements et ne pas permettre de tenir des audiences en visioconférence !
À titre personnel, je considère qu’il est dommage de faire de la visioconférence une mesure d’exception. Celle-ci peut être utile même hors crise sanitaire. Il arrive que des avocats viennent à Paris pour s’entendre dire que le dossier est renvoyé !
LPA : Favorisez-vous le télétravail ?
J.F. : Nous avons une difficulté supplémentaire pour cela : l’absence de signature électronique. Là encore c’est surréaliste ! Le gouvernement l’a autorisée par un décret qui remonte à avril 2019. Mais il a cru bon de confier sa mise en œuvre au Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. Du fait de conflits entre les greffes, aucun test sérieux n’a encore été fait sur le sujet, 18 mois après la parution de ce décret ! Nous sommes donc obligés de mettre en place le système de double signature en considérant que chaque jugement ou ordonnance est composé de deux documents originaux identiques : le premier comporte la signature originale du juge et le second comporte la signature scannée du juge, envoyée par mail, ainsi que celle du greffier.
J’espérais que le confinement accélèrerait la visioconférence comme la procédure de signature électronique. Malheureusement, on retombe dans les mêmes errements.
LPA : Quelle est l’activité de votre tribunal en ce moment ?
J.F. : Elle est assez faible dans tous les domaines. En 9 mois, l’ensemble des procédures collectives de sauvegarde et de liquidation a diminué de 36 %. La baisse est néanmoins plus faible que pendant les 4 mois de confinement, quand elle était de 57 %.
En contentieux, nous enregistrons des baisses de l’ordre de 20 %, de même que pour les référés et les injonctions de payer. En revanche mandats ad hoc et conciliations ont triplé depuis le début de l’année.
LPA : Comment expliquez-vous cette baisse d’activité ?
J.F. : Très simplement. Le gouvernement a pris des mesures – reports d’échéances sociales et fiscales – dont tous ont pu bénéficier. Il y a eu aussi le fonds de solidarité et les prêts garantis par l’État, dont ont bénéficié un certain nombre d’entreprises. C’est un effet d’aubaine pour certaines sociétés, qui, sans ce contexte de crise sanitaire, seraient venues demander l’ouverture d’une procédure, et ont pu, du fait de ces mesures, continuer à survivre. Toute la question est de savoir combien de temps cela va durer. Le jour où l’État arrêtera la perfusion, il y aura un problème. Tant que l’État reporte les échéances et prononce des mesures de relance, cela peut durer un certain temps.
LPA : Vous attendez donc toujours une vague de défaillances…
J.F. : Dans la majeure partie des cas, deux phénomènes se sont compensés. Le résultat net négatif de l’entreprise a amputé ses fonds propres et généré des difficultés pour payer les charges fixes. D’un autre côté, un moindre besoin en fonds de roulement a permis de générer de la trésorerie. Mais si vous dépensez cette trésorerie pour payer les charges fixes, vous avez un problème le jour où l’activité redémarre. Les entreprises courent deux risques. Le premier est de ne pas pouvoir faire face à la reprise et aux échéances repoussées, qui iront s’ajouter aux échéances normales de l’époque. Le second est de manquer de fonds propres. Elles auront du mal à obtenir des prêts bancaires, ou alors en obtiendront avec des intérêts élevés. Une solution serait que l’État renonce à se faire rembourser en tout ou partie. On entend parfois parler de prêts participatifs qui auraient un caractère de fonds propres. Ce sont des idées agitées par les économistes pour pallier cette insuffisance de fonds propres.
LPA : Que faites-vous pour prévenir ces défaillances ?
J.F. : Dans la panoplie des outils, il y a la prévention-détection, et ensuite les procédures préventives que sont le mandat ad hoc et la conciliation. La prévention-détection consiste à délivrer des informations aux chefs d’entreprise qui ont des difficultés. Théoriquement, un dirigeant peut spontanément appeler le tribunal pour avoir un entretien. C’est malheureusement assez rare. Cette démarche vient généralement de nous. Nous pouvons détecter ces dirigeants en difficulté, par les signalements des commissaires aux comptes, et surtout grâce au fichier du greffe qui nous donne des indications. Le greffe sait quand une entreprise n’a pas déposé ses comptes, demande des reports d’assemblée générale ou reçoit des injonctions de payer. Ce sont des signaux à prendre en compte. On peut alors convier le dirigeant. Un juge le reçoit pour l’informer des possibilités d’arrangements avec les pouvoirs publics, et au sujet des procédures préventives et collectives. Je recommande aux entreprises de passer par ces procédures préventives avant d’en arriver à des procédures collectives.
LPA : Quel est l’intérêt de ces procédures préventives ?
J.F. : Elles sont d’abord intéressantes car confidentielles. Par ailleurs, elles marchent bien. On a 90 % de succès dans notre département. C’est facile de les ouvrir, et elles peuvent apporter une certaine sécurité, notamment s’il y a homologation d’un accord de conciliation. Il y a deux critères à remplir : l’entreprise doit être confrontée à des difficultés économiques avérées ou prévisibles et ne pas être en état de cessation des paiements depuis plus de 45 jours. En sauvegarde, l’entreprise ne peut pas du tout être en état de cessation des paiements.
Par ailleurs, la sauvegarde a l’inconvénient d’être rendue publique, ce qui a un coût en termes d’image pour l’entreprise. Le principe de la conciliation est simple : il s’agit de désigner un super négociateur, qui connaît bien les procédures collectives : en général, un mandataire ou un administrateur judiciaire. Le dirigeant lui-même peut proposer un nom. On aboutit souvent à un accord, car l’alternative pour le chef d’entreprise est le dépôt de bilan et le remboursement de la créance. Enfin, les coûts de cette procédure sont très raisonnables par rapport à ceux d’un avocat ou d’un cabinet d’audit.
LPA : Vous déplorez que le tribunal fasse peur aux dirigeants d’entreprise…
J.F. : Le tribunal, en France, impressionne le justiciable. Cela les empêche de venir spontanément au tribunal. Même en ce qui concerne les procédures préventives de conciliation et de mandat ad hoc, la démarche vient des sociétés conseillées par un avocat. Les autres sociétés ne sont souvent même pas au courant que ces procédures existent. Il y a toujours l’idée qu’aller au tribunal ou avoir des difficultés est infamant. Comme à l’époque médiévale où si vous faisiez banqueroute, on cassait votre banc et on vous excluait du milieu social dans lequel vous viviez.
Pour cela, on peut apprendre des Américains, beaucoup plus décomplexés face à l’échec. Si vous avez été en liquidation, aux États-Unis, c’est presque vu comme une bonne expérience ! On se dit que si vous avez des difficultés, vous saurez comment les gérer, contrairement à celui qui n’en jamais eu !