Jean-Pierre Getti : « On ne peut pas toujours rester planqué derrière son Code pénal » !
Juge pendant 40 ans en matière criminelle, Jean-Pierre Getti a instruit certaines des affaires les plus sensibles du vingtième siècle : Émile Louis, Paul Touvier, Alois Brunner… Et d’autres, beaucoup plus confidentielles, qui l’ont durablement marqué. Dans le livre Juger à hauteur d’homme, paru aux éditions Michalon, l’ancien magistrat dresse le bilan de cette carrière hors-norme, qui permet de retracer une bonne partie de l’histoire judiciaire contemporaine.
Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Jean-Pierre Getti : J’ai exercé 40 ans en matière criminelle, été juge d’instruction, juge au tribunal pénal international, président de cour d’assises. J’ai instruit 1 850 affaires, présidé 450 procès d’assises. Cette expérience professionnelle est singulière. Elle me semblait intéressante à relater. J’ai toujours tenu à distance les demandes d’interview lorsque j’étais en exercice. Une fois à la retraite, j’ai sauté le pas lorsque j’ai rencontré le journaliste indépendant, Ludovic Daim, par l’intermédiaire d’un ami magistrat. Il m’a aidé à mettre en forme le récit de ces 40 années de magistrature.
AJ : Vous avez fait presque l’intégralité de votre carrière en matière criminelle. Comment cela a-t-il été possible ?
Jean-Pierre Getti : À l’École nationale de la magistrature (ENM), j’ai toujours été intéressé par les fonctions qui permettaient d’être en contact avec le justiciable, la police, les avocats. Ce travail de relation était pour moi essentiel quand d’autres collègues aiment à travailler sur dossier et rédiger de très beaux jugements et arrêts. Je les admirais tout en sachant que je ne pourrais pas exercer de la sorte. À mon époque, on pouvait occuper les mêmes fonctions sans limite de temps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : les magistrats ne peuvent pas rester au même poste plus de 10 ans. J’ai eu la chance de rester plus de 15 ans à l’instruction et 17 ans en cour d’assises, sans jamais éprouver de lassitude.
AJ : Avant d’embrasser cette carrière au pénal, vous avez commencé comme juge des enfants à Évry. Comment avez-vous vécu ce premier poste ?
Jean-Pierre Getti : En sortant de l’ENM, on choisit un poste en fonction de son rang de sortie. Ma promotion, en 1977, a refusé ce classement de sortie et mis en place un système de répartition amiable. Une commission tranchait en cas de conflit pour déterminer qui était prioritaire. J’ai choisi la fonction de juge pour enfant pour être en contact avec le justiciable mais j’ai vite compris que c’était une fonction très difficile. Les décisions prises – placements, interventions dans les familles – ont un impact immédiat sur la vie des enfants et celle de leurs familles. Dans cette matière très sensible, je ne me suis pas senti à ma place. Le cadre général d’un juge pour enfant est celui de l’intérêt de l’enfant. Il est peu déterminé par la loi et s’apprécie essentiellement selon les valeurs et les convictions propres du juge. J’ai préféré quitter ces fonctions plutôt que de prendre de mauvaises décisions. Je suis devenu juge d’instruction, un domaine où la loi est beaucoup plus précise. Dans le cadre créé par le Code de procédure pénale, je me suis senti plus à l’aise.
AJ : Vous commencez néanmoins par instruire des affaires liées aux mineurs…
Jean-Pierre Getti : Compte tenu de mon passage au tribunal des enfants d’Évry, le président du tribunal de Paris m’a proposé de prendre en charge un poste de juge d’instruction chargé de la délinquance et de la protection des mineurs. Je suis resté sept ou huit ans dans cette activité. Le tribunal de grande instance de Paris comptait, à l’époque, 65 juges d’instruction. On y entendait souvent dire : « affaires de mineurs, affaires mineures », slogan qui montre le peu d’intérêt qui leur était porté. Ce désintérêt venait en grande partie du fait qu’il s’agissait très souvent d’affaires de mœurs, dans lesquelles les mineurs étaient mis en cause comme auteurs ou victimes. Les collègues étaient réticents à les traiter. Pour ma part, je m’y suis beaucoup investi. J’ai organisé plusieurs colloques à l’ENM avec un expert psychiatre que je connaissais bien, rédigé plusieurs articles notamment sur les affaires de pédophilie, de viols et d’inceste. J’ai beaucoup travaillé avec la brigade des mineurs, alors remarquablement dirigée par une commissaire avec laquelle j’avais tissé une relation de confiance. Nous avons fait progresser la pratique de l’audition des mineurs, l’accueil des familles, la recherche d’éléments factuels en vue de caractériser les faits d’agression sexuelle avec l’aide de médecins, des psychologues, d’éducateurs.
AJ : Vous ne vouliez pas vous en tenir, écrivez-vous, au « parole contre parole »…
Jean-Pierre Getti : En effet. Ces affaires se passent bien souvent dans le secret des familles ou sans témoins. Ce n’est pas pour autant que l’on doit se résigner. Il y a tout un environnement à explorer, des déclarations à confronter les unes aux autres, vérifier si ces déclarations sont compatibles avec d’autres éléments de contexte (lieu, temps, etc.). Toute cette série de vérifications complémentaires permet de se forger une conviction quant à la crédibilité de chacune des versions. J’ai toujours refusé de considérer qu’on ne pouvait pas enquêter sous prétexte que c’était parole contre parole. C’est le travail et le devoir du juge d’examiner ces paroles avec attention et de statuer une fois que tout a été examiné avec précaution.
AJ : Ces affaires de mœurs, que l’on qualifie plutôt de violences sexuelles aujourd’hui, suscitent désormais une grande attention de l’institution judiciaire et des médias. Comment voyez-vous ce retournement ?
Jean-Pierre Getti : Plutôt qu’un retournement, je vois un éternel recommencement. Les débats auxquels nous assistons aujourd’hui avaient déjà lieu il y a 40 ans ! Je pense aux débats sur le fait d’inscrire le consentement dans la loi. Cela signifierait que depuis 40 ans, nous aurions jugé des violeurs sans nous intéresser au problème du consentement ? C’est ridicule. La précédente loi, rédigée d’ailleurs à la demande de Gisèle Halimi après le procès des violeurs d’Aix-en-Provence, était très bien faite. J’ai l’impression qu’on découvre le fil à couper le beurre, sans compter que cette nouvelle définition peut avoir des effets négatifs.
AJ : Et que pensez-vous du débat actuel sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels ?
Jean-Pierre Getti : Lorsque j’ai commencé ma carrière de juge d’instruction, les crimes sexuels étaient prescrits au bout de 10 ans à compter de la date de commission des faits. Cela posait évidemment des problèmes pour les enfants qui avaient été violés car ils n’avaient pas la capacité juridique d’agir en justice. Il est apparu nécessaire que l’on puisse prendre en considération leur parole à partir de leur majorité. Dans un premier temps, il a paru souhaitable que la prescription de 10 ans courre à partir de cette majorité. Ces délais ont ensuite été portés à 20 ans puis à 30 ans, durée sur laquelle je suis un peu réservé car il devient difficile de retrouver des preuves tant de temps après les faits. Quant à l’imprescriptibilité, elle ne me semble pas souhaitable. D’abord, pour des questions purement matérielles de recueil des preuves mais aussi parce que je suis attaché à conserver l’imprescriptibilité pour les crimes les plus graves : les génocides et les crimes de masse qui heurtent la conscience humaine.
AJ : Vous avez d’ailleurs consacré la deuxième partie de votre carrière à ces crimes considérés comme les plus graves.
Jean-Pierre Getti : Après les affaires de mineurs, je me suis occupé un temps de l’instruction des affaires de presse puis de violences policières, très délicates. Un jour, un collègue m’a soumis le dossier de Paul Touvier, responsable du deuxième service de la milice de Lyon, chargé de l’arrestation des juifs sur la région Rhône-Alpes et de la lutte contre les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était recherché depuis 45 ans. Les faits étaient imprescriptibles, les poursuites étaient toujours possibles, et j’ai accepté de prendre en charge ce dossier. Au bout de 3 mois, Touvier a été arrêté. J’ai ainsi instruit la première affaire de crime contre l’humanité impliquant un Français. On m’a ensuite confié les affaires Alois Brunner, René Bousquet et autres. Ces affaires avaient un impact très fort : le jour de l’arrestation de Paul Touvier, 200 journalistes s’agglutinaient devant mon cabinet. Juste après la fin l’instruction de ces affaires, dans l’ex-Yougoslavie en guerre, le marché de Sarajevo a été bombardé par les Serbes. Ce drame a ému la communauté internationale, qui a décidé de créer une juridiction pour les crimes commis en ex-Yougoslavie. Peu de temps après, il y a eu le génocide au Rwanda. Un deuxième tribunal a été créé pour en juger les responsables. J’ai reçu une note de la Chancellerie qui cherchait, pour représenter la France, un juge d’instruction qui avait au moins 10 ans d’expérience et connaissait les questions de crime contre l’humanité. J’avais le profil recherché. J’ai commencé les premières enquêtes sur les crimes commis en Bosnie à Srebrenica par les Serbes. Le procureur m’a ensuite demandé d’aller au Rwanda et je suis parti à Kigali où j’ai mis en place les premières équipes d’enquêteurs, un an après le génocide.
AJ : Vous faites un bilan mitigé de cette justice internationale.
Jean-Pierre Getti : Sur le plan personnel, cela a été une expérience unique. J’ai rencontré des avocats, magistrats, enquêteurs du monde entier, avec des profils incroyables. Notamment des Américains, avec des expériences de crime et de délinquance dans des proportions que l’on ne connaissait pas en France. Les échanges étaient extrêmement riches. Il y avait tout à mettre en place : des procédures nouvelles, des équipes qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble. Malheureusement, cette machinerie onusienne est vite devenue une institution bureaucratique. Des rivalités se sont développées entre des courants de pensée judiciaire accusatoire et inquisitoire. Sous des dehors policés, il y avait de réels blocages. Il y avait surtout une absence de moyens. Une fois ces institutions mises en place, les pays, notamment les États-Unis, renâclaient à les financer. Nous ne pouvions pas recruter assez d’experts et d’interprètes. Cette justice internationale n’avait pas non plus de police disposant de pouvoir de coercition dans les États où elle était amenée à enquêter. La juridiction internationale était donc constamment en train de solliciter la coopération des pays dans lequel elle se rendait, qui pouvait lui être accordée ou refusée. Au Rwanda, le génocide a cessé quand des troupes ougandaises commandées par Kagame sont intervenues. Elles étaient composées de Tutsis, qui étaient les victimes du génocide, et ont elles-mêmes commis des exactions. La procureure Carla del Ponte a voulu enquêter sur ces exactions commises par les troupes de Kagame. Cela n’a pas été possible. Pendant deux ans, la coopération avec le Rwanda a cessé. Aujourd’hui encore, ces considérations matérielles et politiques freinent l’activité des juridictions internationales. La Cour pénale internationale (CPI) a délivré des mandats d’arrêts contre Benyamin Netanyahu et contre les chefs du Hamas. Ils ne sont pas exécutés. Le président hongrois, Viktor Orbán n’a pas voulu exécuter le mandat d’arrêt contre le président israélien qui se trouvait sur son territoire, alors que la Hongrie est membre de la CPI. Ces événements discréditent les juridictions internationales et pourraient, à force de répétition, leur faire perdre tout sens.
AJ : Vous déplorez également que la procédure accusatoire se soit imposée au sein de cette juridiction internationale. Pourquoi ?
Jean-Pierre Getti : La procédure accusatoire, anglo-saxonne, est très particulière. Il incombe au procureur et à la défense de rapporter les éléments à charge et à décharge. Le juge n’est qu’un arbitre. Le procureur rapporte une quantité d’éléments. La défense va ensuite, en prenant un temps infini, contester à la fois des éléments de droit et de fait. C’est un moyen de bloquer les procédures. Cette procédure a pour effet de remettre en cause ce que le bon sens admet d’emblée. On finit par couper les cheveux en quatre sur des points de détail. Dans le système inquisitoire en revanche, lorsque le juge d’instruction estime qu’il a rassemblé suffisamment d’éléments pour qu’un mis en cause comparaisse devant le tribunal, tout le monde dispose des mêmes éléments. C’est plus rapide et efficace.
AJ : Vous avez présidé plus de 400 cours d’assises. Quel souvenir en gardez-vous ?
Jean-Pierre Getti : À mon époque, on traitait d’affaires variées. J’ai fait de tout : terrorisme, assassinats, incendies volontaires, viols. Au cours d’une session, on voyait des affaires différentes. Cela permettait de montrer aux jurés tirés au sort différents aspects de la justice de leurs pays. J’ai rencontré parmi les jurés des gens de très grande qualité, motivés, impliqués dans la recherche de la vérité, craignant surtout de commettre une erreur judiciaire. Ce fut là encore une expérience très forte. Aujourd’hui, les cours criminelles se spécialisent dans les affaires dans lesquelles la peine encourue ne dépasse pas 20 ans. Elles traitent donc essentiellement des viols. Cela devient répétitif. Je pense que ce qui tue la justice, c’est la routine : le traitement de masse des affaires, une jurisprudence bien établie que l’on ne remet plus en cause. Or chaque affaire est différente et doit être abordée avec un regard neuf.
AJ : De toute votre carrière, quelle affaire vous a le plus intéressé ?
Jean-Pierre Getti : L’affaire Touvier est celle que je retiens, par vanité. C’est celle dont on a le plus parlé. Mais d’autres affaires moins médiatiques m’ont fondamentalement plus intéressé. Je mentionne dans mon livre l’histoire d’un proxénète qui ne pouvait pas avoir d’enfant avec sa compagne et avait déclaré à l’état civil le fils d’une de ses prostituées. À la suite d’un conflit, sa mère biologique avait révélé qu’il s’agissait d’une fausse déclaration. À l’époque, c’était un crime, celui de supposition d’enfant. Ce proxénète m’a été présenté : il élevait parfaitement son petit garçon, qui semblait heureux avec ce couple qui n’étaient pas ses parents biologiques. J’ai vu ce type, un affreux personnage par ailleurs, se mettre à pleurer. Il m’a ému. Ce genre d’affaires m’a passionné. Je parle aussi d’une jeune fille de 17 ans violée sur un tas de sable par deux hommes. Elle me donnait de ses nouvelles épisodiquement et, un jour, m’a demandé d’expliquer à sa fille ce qu’elle avait subi. J’ai accepté de rencontrer cette mère et sa fille. Cette dernière faisait semblant de ne pas écouter mais enregistrait tout ce que je lui disais. Je pense leur avoir apporté quelque chose d’utile ce jour-là. Ce genre de rencontres sont exceptionnelles. Elles correspondent à mon tempérament. Je considère qu’on ne peut pas toujours rester planqué derrière son Code pénal ! C’est sécurisant, mais ce n’est pas le sens du métier.
Référence : AJU017l0
