Magistrats judiciaires, enfermés dans leur « tour d’ivoire » ou assignés plus souvent qu’à leur « tour d’y voir » ?

Publié le 15/05/2024

Régulièrement, lorsqu’une décision de justice déplait dans une affaire médiatique, les juges sont accusés d’être « hors sol », « loin des réalités », « enfermés dans leur tour d’ivoire ». En réalité, ils sont confrontés quotidiennement à la réalité dans ce qu’elle a de plus cru, de plus douloureux, de plus grave, nous rappelle Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM).

Magistrats judiciaires, enfermés dans leur « tour d’ivoire » ou assignés plus souvent qu’à leur « tour d’y voir » ?
Photo : ©P. Cluzeau

J’observe de plus en plus souvent, à l’occasion d’échanges sur ma profession de magistrat judiciaire, celle que j’ai choisie il y a 34 ans, être invariablement interrogé soit sur le « gouvernement des juges », soit sur la cécité des magistrats, nécessairement pétris « d’entre-soi » et enfermés dans leur « tour d’ivoire ».

Même sur les espaces et réseaux sociaux faisant la part belle à l’expérience professionnelle et à l’expertise des intervenants, certains me reprochent, plus ou moins insidieusement, d’être dans ma « tour d’ivoire ».

Comme la plupart de mes collègues je ressens cette critique comme une injustice tellement elle est éloignée de notre réalité professionnelle.

Il s’agit d’un lieu commun à déconstruire absolument car fondé parfois sur l’ignorance, parfois sur un parti pris idéologique, philosophique ou politique, et parfois simplement l’expression d’une sorte de psittacisme de la pensée, bien dans l’air du temps faisant la part belle « au bon sens commun ».

Ce « bon sens », issu du « bon vieux temps » ou d’un « âge d’or » indéterminé, qu’il faudrait nécessairement opposer aux « élites », réelles ou supposées, coupées de la Nation et du peuple.

Or, répéter les choses n’en fait pas une réalité sociologique ou judiciaire.

La misère au quotidien

Car enfin dans notre société les personnels judiciaires, dont les juges et procureurs mais aussi les greffiers, sont au quotidien directement immergés dans la réalité la plus dure, la plus violente, la plus sordide, la plus glauque de notre société.

Nous y sommes confrontés tout comme les policiers, les éducateurs, les conseillers d’insertion et de probation mais aussi les enseignants, les soignants.

La misère que côtoient le magistrat et son équipe au quotidien peut être sociale, physique, psychologique, économique, intellectuelle… Elle est la toile de fond de nombre de nos dossiers, tant au civil qu’au pénal.

Quelques exemples tirés de mon parcours professionnel, dans lesquels la plupart d’entre nous se reconnaîtra :

➡️ J’ai, dans ma vie de juge d’instruction, participé à des dizaines d’autopsies d’hommes et de femmes, d’enfants et de nourrissons, morts de toutes les façons imaginables. Bien que ce ne soit pas une obligation légale, j’étais présent à la fois par respect pour les défunts, par solidarité avec mes enquêteurs, mais aussi parce que c’était « ma place » de responsable de l’enquête à la recherche de la vérité. J’y songe parfois… des images, des odeurs, des discussions médico-légales, le bruit de la scie sauteuse.

J’ai aussi organisé et dirigé, comme un « metteur en scène », nombre de reconstitutions criminelles, parfois dans des contextes tendus, de quasi-guerre civile, en gilet pare-balles avec les détonations de « 243 » et de « 270 » à proximité et l’usage d’un VBRG (véhicule blindé à roue de la gendarmerie) pour parcourir la scène de crime.

J’en ai conservé de vraies amitiés professionnelles avec nombre de policiers, gendarmes, experts et avocats.

➡️ J’ai, dans ma vie de président d’audience correctionnelle, condamné des milliers de nos concitoyens à des peines que le tribunal estimait adaptées à la gravité des faits, mais également à la personnalité de l’auteur, à l’issue d’un débat contradictoire avec le parquet et les avocats puis en collégialité, dans le secret du délibéré, avec mes assesseurs.

Je suis bien incapable d’en faire le compte en termes de dizaines voire de centaines ou de milliers d’années de prison ferme, avec sursis probatoire ou sursis simple… des relaxes également.

Mais en conservant toujours un « cap essentiel » dans la tenue de l’audience pénale : que chacun ait été mis en capacité de s’exprimer, de faire valoir sa vérité et ses arguments, avant que le juge ne tranche sur la culpabilité puis sur la peine. Rien de pire que le sentiment de ne pas avoir été entendu ou d’avoir été méprisé.

Des psychotiques en décompensation, des personnes âgées abandonnées…

➡️ J’ai, dans ma vie de juge d’instance, géré des psychotiques en décompensation venus me trouver à mon cabinet – en général situé à l’écart du bâtiment principal s’agissant d’un public parfois « peu présentable »-.

J’ai aussi accompagné des personnes âgées abandonnées par leurs enfants occupés à se déchirer. Je me souviendrai toujours de cette phrase, trop souvent entendue comme juge des tutelles de la part des enfants du protégé contestant une dépense ; « je suis son héritier ! ». Et moi de répondre : «Non. Vous êtes son enfant ».

Je me souviens, également, de ce majeur protégé, venu ivre à l‘audience, renversant mon bureau et tentant de me frapper puis de mordre ma greffière avant que je ne le repousse dehors en l’absence de personnel de sécurité.

J’ai également, toujours comme juge d’instance, trouvé parfois des solutions pour nos concitoyens surendettés, meurtris par les accidents de la vie, et assaillis par les sociétés de crédit.

➡️ J’ai, dans ma vie de juge exerçant outremer, appliqué la coutume kanak plutôt que le droit positif, assisté d’assesseurs des aires coutumières concernées. Riches moments de remise en question sur ma façon forcément ethnocentrée d’envisager juridiquement les rapports humains et sociaux.

➡️ J’ai, dans ma vie de juge du contentieux électoral, écumé les mairies, les bureaux de vote éloignés, les commissions électorales nocturnes souvent sans autre rémunération que la satisfaction du devoir de servir.

➡️ J’ai, dans ma vie de juge des enfants (remplaçant), constaté que mes ordonnances d’assistance éducative n’étaient pas mises en œuvre ou alors trop tardivement (un an après), faute de structures adaptées et censées apporter aux jeunes le besoin premier : la sécurité affective et éducative.

J’ai délivré des ordonnances tel un médecin mais en renvoyant les familles à un service incapable de délivrer ma prescription, comme si le pharmacien leur assénait « Bah, désolé ! revenez l’année prochaine, hein, j’ai plus de médicaments ! ».

➡️ J’ai, dans ma vie de juge d’application des peines (remplaçant), constaté la misère carcérale, mais le lendemain, en correctionnelle, prononcé des peines fermes au vu de la gravité des faits et de la personnalité antisociale du prévenu : schizophrénie judiciaire ?

Le juge étant par nature, selon le point de vue de chacun, soit trop laxiste, soit trop répressif….

La misère judiciaire soeur jumelle de la misère psychiatrique

➡️ J’ai, dans ma vie de magistrat en administration centrale, appliqué loyalement les directives de politique gouvernementale même lorsque je n’y adhérais pas totalement.

➡️ J’ai, dans ma vie de président de comparution immédiate (CI), tenu des audiences nocturnes plus souvent qu’à mon tour pour écluser le flux des déferrements. Mes fameuses « audiences Paris-Tokyo » de Bobigny comme je les nommais.

➡️ J’ai, dans ma vie de juge des libertés et de la détention, fréquenté les hôpitaux psychiatriques et constaté que la misère judiciaire était la sœur jumelle de la misère hospitalière.

➡️ J’oubliais, j’ai, dans ma vie d’élève avocat au CRFPA d’Aix-en-Provence, couru les greffes et services des tribunaux du ressort pour chercher les procédures des clients de mon maître de stage, prendre fébrilement des notes et tenter d’y trouver des éléments de plaidoirie utiles.

J’ai attendu des heures et j’ai connu l’angoisse de mal faire.

Angoisse que j’ai retrouvée dans ma vie de défenseur syndical de collègues déférés disciplinairement devant le Conseil supérieur de la magistrature.

Ça vous a plu ? Vous en demandez encore ? … les anecdotes ne manquent pas. Elles sont l’ossature de « ma tour d’ivoire ». Une tour riche et misérable à la fois dont je suis humblement fier.

Outre le fait que, comme la plupart de mes collègues, je ne suis pas issu d’une lignée de gens de robe ou de grands juristes. Mes grands-parents et parents étaient garçon de café, concierge et profs. Loin, très loin, de l’image de la reproduction sociale.

Près d’un magistrat sur deux, même parmi les « premiers concours » issus des facultés de droit ou de Science Po ont, avant de réussir ce difficile concours républicain, eu une première vie professionnelle.

Faire beaucoup avec trop peu 

« Ma tour d’ivoire », c’est aussi conserver mon humanité en toute occasion, éviter les habitudes professionnelles et me préserver des biais de pensée.

« Ma tour d’ivoire », c’est faire beaucoup avec trop peu. Si vous saviez les kilomètres de photocopies que j’ai pu faire, en 34 ans de magistrature, pour soulager mon greffe.

« Ma tour d’ivoire », c’est travailler sur l’humain, avec des humains, pour des humains… avec des rituels et des règles judiciaires et procédurales qui sont notre boussole. C’est aussi appliquer le droit, parfois bien obscur, en conscience. Parfois en solitude, avec bien souvent la peur de se tromper.

« Ma tour d’ivoire », c’est un métier technique et exigeant, bien loin de l’image d’Épinal du bon roi Salomon, qui ne nécessiterait qu’un peu de « bon sens ».

« Ma tour d’ivoire » c’est mon tour d’y voir, au fond des yeux, la société qui est la nôtre.

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