Les « audiences Paris-Tokyo » des comparutions immédiates de Bobigny
Il n’est pas rare en France que les audiences de comparutions immédiates se terminent tard dans la nuit. C’est l’une des conséquences du manque de moyens de la justice. Ludovic Friat, Vice-président au Tribunal judiciaire de Bobigny et secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats (USM), témoigne ici de son expérience et analyse les causes de cette situation.
Le garde des Sceaux, concernant les effectifs de magistrats en France, nous assure « qu’on n’est pas loin du bon chiffre ! ». Il ajoute qu’à l’occasion de visites en juridiction, il ne rencontrerait que des « gens heureux », dont des magistrats, par l’effet des deux budgets « historiques » qu’il a obtenus. Augmentations ayant permis de recruter nombre de contractuels à durée déterminée venus soulager les juridictions.
Cette affirmation en forme d’autocongratulation ne correspond pas, et de très loin, à la réalité du vécu quotidien des personnels de justice, des avocats et des justiciables …
Comparutions immédiates : une réalité judiciaire dégradée et méconnue
Ayant présidé les audiences de comparutions immédiates à Bobigny, je peux décrire une part de cette réalité judiciaire dégradée et méconnue : mes « audiences Paris-Tokyo ».
J’appelais ainsi ces audiences préparées par les magistrats dès 09h30, commencées à 13h00 et se poursuivant jusque tard dans la nuit, par analogie avec ce vol long-courrier transcontinental interminable. Entre 11h00 et 13h00 de « vol », souvent pas mal de turbulences et à l’arrivée, pour l’équipage comme pour les passagers, un état semi-comateux de décalage horaire prononcé.
Personne n’aime siéger jusqu’au cœur de la nuit, aux heures où la fatigue se fait sentir, la concentration chute, les sentiments s’exacerbent, mais où il faut néanmoins tenter d’écouter les arguments des parties, les analyser et statuer de façon impartiale sur la culpabilité et la liberté des justiciables.
Lesquels justiciables, présentés selon cette procédure d’urgence pénale et pour des affaires à priori simples, sortent d’une garde à vue de 24 à 48h, voire 96h, puis d’un passage au dépôt (cellules) du tribunal de 20h00 maximum et attendent, de surcroît, pour certains pendant dix heures, leur tour de passage à l’audience. Bref un marathon de plus de trois jours pour la personne jugée, voire cinq jours en matière de criminalité organisée.
Autant d’heures d’attente pour la victime, qui outre son traumatisme, doit gérer sa vie familiale qui continue, l’absence de transports en commun pour rentrer chez elle passée une certaine heure …
Une circulaire du 6 juin 2001, dite « circulaire Lebranchu », avait fixé à six heures la durée maximale de l’audience pénale, délibéré compris. Appliquée à la lettre, une audience commençant à 13h00 devrait donc se terminer aux alentours de 19H00. De fait, elle ne se termine presque jamais aussi tôt.
A Bobigny, une fin d’audience à 22 heures est habituelle
A Bobigny, une fin d’audience à 21h00 est considérée comme « très acceptable voire enviable », à 22h00 comme « habituelle », à 23h00 comme « un peu tardive mais pas si rare ». Après on entre dans une autre dimension, celle de l’audience se terminant le lendemain, plus rare mais non exceptionnelle.
Par cette circulaire, schizophrène comme souvent en matière d’administration judiciaire, la garde des Sceaux de l’époque fixait une « bonne pratique », une sorte d’objectif enviable, qu’elle savait pertinemment inatteignable dans la réalité de la vie judiciaire, au vu des moyens attribués à l’institution.
Les magistrats, par volonté de ne pas emboliser davantage les audiences futures en renvoyant trop de dossiers à une date ultérieure, continuent vaille que vaille, dans une sorte d’effet tunnel effrayant, à mener leurs audiences jusqu’au milieu de la nuit. Est-ce par l’effet d’une conscience professionnelle extrême, dans une communauté où il ne fait pas bon être « le maillon faible » ? Par peur d’être mis en cause comme étant le juge qui privilégie son « confort » au détriment de l’effectivité de la réponse pénale ? Par une sorte de réflexe conditionné consistant à accepter de faire toujours plus pour pallier le manque de moyens endémique de l’institution ? Sans doute un mélange de tout cela.
Si le tribunal accepte tous les dossiers présentés en les jugeant systématiquement, sans sourciller, jusqu’au milieu de la nuit voire jusqu’au lendemain, il crée un appel d’air et de plus en plus de dossiers arrivent en cours d’après-midi ou en début de soirée et, s’ajoutant aux précédents, s’amoncellent.
Si le tribunal dédouble les audiences, dans l’espoir d’équilibrer les flux, rapidement les places ainsi créées sont occupées, les procureurs cherchant désespérément des créneaux privilégiant une réponse pénale immédiate, considérée comme plus ferme et efficace.
Des audiences en mode « surbooking » permanent
Qui n’a pas entendu un collègue du parquet dire « je passe ce dossier en comparution immédiate (sous-entendu même si j’aurais pu faire autrement) vu qu’il reste des créneaux libres car les convocations par officier de police judiciaire c’est à 12 ou 18 mois de délai» ? Qui pourrait le lui reprocher, pressé qu’il est par sa hiérarchie, par l’autorité politique, par l’opinion publique et par les médias d’apporter une réponse pénale systématique au prix « d’un quoi qu’il en coûte judiciaire ».
L’origine de ces difficultés est pourtant simple ! Le diamètre du « tuyau justice », c’est-à-dire sa capacité à juger des affaires, est clairement sous-dimensionné par rapport au diamètre du tuyau Police-Gendarmerie, d’où sortent les dossiers et les gardés à vue. Tout comme le tuyau judiciaire est surdimensionné par rapport au tuyau pénitentiaire qui peine à assurer des conditions dignes de détention aux personnes condamnées à une peine d’emprisonnement ferme.
Ainsi ce sous-dimensionnement produit un audiencement totalement irréaliste, en mode « surbooking » permanent. A Bobigny, en comparution immédiate, la limite est fixé à 12 dossiers et 15 prévenus maximum par audience. Or, chacun sait qu’il est impossible de juger autant d’affaires à raison d’une moyenne d’une heure par dossier, ce qui inclut le temps d’extraction et de trajet entre les geôles et la salle d’audience, la durée de l’audience contradictoire et celle du délibéré.
Cette difficulté est accrue lorsque sont inscrits au rôle de « gros » dossiers constitués de plusieurs tomes, mettant en cause de multiples prévenus, dont les faits sont contestés, les avocats impliqués. Ceux-là qui sont en réalité de vrais dossiers d’instruction et non pas des affaires simples relevant de la procédure de comparution immédiate durent nécessairement plusieurs heures et « thrombosent » un peu plus un système à bout de souffle.
Dans un grand tribunal comme Bobigny, il y a aussi nombre de juges d’instruction, de juges des enfants, de juges de la liberté et de la détention, de juges de l’application des peines, de juges aux affaires familiales avec lesquels le tribunal correctionnel doit mutualiser les interprètes, les escortes policières ou pénitentiaires, voire les avocats de permanence courant d’une salle d’audience à l’autre…. Lorsque ce n’est pas le parquetier lui-même qui doit s’absenter des comparutions immédiates pour participer à un débat devant un juge de la liberté et de la détention sur le prononcé d’un mandat de dépôt.
Quand tout devient prioritaire
La situation se dégrade encore au fil des injonctions paradoxales du pouvoir politique.
D’un côté, l’exigence toujours plus insistante, notamment par voie de circulaires, de réponses pénales fermes : soit des comparutions immédiates et des peines d’emprisonnement dans nombre de contentieux tout aussi urgents et prioritaires les uns que les autres. Tout devenant ainsi prioritaire.
De l’autre, l’obligation faite au juge par la loi d’aménager les peines fermes jusqu’à un an d’emprisonnement compte tenu de l’incapacité du parc pénitentiaire d’accueillir autant de personnes en détention, outre les effets pervers de l’enfermement carcéral.
Comment, dans ces conditions, rendre une justice apaisée, soucieuse de la parole et de la dignité de tous ? Comment s’étonner de la dégradation, voire parfois l’hystérisation, des relations entre les intervenants judiciaires constitutives d’incidents ou d’attitudes inadaptées ?
Le renvoi « pour surcharge » est un motif assez habituellement invoqué à Bobigny pour renvoyer les dossiers lorsque le tribunal sait ne pas pouvoir tenir l’audience dans des délais raisonnables (c’est-à-dire dans les faits après 23h00). La plupart du temps le ministère public ne s’y oppose pas et les juges n’en abusent pas.
Le triste record de 2h45 du matin
Ainsi, il m’est arrivé d’expliquer au prévenu et à la victime qu’il était déraisonnable de juger leur affaire passée une certaine heure … ce dont tout le monde convenait en général, espérant néanmoins que ce serait le dossier du voisin et non le sien.
La difficulté pour le président est d’apprécier finement en cours d’audience le « reste à juger » et d’anticiper ces renvois. Parfois, il calcule mal ou se fait surprendre et l’audience dérape jusqu’à minuit ou 02h45, mon « triste » record.
Compte-tenu de l’insuffisance structurelle des effectifs des personnels judiciaires (magistrats, greffiers, fonctionnaires, experts, escortes, interprètes, et même avocats …), il ne pourra jamais en être autrement.
Juste pour rappel, en 2018 la France consacrait – hors administration pénitentiaire – 69,5€/habitant à sa justice contre 84,1 € pour les pays européens comparables (selon les chiffres de la CEPEJ).
Il y a en France :
*10,9 juges pour 100.000 habitants contre 17,7 dans les pays comparables,
*3 procureurs pour 100.000 habitants contre 11,2 sur l’ensemble des 48 pays étudiés.
Ces chiffres relativisent grandement celui, systématiquement mis en avant par le politique, de la barre symbolique des 9.000 magistrats franchie en 2021. Rappelons qu’en 1840 pas moins de 8.000 magistrats officiaient en France, alors que notre pays comptait 32 millions de citoyens de moins qu’aujourd’hui. L’exécutif peut-il sérieusement se satisfaire d’une hausse de 1.000 magistrats pour 32 millions de français supplémentaires ?
Alors oui, l’augmentation budgétaire est pour la justice une nécessité vitale ! C’est, pardonnez-moi cette image sanitaire, de l’oxygène apporté au malade de la Covid placé en soins intensifs. Mais de là à penser que « le malade-justice », après deux exercices budgétaires à la hausse, aura miraculeusement la capacité de remplir correctement l’ensemble de ses missions, c’est une contre-vérité absolue.
Pendant ce temps, les audiences nocturnes se poursuivent à Bobigny….C’est cela, la réalité de la fameuse « justice de proximité » au quotidien vantée par le ministre.
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Référence : AJU255328