Michelle Dayan : « Un vent de la liberté souffle sur toutes les générations de femmes. Et sur les hommes aussi, d’ailleurs »
Dans son livre Nous nous sommes tant aimés, Michelle Dayan, avocate au barreau de Paris, revient sur 30 années passées à accompagner des couples qui se séparent. « Je suis une divorceuse », écrit-elle en préambule. Au fil des pages, on comprend qu’elle est aussi bien plus que cela : une observatrice des évolutions de la famille et de la société française. Le livre mêle trois voix : celle de ses clients dont on entend les mots, celle du législateur, et celle de l’avocate qu’elle est, dont le regard évolue avec l’expérience. Les petites histoires et la grande histoire se mêlent pour dresser le portrait d’une époque. Mariage pour tous, aspirations à l’égalité dans le couple, prise de conscience des violences conjugales. On y retrouve les grands changements analysés depuis ce qu’elle nomme son « poste d’observation privilégié » : son cabinet d’avocate. Rencontre.
Actu-Juridique : Comment est née l’idée de ce livre ?
Michelle Dayan : J’ai commencé à écrire ce livre alors que j’étais moi-même en train de me séparer, après 28 ans de vie commune. Mon histoire s’ajoutait à celle des hommes et des femmes que j’assiste dans leur séparation depuis plus de 30 ans. J’avais accumulé beaucoup de matière, et raconter les changements de la famille avec le regard d’un avocat en droit de la famille n’avait jamais été fait. Tant de choses ont changé depuis ma prestation de serment. La première : aujourd’hui, un divorce n’est plus toujours un drame. Cela reste dans la plupart des cas une épreuve, mais qui se surmonte et n’est plus vécue comme un échec absolu. L’autre tournant majeur vient de l’évolution du rapport entre les hommes et les femmes. Cela change tout au moment de la séparation, notamment en ce qui concerne la prise en charge des enfants.
AJ : Avant de détailler ces changements récents, vous faites l’historique du divorce en France, et montrez qu’il n’a pas été linéaire…
Michelle Dayan : En effet, le début du XIXe siècle a été marqué par un fort recul en matière de droit au divorce. Après la révolution qui avait laïcisé l’état civil, le mariage, qui était religieux auparavant, était devenu civil. Dès lors, il ne s’agissait plus d’un sacrement inviolable jusqu’à la mort. Le droit au divorce avait été instauré en 1792, dans une loi qui permettait de divorcer par consentement mutuel pour « désaccord insoluble ». J’ai relu des papiers et témoignages de l’époque, qui soulignaient à quel point cette loi était permissive. Le taux de divorces dans des grandes villes comme Paris ou Marseille était le même que celui d’aujourd’hui ! Ensuite, avec la Restauration, le religieux est revenu en force et ces divorces ont été décriés. Le « divorce faillite » de l’esprit révolutionnaire a été remplacé par le « divorce sanction ». Le Code Napoléon, publié en 1804, ne permet de divorcer qu’en cas de » faute ». Dès lors, l’adultère sera considéré comme une infraction pénale, jusqu’en 1975 ! Certains de mes confrères, qui ont prêté serment dans les années soixante-dix, relatent que, même quand chacun était d’accord pour divorcer, il fallait se fabriquer des fausses lettres d’injures et de reproches pour pouvoir prétendre au divorce. Personne n’était dupe de ce manège, ni les juges ni les avocats. C’était d’une hypocrisie folle.
AJ : Aujourd’hui, le divorce pour faute se pratique-t-il encore ?
Michelle Dayan : J’entends beaucoup de clients dire que le divorce pour faute n’existe plus ! Ce n’est pas vrai. En revanche, depuis 2005, il n’a plus d’intérêt financier. Avant cette date, les conséquences financières étaient connectées à la faute : celui qui avait les torts exclusifs n’avait pas le droit à une prestation compensatoire. Il y avait donc un fort intérêt à obtenir un divorce à la faute de l’autre, et un vrai désavantage à se voir attribuer les torts. Depuis 2005, une femme adultère peut bénéficier d’une prestation compensatoire de la part de son ex-mari. C’est à mon sens une grande avancée. Le divorce pour faute est devenu purement symbolique mais il existe toujours. De moins en moins de clients le revendiquent mais certains le demandent, parce qu’il y a eu adultère ou parce qu’il y a eu des violences. Ce sont les deux cas dans lesquels les parties demeurent le plus accrochées à la faute.
AJ : Vous ouvrez votre livre sur l’histoire d’un adultère. Pourquoi ?
Michelle Dayan : C’est le premier chapitre du livre car j’observe que cela reste une des premières causes de la séparation. Il y en a d’autres : l’incompatibilité d’humeur, les orientations de vie qui divergent. Mais il y a presque toujours un fond d’adultère : le couple n’allait pas, et l’un a découvert la « tromperie » de l’autre. Tromper n’est souvent que la partie émergée de l’iceberg. Mais cela reste très important pour les couples. Je suis étonnée de voir à quel point cela reste une grande blessure narcissique, à l’heure du polyamour et de la déconnexion entre la sexualité et l’amour. L’adultère est vécu comme une grande trahison.
AJ : La grande révolution, dites-vous, est l’arrivée de la garde alternée. Comment cela a-t-il commencé ?
Michelle Dayan : La garde alternée est entrée dans la loi en 2002, à l’initiative de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille. C’est en effet une grande révolution, mais elle a été initiée de manière silencieuse et officieuse. Une petite dizaine d’années auparavant, des tas de couple séparés organisaient déjà cette prise en charge égalitaire de la charge des enfants une semaine sur deux. Ils le faisaient de manière officieuse, car la loi ne leur en donnait pas les moyens. Sans décision de justice, ils se trouvaient dans une grande insécurité juridique. Des magistrats du fond résistaient et fixaient une garde alternée, mais ils se faisaient sanctionner par la Cour de cassation. Restait alors une option, que j’ai souvent demandée à l’époque : fixer la résidence chez l’un des deux parents, ainsi qu’un droit de visite et d’hébergement d’une semaine sur deux pour l’autre parent. C’était un bricolage juridique, là encore d’une hypocrisie absolue. Comme pour les fausses lettres visant à simuler une faute pour divorcer, personne n’était dupe. Mais les juristes sont très conservateurs, et la société n’était peut-être pas prête. La résidence était fixée en général chez la mère : et certains pères se plaignaient de cette justice soi-disant féministe qui favorisait les femmes. En réalité, c’était à mon sens une justice très patriarcale qui estimait que la place principale des femmes était auprès de leurs enfants.
AJ : La justice est-elle moins patriarcale aujourd’hui ?
Michelle Dayan : Je crois que oui. La loi l’est moins. Grâce à la garde alternée, des mères ont compris qu’elles pouvaient rester mères en laissant les pères s’occuper des enfants une semaine sur deux, et réinvestir pendant ce temps une vie de femme, de travailleuse, d’amie, d’amoureuse. De leur côté, des pères sont devenus des mères comme les autres, ont connu à leur tour les joies et les contraintes de la prise en charge d’enfants au quotidien. La loi, en donnant la possibilité aux juges de permettre cela, et la justice en prononçant de plus en plus des décisions de garde alternée même en cas de désaccord des parents, favorise l’égalité. C’est une bonne chose, à condition qu’il n’y ait pas de violences, évidemment.
AJ : La prise en compte de la violence dans le couple a-t-elle changé ?
Michelle Dayan : Je suis passée à côté d’un grand nombre de violences pendant des années. Au cours de ma carrière, j’ai assisté une femme qui était pressée de divorcer. Elle a été assassinée avec son petit garçon par l’homme qu’elle voulait quitter. C’était atroce mais personne ne parlait alors de féminicide. Moi, je voyais bien sûr que c’était inacceptable mais je ne reliais pas cet événement à un contexte systémique. Quand des clientes me parlaient de « manque de respect » de leur conjoint, j’ignorais ce que cela voulait dire précisément et ne cherchais pas systématiquement à le savoir. Or, si on ne pose pas les questions, on n’obtient pas de réponse. Aujourd’hui, je constate qu’il y a de la violence dans un dossier sur cinq qui arrive à mon cabinet. J’exerce à deux pas du jardin du Luxembourg, en plein centre de Paris. Mes clientes appartiennent souvent à des milieux très privilégiés mais cela ne change rien : la violence est très démocratique, très bien partagée. Il faut poser des questions, on a un devoir d’ingérence lorsqu’on est avocat. Personne ne m’a enseigné cela, mais moi, aujourd’hui, je l’enseigne à mes confrères et mes consœurs.
AJ : Comment détectez-vous ces situations de violences ?
Michelle Dayan : Je demande de manière systématique, aux hommes comme aux femmes, s’ils vivent des situations de violences. Je le fais en précisant que je pose systématiquement cette question à tous mes clients, de sorte qu’ils ne se sentent pas discriminés. Je vois bien comment ils ou elles répondent. Certains répondent clairement oui ou non, mais pour d’autres, c’est une zone grise. Si à la question « votre conjoint est-il violent », la réponse est « non, pas vraiment », il ne faut pas lâcher. Il faut donner des exemples. Il ne vous frappe pas, mais vous pousse-t-il ? Vous jette-t-il des objets ? Vous serre-t-il les poignets ? Certaines me disent que oui, mais ce n’est pas frapper. Eh bien si, c’est une violence que de serrer les poignets de quelqu’un. Maintenant je pose aussi de manière systématique la question des violences psychologiques, et celle des rapports sexuels non consentis. Je sais que tous mes confrères et consœurs ne le font pas. Moi, je crois qu’il faut se former à cela, sinon on passe à côté.
AJ : Le mariage pour tous a-t-il changé votre clientèle ?
Michelle Dayan : Pas immédiatement, car les couples homosexuels allaient d’abord voir des avocats associés au réseau LGBT. C’était un fonctionnement en communauté, ce qui est logique car il s’était longtemps agi d’une communauté stigmatisée et discriminée. Depuis quelques années, le mariage gay s’est banalisé et ces couples homosexuels ne sont plus à la recherche d’un avocat militant LGBT. J’en ai un certain nombre parmi ma clientèle. C’est une grande révolution en termes de mentalités. La famille, ce n’est plus seulement un père, une mère et des enfants. Ce qui fait famille, c’est le lien et la sécurité qu’on donne à ses enfants. C’est une grande révolution, très bénéfique à mon sens.
AJ : Et en même temps, vous notez un retour au lien du sang…
Michelle Dayan : Oui. Des couples qui ont eu des enfants grâce à un don de gamète ressortent souvent le sujet de la filiation biologique au moment de la séparation. Cela vaut pour les couples hétérosexuels comme pour les couples homosexuels. J’ai l’habitude d’entendre un parent remettre en cause les qualités maternelles ou paternelles de son conjoint. Mais, dans le cadre d’une PMA, s’ajoute souvent la remise en cause de la qualité même de père ou de mère sous prétexte qu’il y a eu un don d’ovocytes. Cela ne concerne pas tout le monde, heureusement. Voir le biologique faire son grand retour de cette manière m’interpelle et me déçoit.
AJ : Autre nouveauté que vous constatez : le divorce des seniors…
Michelle Dayan : Il y a trente ans, je n’en avais pas, ou alors exceptionnellement. Il s’agissait de cas très subits et caricaturaux, quand un homme de plus de 60 ans partait avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Aujourd’hui, il y a une vie après la retraite, une fois que les enfants sont partis. Les femmes n’ont plus peur d’être seules et elles prennent l’initiative de divorcer même à 70 ans. J’en vois plein. Certaines partent avec des hommes beaucoup plus jeunes, ce que je trouve réjouissant. Elles ont parfois accepté d’être plus ou moins rabaissées pendant des années et ont fini par décider que ce n’était plus possible. Un vent de la liberté souffle sur toutes les générations de femmes. Et sur les hommes aussi, d’ailleurs.
AJ : Comment votre regard de femme et d’avocate a-t-il évolué pendant toutes ces années ?
Michelle Dayan : J’ai grandi avec la famille française. Je suis née en 1968, quand la loi parlait encore de « puissance paternelle ». Cela faisait seulement 3 ans que ma mère pouvait ouvrir un compte ou travailler sans l’autorisation de mon père. J’avais des parents très ouverts mais j’ai grandi dans un milieu traditionnel. Le modèle familial, c’était un père et une mère, et le divorce, quelque chose à éviter à tout prix. La femme pouvait certes travailler pour être indépendante, mais faire carrière, c’était une autre histoire. J’ai longtemps partagé cette vision genrée des choses, notamment en ce qui concerne le pouvoir économique dans le couple. Je trouvais normal que l’homme gagne plus d’argent et se consacre davantage à sa vie professionnelle. J’étais dubitative sur la garde alternée. J’ai beaucoup appris en voyant mes clients divorcer et organiser les conséquences de leur séparation. La manière dont les pères ont pris en charge les enfants, dont les mères ont accepté cela, m’a fait évoluer sur ma façon de voir le rôle de chacun. J’ai vu des femmes prendre le pouvoir financier et économique. Ces clientes m’ont ouvert la voie.
AJ : Votre féminisme s’est également affirmé pendant ces trente années…
Michelle Dayan : Je fais partie des féministes de plus de 50 ans, et jusqu’à il y a dix ans, le féminisme était ringard. Nos mères avaient obtenu le droit à l’avortement et l’égalité des droits, cela paraissait suffire. Mon féminisme s’est révélé à cause des violences faites aux femmes dont j’ai été témoin. Cela a commencé dans les années 2010, au moment de la première loi sur l’ordonnance de protection. J’ai pris conscience que les femmes étaient victimes de traitements dégradants au sein de leur propre famille, et que le foyer était pour certaines le lieu de tous les dangers. Je voyais aussi l’emprise économique de certains hommes sur leurs femmes. Nombre d’entre elles se retrouvaient précarisées au moment de la séparation, car tout ce que le couple avait acquis était au nom du mari. Dans mon cabinet, certains clients tenaient un discours très décomplexé à ce sujet. Tout cela m’a fait prendre conscience du patriarcat à l’œuvre dans notre société. Ensuite, cela s’est affiné avec ♯Metoo.
AJ : En guise de conclusion, vous invitez à troquer la fidélité par la loyauté. Pourquoi ?
Michelle Dayan : De toute éternité, les couples se sont juré fidélité. Et, de toute éternité, ils se sont « trompés ». Depuis des millénaires, on aime et on désire ailleurs que dans son couple. Je dis simplement qu’il serait peut-être temps d’en tirer les conséquences. Je pense que la fidélité n’est pas une valeur cardinale. La loyauté, en revanche, doit en être une. Il faut se mettre d’accord sur la manière dont on souhaite vivre le couple et la famille. Tout est possible, du moment qu’on se respecte, sans violence, entre adultes consentants. Si on se jurait loyauté plutôt que fidélité dans les articles 212 et suivants du Code civil, on progresserait peut-être…
Référence : AJU014n1
