« Ne pas protéger les mineurs aura un coût pour la société »

Publié le 06/12/2018

Au début du mois de novembre 2018, les juges des enfants du tribunal de Bobigny prenaient la parole dans Le Monde et sur France Inter, pour alerter l’opinion sur l’état de la justice des mineurs. Neïl Grid, jeune magistrat en poste à Bobigny, revient sur les coulisses de cette tribune. Il détaille les conséquences du manque de moyens, qui met en péril l’accompagnement des familles en difficulté et la protection des mineurs.

Les Petites Affiches

Quelle est l’origine de cette tribune ?

Neïl Grid

L’aggravation d’une situation déjà très problématique nous a poussés à prendre la parole et à lancer ce cri d’alarme. Personnellement, je suis arrivé à Bobigny il y a 3 ans, et il y avait alors 6 mois de retard dans l’application des mesures éducatives en milieu ouvert, ce qui est déjà considérable. Mes collègues qui sont là depuis plus longtemps me disent que ces délais trop long ont toujours existé… Seulement, chaque année, nous passons un cap supplémentaire. Nous faisons systématiquement en fin d’année scolaire le bilan avec les associations qui exercent les mesures éducatives. En juin dernier, nous avons réalisé que ce retard atteignait désormais 18 mois. Nous nous sommes demandés quoi faire et avons estimé qu’il était plus que temps de faire connaître cette situation à l’opinion publique. Cette tribune a été signée par l’ensemble des juges des enfants de Bobigny. Tous les magistrats sont à 100 % d’accord, tant sur le fond que sur la forme, avec ce qui est écrit dans cette tribune.

LPA

Que sont ces mesures éducatives en milieu ouvert ?

N. G.

Nous, juges des enfants, intervenons à la fois sur le volet répressif et sur le volet préventif. C’est ce volet préventif qui est au cœur de notre tribune. Quand l’équilibre d’un enfant est menacé dans sa famille, nous avons deux solutions. Nous pouvons décider d’un placement : dans ce cas, les enfants sont confiés à l’aide sociale à l’enfance, et placés en foyers ou en familles d’accueil. Ces mesures de placement peuvent être exécutées car il n’y a pas de liste d’attente – même si se posent des questions sur la qualité de cet accueil, notamment du fait du manque de familles d’accueil. Lorsque nous considérons que l’enfant peut rester dans sa famille si celle-ci est accompagnée et soutenue, nous prononçons des mesures éducatives en milieu ouvert, c’est-à-dire à domicile. L’enfant continue à vivre dans sa famille, mais il faut pour cela qu’un éducateur leur rende des visites régulières. C’est cela qui est compromis aujourd’hui, car les associations qui emploient ces éducateurs n’ont pas assez de moyens, et donc pas assez d’éducateurs. Prononcer une mesure éducative en milieu ouvert sans qu’elle soit appliquée est également désastreux sur le plan symbolique. C’est comme si un juge prononçait une peine de prison et que le condamné restait dehors en raison de la surpopulation carcérale…

LPA

Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces mesures éducatives en milieu ouvert ?

N. G.

Les éducateurs peuvent intervenir dans des situations très différentes. Par exemple, dans le cas d’une famille dont les parents sont séparés, il peut jouer un rôle de tiers, aider les parents à faire un planning, à penser des modalités de remise des enfants pacifiées. L’éducateur peut aussi intervenir lorsque l’enfant a besoin d’un suivi psychologique, de voir un orthophoniste, de suivre des séances d’aide aux devoirs, alors que les parents sont dans le déni et refusent ces aides. Il peut approcher un enfant replié sur lui-même, le convaincre de s’inscrire à des activités extra-scolaires. Il peut également aider des parents qui parlent mal le français à remplir des dossiers administratifs pour permettre que leurs enfants soient accueillis dans une classe adaptée.

LPA

Quelles sont les conséquences de ce déficit d’éducateurs ?

N. G.

Je vais vous donner un exemple précis. L’année dernière, j’ai été saisi pour un enfant de primaire qui avait des comportements violents avec son maître et avec ses camarades de classe. Les premiers signalements de l’école avaient eu lieu dès le CP, l’audience a eu lieu pendant l’année de son CE1. J’ai alors, pour un an, prononcé une mesure éducative à domicile, car j’estimais que les parents avaient besoin d’être aidés pour envisager un suivi psychologique de leur enfant. Je continue à recevoir des signalements de l’école. J’ai revu la famille, qui m’a dit qu’un an après l’audience, ils n’avaient toujours pas vu d’éducateur ! Ce qui n’est pas étonnant, puisque le délai est de 18 mois ! J’ai donc renouvelé cette mesure d’un an, en espérant qu’ils finissent enfin par voir quelqu’un d’ici 6 mois…

LPA

Ce manque de moyens a aussi des conséquences sur les placements en foyer ou en famille d’accueil…

N. G.

Oui car entre-temps, la situation peut dégénérer. L’enfant dont je vous parle a accumulé tellement de retard que l’on va peut-être finir par devoir envisager le placement. C’est souvent le cas : à force de ne pas aider les enfants, on est amenés à prononcer des placements que l’on aurait sans doute pu éviter. Inversement, il arrive aussi qu’un enfant placé puisse un jour retourner dans sa famille, une fois que ses parents vont mieux. Dans ce cas aussi, on prononce des mesures éducatives à domicile, car les parents restent fragiles et qu’un retour sec de l’enfant au domicile serait trop brutal et risqué. Si aucun éducateur ne peut accompagner les retours, nous sommes obligés de renouveler les placements. La loi dit pourtant que les placements doivent être prononcés quand les mesures éducatives en milieu ouvert sont insuffisantes. Là, si elles sont insuffisantes, c’est uniquement du fait du manque de moyens.

LPA

Pointez-vous des responsables de cette situation ?

N. G.

En préparant cette tribune, nous avons discuté sur ce point et en sommes arrivés à dire que nous ne voulions pas mettre en cause telle ou telle institution. Cela n’est, nous semble-t-il, pas notre rôle. La loi dit que ce sont les conseils départementaux qui dotent les associations, mais le président du conseil départemental a répondu à notre tribune en interpellant la garde des Sceaux et en disant que l’État ne leur donnait pas les moyens. Nicole Belloubet a, quant à elle, renvoyé sur France Inter le président du conseil départemental à ses responsabilités… Nous ne voulons pas prendre part à ce débat. Nous nous bornons à dire que les pouvoirs publics, quels qu’ils soient, doivent doter les associations. Nous espérons que notre alerte aura des effets, mais il est encore trop tôt pour le dire.

LPA

La situation que vous dénoncez existe-t-elle aussi ailleurs ?

N. G.

Dans certains départements, il n’y a pas de liste d’attente. Il faut juste compter le temps de notifier la décision : en un mois, le service éducatif est en mesure de rencontrer la famille. C’est par exemple le cas à Paris, raison pour laquelle nous avons écrit dans notre tribune qu’il y avait une rupture d’égalité selon que l’on vive d’un côté ou de l’autre du boulevard périphérique ! Cela dit, les délais de mise en place du suivi existent ailleurs aussi. Nous avons, depuis la parution de la tribune, des retours d’autres magistrats qui nous font part de délai de 4, 6 ou 8 mois, et nous réflechissions à une nouvelle prise de parole sur le plan national. Des délais de 18 mois tels qu’on les voit aujourd’hui en Seine-Saint-Denis, je n’ai cependant pas connaissance que cela existe ailleurs.

LPA

Pourquoi la mise en place de ce suivi est-elle plus lente que partout ailleurs en Seine-Saint-Denis ?

N. G.

C’est très certainement multifactoriel. La Seine-Saint-Denis est certes un département pauvre, mais ce n’est pas le seul. C’est aussi un département à la population très jeune, ce qui explique que les besoins soient plus nombreux qu’ailleurs. C’est enfin un département qui manque de moyens dans tous les secteurs. La police, l’éducation nationale, s’en plaignent aussi… Tout cela a des conséquences et favorise le fait que de nombreux jeunes soient en difficulté. Aujourd’hui, les autorités imaginent faire des économies en rognant sur les dépenses liées à la protection de l’enfance. C’est à notre sens un très mauvais calcul car ces fausses économies risquent de coûter cher à la société demain. Des enfants mal protégés risquent fort de devenir des adultes fragiles, voire des délinquants, ce qui dans les deux cas aura un coût. Ce n’est pas pour rien que le tribunal des enfants s’occupe à la fois de la protection de l’enfance et de la répression de la délinquance. Ces deux aspects sont liés, il ne faut pas l’oublier !

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