« Nous avons cette chance d’exercer notre métier idéal, avec passion » !
Sur la photographie de leur site, en noir et blanc, elles posent face à face. Dans la vie, Lucie Tréguier et Cyrielle Gauvin avancent plutôt côte à côte. Elles ont une trentaine d’années, de l’enthousiasme à revendre et une passion commune pour l’art sous toutes ses formes. Lucie Tréguier et Cyrielle Gauvin se sont rencontrées au Barreau des Arts, association co-fondée et présidée par Lucie, qui agit en coopération avec le barreau de Paris Solidarité pour délivrer des conseils juridiques gratuits aux artistes –auteurs en situation financière précaire. En avril dernier, elles quittaient leurs cabinets respectifs pour lancer Aœdé, un cabinet uniquement consacré aux industries créatives et au marché de l’art. Rencontre.
Actu-Juridique : Vous venez de créer un cabinet dédié aux industries créatives et au marché de l’art, un domaine de niche. Quel a été votre parcours ?
Lucie Tréguier : J’ai baigné depuis l’enfance dans le monde des arts avec un père collectionneur d’art asiatique et une mère passionnée d’architecture. J’ai pris très tôt l’habitude d’aller dans les musées, les galeries, et dans tous types d’autres lieux artistiques où j’ai développé un intérêt particulier pour l’art moderne et contemporain. Après avoir suivi une double licence en droit à Assas et en histoire de l’art à la Sorbonne Paris IV, je me suis dirigée vers un master en droit privé général puis un Master 2 en droit de la propriété intellectuelle. J’ai toujours apprécié cette dualité entre le droit, technique et rigoureux, et l’histoire de l’art, plus contemplatif et analytique. À la suite de l’examen du barreau en 2015, je suis partie en Australie où j’ai exercé pendant trois ans dans un cabinet à Sydney (Holman Webb Lawyers), et j’ai mené des travaux de recherche académique en Australie et en Asie (avec Bond University). Je me suis également, pendant ces années d’expatriation, investie en tant que bénévole auprès de l’association The Arts Law Center of Australia, qui a inspiré la création du Barreau des Arts que j’ai fondé lors de mon retour en France en 2018, avec Corentin Schimel. J’ai travaillé pendant quatre ans comme collaboratrice au sein du cabinet Deprez Guignot Associés avant de fonder Aœdé avec Cyrielle.
Cyrielle Gauvin : J’ai un parcours particulier, disons peu linéaire. J’ai commencé mes études par deux années de prépa littéraire. J’ai découvert l’art en cours de philosophie ; cela a été pour moi une très belle découverte. Dès lors, j’ai su que je voulais évoluer professionnellement au sein du marché de l’art. J’ai longtemps hésité entre le journalisme et le droit. Le droit l’a finalement emporté. J’ai alors rejoint une licence de droit et, assisté, en parallèle à un cycle de conférences intitulé : « Les Rendez-vous du Droit et de l’Art », organisé par l’Institut Art & Droit, dont je suis par ailleurs devenue membre. Contrairement à d’autres expertises, il n’y a pas de chemin classique pour devenir avocat en « droit de l’art ». Souvent, le choix est porté sur la propriété intellectuelle. J’ai décidé de prendre un chemin différent en rejoignant un master en fiscalité des entreprises à Dauphine, puis un master en marché de l’art à la Sorbonne Paris I. À l’issue de l’École du barreau de Paris, les places d’avocats dédiés au marché de l’art, plus nombreuses aujourd’hui, étaient encore rares. Je n’ai pas trouvé de poste satisfaisant mes souhaits, et ne souhaitais pas rejoindre un cabinet par défaut. J’ai alors postulé auprès de multiples structures dont l’activité combinait le droit et l’art, et ce dans le monde entier ; j’ai finalement rejoint les départements Tax et Art & Finance de Deloitte, au Luxembourg. Je me suis ensuite immergée au cœur du marché de l’art, en intégrant la maison de ventes Christie’s à Londres. Mon envie d’être avocate en droit de l’art, en France, n’a pas décru lors de ces expériences, bien au contraire ; j’avais acquis, grâce à ce « détour », des connaissances et des contacts précieux pour commencer. J’ai ainsi rejoint les cabinets Loyseau de Grandmaison, puis De Baecque Bellec, et enfin fondé Aœdé avec Lucie.
Actu-Juridique : Vous présentez votre structure comme un cabinet boutique. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cyrielle Gauvin : Cette qualification provient de l’expression anglo-saxonne « boutique law firm » ; elle désigne de petites structures à taille humaine, qui focalisent leur activité sur un domaine juridique ou sectoriel particulier. Le cabinet boutique est souvent défini par opposition aux structures dont les effectifs, souvent nombreux, sont répartis entre différents départements traitant chacun d’un sujet juridique qui leur est propre. Nous qualifions notre cabinet de « boutique », car nous dédions notre activité aux secteurs spécifiques, niches, que sont l’art, la création et la culture. Notre clientèle actuelle et cible est constituée de tous acteurs, individus et structures, de ces secteurs.
Lucie Tréguier : Beaucoup d’avocats se définissent par l’exercice d’une activité juridique (droit de la propriété intellectuelle, droit social, droit des entreprises en difficulté, droit fiscal, droit pénal, etc.), alors que nous nous définissions par un domaine sectoriel, à savoir le marché de l’art, qui est celui de la majorité de nos clients, acteurs de l’art, de la création et de la culture. Le droit du marché de l’art n’est pas une matière juridique à proprement parler. Nous intervenons au croisement de différentes matières. Notre pratique juridique à destination de nos clients est ainsi pluridisciplinaire : nous traitons, pour ces clients, de tous les domaines du droit – droit des contrats, propriété intellectuelle (notamment, de droit d’auteur, de dessins et modèles, mais aussi de droit des marques -, concurrence déloyale, parasitisme, droit à l’image, protection des données personnelles, etc. Finalement, nous faisons du droit civil appliqué au secteur du marché de l’art. Notre spécialité vient donc de notre secteur, au-delà de l’expertise juridique. La force du cabinet est d’avoir développé une connaissance approfondie de ces milieux artistiques, que nous nourrissons quotidiennement au contact de nos clients, et qui nous passionnent toutes les deux. Notre ambition est d’apporter à nos clients un conseil le plus étendu possible, et de leur éviter de devoir avoir recours à plusieurs professionnels, qui seraient spécialisés dans un domaine du droit sans connaître leur secteur, leur industrie.
Actu-Juridique : Quel type d’acteurs accompagnez-vous ?
Lucie Tréguier : Nous travaillons avec tous types d’acteurs des secteurs artistiques, créatifs et culturels. Parmi ces secteurs, notre expertise première concerne le marché de l’art, et donc les arts plastiques et visuels, mais nous avons également des clients dans le domaine du design, de l’architecture, de l’édition, de la mode, qui sont des mondes très proches du secteur du marché de l’art, et avec lequel il y a de nombreuses passerelles. Par exemple, un artiste plasticien peut intervenir sur des projets audiovisuels ou encore travailler avec des musiciens dans le cadre de performances. D’où cette notion d’industries créatives que nous mettons en avant au cabinet. Ainsi, nous travaillons avec des acteurs variés dans ces domaines, notamment des artistes auteurs, des ayants droit, des collectionneurs, des intermédiaires – galeries d’art, marchands, agents, maisons de production et d’édition -, des experts, des institutions artistiques et culturelles privées et publiques… Nous travaillons également pour des sociétés et porteurs de projets culturels ou qui souhaitent développer un projet artistique spécifique, des start-up qui commencent des collaborations, des performances ou des logiciels ayant un impact sur le monde de l’art. Ce sont des intermédiaires qui innovent mais ne créent pas de l’art à proprement parler. Nous les accompagnons également, au quotidien, dans le développement de leur activité.
Actu-Juridique : Sur quels types de dossiers êtes-vous mobilisées ?
Lucie Tréguier : Nos domaines d’intervention sont variés, et c’est ce qui fait la beauté de notre métier ! Nous accompagnons nos clients sur des sujets contractuels et contentieux. La commande d’œuvre et la collaboration artistique sont par exemple des thématiques que nous traitons quotidiennement. Celles-ci peuvent prendre différentes formes : une enseigne qui demande à un artisan d’art de créer la décoration de ses boutiques ; une maison de luxe qui fait appel à un artiste pour créer des peintures qui seront apposées sur des coffrets de parfum ; une institution qui souhaite numériser ses œuvres pour les commercialiser sous forme NFT. Côté marque, nous assistons nos clients dans la conceptualisation du projet et la contractualisation qui en sera faite avec l’artiste. Côté artiste, nous nous assurons que la cession de droits est correctement définie. Outre les entreprises et les artistes, nous travaillons également avec des villes qui souhaitent intégrer l’art à l’espace public : nous les accompagnons dans le cadre d’appels à projet, puis au stade de la contractualisation avec l’artiste et le cas échéant avec l’intermédiaire. En matière contentieuse, encore une fois les sujets sont variés ! Nous accompagnons notamment nos clients dans des dossiers de contrefaçon, d’authenticité, de provenance, mais également en cas de conflits entre galeries ou centres d’art et artistes, plus généralement sur des sujets de violation contractuelle. Encore une fois ici, nous conseillons tous les acteurs des secteurs créatifs, artistiques et culturels, et sommes, selon les dossiers, tantôt du côté intermédiaire, tantôt du côté artiste.
Actu-Juridique : L’art est-il partout, comme vos dossiers semblent le montrer ?
Cyrielle Gauvin : Ces exemples sont effectivement révélateurs du fait que de nombreux acteurs, dont l’activité n’est pas directement liée à l’univers créatif, comme les municipalités et une grande majorité de sociétés, souhaitent intégrer l’art dans leur quotidien et leur environnement. Pour autant, ils n’ont pas nécessairement les connaissances propres au marché de l’art, à son fonctionnement et à ses pratiques ou manquent de notions concernant les sujets juridiques essentiels à tout projet artistique, comme la distinction entre droit de propriété matériel et droit d’auteur, ou encore la rémunération propre aux cessions de droits d’auteur. Notre objectif est de les accompagner sur tous les aspects de leurs activités : naturellement, l’aspect juridique, mais aussi la maîtrise des codes propres à l’art. Dans notre métier, la pratique compte autant que la technique juridique. Il faut comprendre et savoir parler le langage des différents acteurs, afin qu’ils puissent, grâce à notre accompagnement, s’entendre, se comprendre, et développer leurs projets. Le marché de l’art est un petit milieu où l’on oppose souvent les contrats à la confiance. Il faut donc adapter notre pratique pour que le droit accompagne les relations de confiance, les renforce, et non l’inverse. Il faut savoir adapter la rigueur liée à la matière juridique de manière pragmatique avec le fonctionnement du monde de l’art et de ses acteurs. Cela passe notamment par les termes employés au sein d’un contrat ou encore sa longueur, si vous souhaitez éviter qu’il ne soit jamais signé, ni même lu.
Actu-Juridique : Quelle identité voulez-vous donner à votre cabinet ?
Lucie Tréguier : Nous avons toutes les deux une fibre entrepreneuriale forte, et sommes impliquées dans diverses associations. Nous avons développé une clientèle propre importante lors de nos expériences à l’étranger et au cours de nos années d’exercice en cabinet. C’est d’ailleurs ce qui nous a rapprochées. Nous avons voulu créer Aœdé pour nous consacrer pleinement à cette clientèle. Nous avons toutes les deux la volonté de faire les choses à notre manière. Nous nous sommes inspirées de nos expériences à l’étranger, mais également de ce que font nos clients pour créer une structure qui les comprend et qui leur ressemble. Nous ne sommes pas les seules à bien connaître le marché de l’art, mais notre profil est, nous le croyons, différent. Nous voulons amener une manière d’être peut-être plus directe, spontanée, plus proche de nos clients tout en ayant la rigueur que nous avons acquise dans des cabinets de renom. Nos locaux renvoient aussi ce message. Nous sommes installées dans le XIe arrondissement de Paris, au sein d’une cour en acier rouge composée d’ateliers réhabilités, rappelant le passé artisanal et industriel du quartier. Aujourd’hui, nous avons pour voisins un cabinet d’architecture et un théâtre indépendant, ce qui n’est pas anodin !
Actu-Juridique : Quels conseils donneriez-vous à de jeunes avocats qui souhaiteraient à leur tour avoir une pratique dédiée aux secteurs créatifs et au marché de l’art ?
Cyrielle Gauvin : Il est toujours délicat de donner des conseils. Chacun étant différent, chacun devrait construire son parcours, tel qu’il l’entend, en accord avec ses souhaits, ses ambitions et ses valeurs, en œuvrant avec travail, dynamisme et curiosité. Nous croyons aussi profondément à la persévérance et à la patience – voire à un certain acharnement – et naturellement, à la passion. D’ailleurs, s’impliquer auprès des secteurs artistiques, créatifs et culturels, résulte souvent d’une passion. Or travailler lorsque l’on est passionné, est en principe aisé, car on souhaite nourrir sa passion au quotidien par des moyens multiples : assister à des expositions et conférences, lire des ouvrages, écouter des podcasts, regarder des reportages… Il est aussi important, selon moi, d’apprendre à se « mettre en danger » en écrivant des articles, en intervenant à des conférences et formations, en rencontrant de nouvelles personnes – et surtout en étant acteur de ces nouvelles rencontres : tout cela permet de se confronter au marché de l’art et de s’y immerger pour mieux en connaître les acteurs et les pratiques. C’est cela que Lucie et moi avons mis en œuvre, individuellement, durant ces dernières années, et que nous continuons à mettre œuvre, aujourd’hui, ensemble. Grâce à cela, nous avons cette chance d’exercer notre métier idéal, avec passion.
Référence : AJU009s2