Charlotte Esclasse : « Nous sommes très peu protégés »
Entre la grève des transports, celle des avocats et la crise sanitaire que nous traversons encore actuellement, les derniers mois ont été difficiles pour les cabinets d’avocats comme pour les autres entreprises. À la fin du premier confinement, la présidente du CNB, Christiane Féral-Schuhl estimait d’ailleurs que 30 % d’entre eux risquaient de raccrocher la robe. Alors que l’activité est de nouveau ralentie par le confinement, nous avons choisi de donner la parole à quelques représentants de la profession. Charlotte Esclasse, avocate en droit immobilier à Paris, a accepté de livrer ses impressions.
Les Petites Affiches : Pouvez-vous nous présenter votre activité ?
Charlotte Esclasse : J’ai prêté serment en 2001. J’ai d’abord été collaboratrice au sein d’un cabinet dont l’activité dominante était le droit immobilier avec une clientèle d’administrateurs de biens. Aujourd’hui, j’exerce le même type d’activité pour une clientèle dite « d’institutionnels » : foncières, compagnies d’assurances, etc. J’exerce à titre individuel dans un cabinet groupé, avec trois autres avocats.
LPA : Comment s’est passé le premier confinement, au printemps dernier ?
C.E. : J’ai été impactée mais mon activité n’a pas été mise en péril. J’ai une activité très contentieuse axée sur le défaut de paiement des loyers : la fermeture des tribunaux l’a considérablement freinée mais pas arrêtée. Comme beaucoup de mes confrères, j’ai profité de la première phase de confinement pour rattraper le retard pris dans certains dossiers. À partir du deuxième mois, le télétravail s’est peu à peu organisé chez mes clients mais j’ai ressenti un ralentissement dans le traitement des dossiers. Concilier le maintien de l’activité professionnelle avec les obligations familiales lorsque les enfants n’allaient pas à l’école a été très difficile pour le monde du travail en général. Le maintien d’une activité professionnelle pérenne a été rendu possible grâce à des reports de charges que nous avons négociés (notamment le report des loyers) et par l’obtention d’un prêt garanti par l’État. Il était question de négocier le lissage des remboursements en fin d’année mais de nouvelles mesures de report devraient être mises en place. Quoi qu’il en soit, ce prêt devra être remboursé à court, moyen ou long terme, ce qui est évidemment une préoccupation, voire une inquiétude.
LPA : Comment s’est passée la rentrée ?
C.E. : J’ai subi le retard pris par les tribunaux pendant le confinement et ce d’autant que les vacances judiciaires sont venues très vite après le déconfinement. Par ailleurs, l’arrêt quasi-total d’activité pendant le confinement du printemps dernier a eu des répercussions en cette période de rentrée, une sorte de contre-coup qui a fait que l’activité judiciaire a été beaucoup plus faible en cette rentrée 2020 que les autres années.
Du côté de mes clients, l’activité, qui avait repris après le confinement, s’est à nouveau ralentie. Entre les salariés atteints du Covid-19, ceux qui sont cas contact, ceux qui sont en télétravail, les démarches sont ralenties : il suffit qu’un maillon de la chaîne (à la comptabilité, à la gestion, ou quelque autre service) ne soit pas opérationnel pour que le dossier ne puisse être traité avec autant de rapidité que d’habitude. Je peine parfois à obtenir les pièces dont j’ai besoin à l’audience, qu’il s’agisse des décomptes à jour, ou des explications sur les contestations soulevées par des locataires mais à cet égard, les tribunaux sont conciliants et acceptent plus facilement les reports d’audience.
LPA : La situation semble difficile pour les avocats…
C.E. : De mon point de vue, les difficultés ont commencé en fin d’année 2019, donc plusieurs mois avant le début de la crise sanitaire. Il y a d’abord eu les Gilets jaunes, puis la grève des transports incitant les salariés au télétravail, et au début de l’année 2020, la grève des avocats, souvent mal acceptée par les magistrats. Le confinement est survenu dans ce contexte d’accumulation de difficultés. Cela dit, la situation a été très différemment vécue par les avocats, selon leur secteur d’activité. J’ai l’impression que certains avocats ont particulièrement été sollicités pendant la période de confinement : par exemple, les avocats en droit du travail. Les domaines dans lesquels l’activité judiciaire est faible, tels que la fiscalité, ont dû être moins affectés également.
LPA : Avez-vous songé à raccrocher la robe, comme 30 % de vos confrères ?
C.E. : Je n’en suis pas là. Déjà, parce que j’aime vraiment le métier que je fais. Et puis en ce moment, c’est difficile pour de nombreux corps de métiers. Notre profession est plus difficile que d’autres car nous vivons avec très peu de sécurité sur sa pérennité. On a beau faire notre travail sérieusement et donner satisfaction à nos clients, on peut en perdre un du jour au lendemain car une nouvelle direction arrive, et avec elle un nouvel avocat…
Le confinement n’a pas changé cette dynamique. Au contraire, je remarque que mes clients m’ont renouvelé leur confiance en cette période difficile. Ce confinement a permis à beaucoup de gens de se remettre en question et les avocats ne font pas exception à la règle. L’Ordre des avocats de Paris nous a offert un bilan de compétences, que j’ai trouvé très intéressant et instructif. Il m’a confirmé que j’étais bien à ma place, même si j’ai probablement quelques aspects à changer ou faire évoluer dans mon mode d’exercice. C’est un geste de soutien de l’Ordre des avocats de Paris que j’ai trouvé très appréciable. J’ai cependant un sentiment d’usure, mais qui n’est pas particulièrement lié au Covid-19.
LPA : D’où vient alors ce sentiment d’usure ?
C.E. : Nous sommes peu protégés, notamment en cas de maladie ou « d’accident de la vie », comme tous les travailleurs indépendants, et sommes soumis à de très lourdes charges, notamment l’Urssaf, les différentes cotisations, les abonnements à diverses sources d’information juridique et documentation, les frais de personnel, les frais liés au matériel, etc. Ce sont des aspects relativement inconnus ou ignorés des clients, qui justifient pourtant nos honoraires, qui paraissent souvent élevés.
Les avocats à plus faibles revenus ont bénéficié d’aides pendant le premier confinement mais je doute qu’elles aient été suffisantes et j’ai eu le sentiment que les conditions draconiennes requises pour bénéficier de ces aides étaient éloignées d’une réalité : si les avocats ont demandé une aide financière c’est qu’ils en avaient besoin.
Nous travaillons « sans filet » : une diminution, même faible, d’activité peut engendrer de graves difficultés au regard des charges plus ou moins fixes évoquées plus tôt. J’ai trop souvent en tête que « tout peut s’écrouler comme un château de cartes », ce qui, avec le temps, est usant. Par ailleurs, nous travaillons sans discontinuer car même en vacances, les procédures ne s’arrêtent pas, si bien que lorsque l’on exerce à titre individuel, comme c’est mon cas, nous sommes toujours sur le qui-vive. Et durant ces vacances, les charges évoquées précédemment continuent de tomber.
LPA : Et pourtant, ce métier vous plaît toujours…
C.E. : C’est un métier d’entrepreneur où nous sommes en permanence en recherche de clients et en recherche de leur fidélité. Lorsque l’activité se poursuit en dépit d’un contexte compliqué, c’est très satisfaisant même s’il m’arrive d’avoir des frustrations par rapport au monde salarial qui m’apparaît plus sécurisant. Mais comme tous mes confrères, nous avons conscience que notre liberté a un coût…
LPA : Quels changements vous permettraient d’exercer de manière plus confortable ?
C.E. : Je n’y ai pas réfléchi mais peut-être pourrait-on envisager une sorte d’assurance-chômage, pour les avocats comme pour les autres entrepreneurs, en cas de maladie ou « accident de la vie » ou encore de perte importante de clientèle.
LPA : Qu’en est-il des relations avec les magistrats ?
C.E. : Je ressens, et c’est à titre personnel, un certain manque de considération de la part de magistrats qui semblent estimer que notre activité est facile. Beaucoup de déplacements pourraient être évités, et par conséquent, beaucoup de temps pourrait être gagné, si certains magistrats n’imposaient pas notre présence, parfois uniquement pour soutenir une demande de renvoi.
En cela, la crise sanitaire est plutôt favorable à plus de compréhension de leur part, notamment sur nos heures d’attente en audience car notre intérêt commun est de désengorger les salles d’audiences.
Je ressens aussi une critique de notre travail au regard des condamnations dérisoires prononcées au titre des frais de procédure : lorsque l’un de mes clients, qui peut être un propriétaire particulier, engage une procédure d’expulsion pour des loyers impayés et obtient gain de cause, après plusieurs mois de procédure, il est inconcevable de lui octroyer une centaine d’euros pour le dédommager des frais d’avocat qu’il a engagés. C’est pourtant très courant.
LPA : Pensez-vous que du positif puisse sortir de cette crise ?
C.E. : Je crains surtout qu’on ressorte de cette crise avec des délais d’audiencements encore plus longs ! Il semble que, malheureusement, de très petites structures vont couler, non pas faute de mérite mais de soutien à leur activité.