Olympiades de l’éloquence : quand le sport devient une arme rhétorique
Le 24 avril dernier, le barreau de Paris organisait un concours d’éloquence où deux sportives se sont prêtées à l’éloquence et deux élèves avocats ont discouru tout en boxant. Un événement hybride dont sont sortis deux vainqueurs : l’élève avocat, Julien Carrance, qui a planché sur le thème : « La parole est-elle un sport de combat ? », et la championne de lutte, Justine Vigouroux sur : « Le sport de combat est-il la meilleure des paroles » ? Ils ont accordé à Actu-Juridique une interview… musclée et éloquente.
Actu-Juridique : Comment vous sentez-vous après cette belle victoire ?
Julien Carrance : Je me sens très bien, j’avais pas mal d’appréhension avant de participer à l’exercice car il est quand même assez original de discourir en boxant, mais c’est un événement mémorable, surtout organisé à la cour d’appel de Paris.
Justine Vigouroux : Bien sûr, j’étais contente de cette victoire, mais pour moi l’important, c’était surtout de réussir à faire cette plaidoirie, de participer. Les autres candidats ont fait des plaidoiries différentes mais avec un niveau à peu près similaire. Et pour moi, cette victoire, je ne l’ai pas gagnée seule mais avec mon amie lutteuse, Iris Thiébaux, on s’est entraidées, on l’a gagnée à deux !
AJ : Pouvez-vous nous dire un mot de vos parcours respectifs ?
Julien Carrance : J’ai commencé par une classe préparatoire littéraire puis une école de communication. Ce sont finalement les concours d’éloquence qui m’ont amené vers le droit car j’étais fasciné par les concours des avocats de la Sorbonne. J’ai participé d’abord à des procès fictifs (Tinder, de la téléréalité, du Che Guevara…), puis j’ai participé à des concours plus sérieux, comme ceux de la Sorbonne ou de la Petite conférence, que j’ai remportée. J’ai ensuite fait un cursus avec HEC et la Sorbonne en droit des affaires, j’ai eu mon diplôme. Aujourd’hui, je suis en stage final et je vais bientôt confirmer une collaboration en contentieux des affaires. Je m’y suis destiné car c’est un domaine du droit où on est amené à plaider.
Justine Vigouroux : J’ai commencé la lutte très tôt, à 3 ans. Je viens d’une famille de lutteurs, mes parents sont entraîneurs et ma mère est arbitre. Depuis j’ai évolué en sport-études, et actuellement je fais des études à l’INSEP en kinésithérapie tout en étant en équipe de France.
AJ : Comment en avez-vous entendu parler de ce concours ?
Julien Carrance : J’ai été contacté par un secrétaire de la Conférence car j’avais remporté le concours de la Petite conférence. Tous les liens sont bons à prendre, surtout quand il y a Bertrand Perier (auteur de La Parole est un sport de combat et président du jury, NDLR) ! En tant qu’avocats ou élèves-avocats, on a tout à gagner à faire le plus de liens possibles, surtout en contentieux, qui compte ce côté compétition, cette envie de convaincre, de gagner par la voix, le corps et la présence.
Justine Vigouroux : Iris a reçu un mail de la Fédération de lutte dans lequel le barreau de Paris évoquait le concours. Elle m’a embarquée dans l’aventure ! Cette activité nous a fait sortir de notre quotidien, entraînement, boulot, dodo. On s’est emballées, et j’ai presque regretté quand j’ai vu qu’il fallait parler 10 minutes devant tant de personnes ! Je me suis dit que j’allais paniquer un peu mais nous avons été très bien accompagnées par des avocats de prestige et nous avons eu trois semaines pour nous préparer.
AJ : Julien, que provoque en vous la pratique de l’éloquence ?
Julien Carrance : Je pense que l’éloquence est un art, assez théâtral. Ce qui me plaît le plus, c’est trouver un bon rythme, les bons ressorts humoristiques, même si l’argumentaire est très important aussi. Ce qui me plaît, avant de convaincre, c’est de plaire. À moi qui suis quelqu’un de plutôt calme et réservé, les concours donnent une plateforme, un endroit où je peux aussi être un peu quelqu’un d’autre.
AJ : Avant ce concours, aviez-vous déjà réfléchi aux liens entre sport et éloquence ?
Julien Carrance : Pas spécialement mais, en y réfléchissant, un orateur, c’est aussi un corps qui est en mouvement, qui est présent. L’éloquence, c’est quelque chose qui mobilise le corps en entier, un peu comme le sport le fait. C’est une voix, une posture, une présence. Le lien avec le sport se fait d’abord sur le fait que le sport est quelque chose de physique, mais un autre point commun est la gestion du stress. J’imagine que le sportif doit le gérer aussi, et il nous faut, aux orateurs comme aux sportifs, utiliser l’adrénaline comme une façon de se dépasser. Les sportifs ont aussi des choses à nous dire, ce ne sont pas que des « performeurs ». Ils ont une rigueur, une façon d’être, de s’exercer, au-delà des messages qu’ils font passer par leur corps. Et l’éloquence, c’est un jeu, avec un gagnant, un perdant. C’est peut-être plus subjectif que le sport – car on peut plaire à certaines et pas à d’autres – mais en tout cas il y a le côté combat et jeu. Après quand on est dans une salle d’audience, le jeu se transforme en enjeu.
Justine Vigouroux : Ce n’est pas exactement le même stress car les enjeux sont différents. Dans la lutte, le stress peut nous manger, il est parfois un peu trop grand. Là il y en avait, mais j’ai été tellement mise à l’aise que c’était un stress plutôt positif. Au-delà de cette question, je pense que les deux milieux ont beaucoup à s’apprendre mutuellement. Dans l’éloquence, le côté compétitivité m’a donné envie d’écrire un beau texte, de faire rire les gens, de gagner. Car c’est un affrontement. Avec les plaidoiries, il y a du face-à-face, c’est un combat. Inversement, chaque sportif devrait avoir un briefing pour s’exprimer au mieux dans les médias. Je trouve que c’est très important d’avoir une vraie méthode de pensée.
AJ : Quel moment préférez-vous ou avez-vous préféré ?
Julien Carrance : En général, le moment que je préfère, c’est celui où l’on me dit : « Vous avez gagné » (il rit) ! En vérité, la phase de préparation est assez importante : elle permet de définir son terrain de jeu, de se dire que l’on a trouvé un appui et qu’à partir de cet appui, on peut faire défiler son argumentation. J’ai essayé plusieurs façons d’écrire des discours, de tout écrire ou, au contraire, de ne rien écrire et d’improviser. Une chose est sûre : cela peut devenir un peu obsessionnel. Quand je suis dans ma douche, je pense au sujet, dans la rue aussi, je teste certains passages sur mes amis. La première phase est donc importante, mais là où je prends le plus de plaisir c’est quand je dois y aller : je suis sur scène, j’ai l’attention, et je déroule mon discours.
Justine Vigouroux : J’ai adoré écrire ! Je me suis beaucoup amusée sur ce thème. Mon fil conducteur a été de retracer le parcours de deux médaillés olympiques, les frères Guénot. Nous les sportifs, nous sommes tous passés par les mêmes épreuves. Je voulais aussi ajouter des histoires se passant ailleurs, c’est pourquoi, j’ai parlé des femmes en Iran qui pratiquent la lutte, malgré la répression, de la boxe aux États-Unis, etc. Je voulais raconter comment les gens arrivent à s’exprimer dans le monde à travers les sports de combat. J’ai également saisi l’occasion de cet événement pour mettre en avant des sportifs lutteurs et casser les clichés sur eux, qui sont souvent perçus comme des grands gaillards avec rien dans le cerveau. La lutte, ce n’est pas du cirque, pas du catch, ce n’est pas juste une personne en maillot lycra. Nous avons quand même deux qualifications olympiques, face aux États-Unis et au Japon qui sont de grands pays de lutte, donc c’est très bien. Les gens ont l’impression que c’est un sport violent, mais c’est une chorégraphie, une danse, c’est technique et stratégique, bref, c’est un sport noble qui n’est pas encore assez reconnu.
AJ : Julien, vous avez dû apprendre à discourir en faisant de la boxe avec Ibrahim Konaté. Justine vous avez été coachée par la pénaliste, Anne-Sophie Laguens. Comment cela s’est-il passé ?
Julien Carrance : Avec mon contradicteur Eymen Kefi, nous avons été formés par le champion de savate boxe Ibrahim Konaté. C’était très enrichissant de se rendre à son club à Sarcelles et génial de s’entraîner avec lui. Il nous a donné des bases sommaires, pour que nous puissions nous entraîner à boxer tout en parlant. Je pense qu’il fallait lâcher prise et ne pas se tromper d’exercice. On nous attendait surtout sur l’éloquence, et tant pis si ça flanchait un peu niveau boxe. Ses meilleurs conseils ? Ne pas trop donner tout de suite, réserver son souffle, mesurer l’effort pour ne pas être essoufflé, parler sans réfléchir, finalement sans doute un peu comme dans un match de boxe où on ne se demande pas si on va à droite ou à gauche, mais on y va de la façon la plus spontanée possible.
Justine Vigouroux : C’était la première fois que je pratiquais l’art oratoire. J’avais très peu de références mais j’avais vu le documentaire À voix haute (sur le concours Eloquentia, et qui met en scène Bertrand Perier, NDLR) il y a cinq ans et je l’avais trouvé fou : il est incroyable que des gens arrivent à parler comme ça, de manière hyper décontractée. En lutte, on n’est pas tant que ça sollicité à s’exprimer dans les médias, car en France ce n’est pas un sport qui a du poids. Lors de cette expérience, j’ai été coachée par Anne-Sophie Laguens. Je suis venue plusieurs fois à son cabinet et elle s’est révélée tellement sympa ! On voulait toutes deux glisser des touches d’humour, elle m’a donné des conseils sur ce qui marchait ou pas et on a beaucoup échangé par mail.
AJ : Julien, était-ce votre concours le plus désarçonnant ?
Julien Carrance : Oui, je crois que c’est le bon terme ! J’ai l’habitude de parler avec une feuille devant un public, mais là sans feuille, dans une cour d’appel et avec des gants de boxe, c’était plus déstabilisant.
AJ : Justine, cette expérience vous a-t-elle surprise ?
Justine Vigouroux : Oui bien sûr, car cela a cassé tous les clichés que je pouvais avoir sur le milieu du droit. Tout le monde rigolait, l’ambiance était très bon enfant, les avocats très accessibles, cela nous a vraiment détendues, alors que je m’attendais à un milieu très strict, sérieux, carré. Certes, pendant le concours, j’ai découvert les codes de la cour, comme se lever à certains moments, mais nous avons été très bien accueillies.
AJ : Julien, votre parcours aurait-il été le même sans l’éloquence ?
Julien Carrance : Je pense que ça a été très important. Académiquement, cela a été valorisé, notamment quand j’ai remporté le concours d’éloquence à la Sorbonne, pour rentrer à HEC. Professionnellement, cela dit de nous une grande capacité de travail. C’est aussi un exercice qui apprend l’humilité, car on se remet constamment en question. Aussi, les sensibilités évoluent, il faut être un peu en alerte sur des sujets de société sans vraiment les aborder. Les humoristes aussi nous inspirent. Et quand j’aurai l’occasion de plaider, cela me sera utile, c’est sûr, pour convaincre jurés ou juges.
AJ : Que dire des prestations des sportives ?
Julien Carrance : Il étaitamusant de voir des sportifs se prêter à l’éloquence et des avocats se prêter au sport, donc il y avait aussi une certaine beauté à ce que cette rencontre se fasse ce soir-là, et c’est aussi ce qui a amusé le public et crée des moments inattendus. Elles ont livré une prestation de haut niveau, y compris sur la présence scénique, car elles sont habituées à ces événements. J’ai aussi animé des formations (en école d’ingénieur, en lycée) et l’une des premières choses que je dis aux élèves, c’est : « Tenez-vous bien, éviter les gestes parasites ». Ces écueils, elles ne les avaient pas, car elles sont formées à cela. Leur discours était de très bonne qualité, et les présentations faites par chaque avocat étaient très réussies.
Justine Vigouroux : J’ai trouvé très bien que l’événement soit spontané. Cela nous a mis moins de pression. Si on avait su à quoi ressemblait la chambre de la cour d’appel, on aurait davantage paniqué !
AJ : Y a-t-il aussi un message subliminal ? Qu’être bon n’est pas inné ?
Julien Carrance : Ce sont généralement les personnes qui pensent que ce n’est pas pour elles qui ont le plus de choses à dire ! L’éloquence, c’est du travail, de la méthodologie, mais c’est aussi plaisant. Cet apprentissage se fait beaucoup dans le plaisir et devrait se démocratiser le plus possible.
Justine Vigouroux : Avec Iris, on s’est rendu compte que les valeurs qu’on vit au quotidien avec la lutte – la persévérance, le travail, la rigueur – on les pratiquait aussi lors de la préparation du concours. Ces valeurs acquises par le sport, on peut les transposer dans notre quotidien.
AJ : Julien, que vous a appris le sport ?
Julien Carrance : Je pratique le tennis mais le sport qui m’a le plus formé pour pratiquer l’éloquence, c’est la danse street jazz hip hop. Cela donne un rythme, une façon de se tenir, avoir une présence scénique.
AJ : Justine, qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
Justine Vigouroux : J’ai senti que dans mes études, lors des examens que j’ai passés après le concours, j’étais vraiment plus à l’aise. Au collège, j’étais une grande timide, à tel point que les professeurs mettaient en appréciation « Que se passe-t-il ? Justine ne parle pas ! » (elle rit). Cela m’a aidée à être plus décontractée, à développer davantage ma pensée et à être plus sûre de moi. Maintenant que j’ai parlé devant un parterre de personnes à une soirée, dans un contexte que je ne maîtrisais pas du tout, plus rien ne peut m’arrêter !
Référence : AJU013x0