Philippe-Henry Honegger : « Pour avoir l’air de dire la vérité, le plus simple, est de dire la vérité » !

Publié le 08/03/2024

C’est un essai stimulant, qui fait dialoguer Aristote et Booba, l’époque des philosophes grecs et celle des punchlines. Dans L’Argument qui tue, paru aux éditions DBS, l’avocat Philippe-Henry Honegger réfléchit sur sa pratique de pénaliste à l’aune des grands textes de la rhétorique. Un manuel rigoureux et accessible, écrit pour tous ceux qui veulent prendre la parole pour convaincre. Entretien.

Actu-Juridique : Comment avez-vous pensé ce livre sur la rhétorique ?

Philippe-Henry Honegger : Quand on est avocat, on n’a pas du tout de formation sur la rhétorique. Je suis donc parti de la pratique, en réfléchissant à ce que je fais au quotidien quand j’essaye de convaincre. J’avais lu Aristote il y a longtemps, lorsque j’étais étudiant en philo. La Rhétorique est un texte traduit du grec ancien. C’est parfois abrupt et confus et cela m’avait peu parlé à l’époque. Quand je l’ai relu pour écrire ce livre, c’était très différent car cela faisait écho à ma réalité. C’était marrant de voir qu’il y a 2500 ans, un philosophe avait décrit ce que je fais au quotidien ! J’ai découvert au fur et à mesure la théorie de ma pratique. On retient que la rhétorique est l’art de bien parler mais ce n’est pas ce que pense Aristote, qui écrit qu’avant de dire une idée, il faut la forger, l’inventer, la trouver. C’est un travail important, qui répond à des règles. J’ai découvert en menant ces recherches que la partie éloquence – bien dire les choses, avoir le regard perçant et la voix forte -, est presque anecdotique dans la rhétorique, que je définirais plutôt comme la capacité qu’a chacun de convaincre. L’éloquence est aussi ce qui se travaille le moins : si on a réussi à forger les bonnes idées, la manière dont on va les dire s’impose d’elle-même. Pour les philosophes de l’Antiquité, si vous avez des idées fortes et solidement forgées, votre éloquence va en découler naturellement sans avoir à faire d’effets de manche ou de figures de style. Je les rejoins sur ce point : je suis plutôt défenseur d’une éloquence de l’épure, dont ne reste que l’expression d’une vérité et d’une conviction.

Actu-Juridique : Pour qui avez-vous écrit ce livre ?

Philippe-Henry Honegger : J’ai voulu devenir avocat très jeune. Un jour, à 14 ans, j’ai acheté un manuel de rhétorique du dix-neuvième siècle chez un bouquiniste. C’était un livre en cinq parties, avec des citations en latin et en grec non traduites. Je m’étais plusieurs fois plongé dedans, en vain. J’ai voulu faire un manuel différent, accessible, que l’on pourrait consulter aussi bien pour faire un discours de mariage que pour négocier une augmentation. J’ai lu l’essentiel de 2500 ans de rhétorique, j’ai confronté cela à ma pratique quotidienne, et j’ai essayé avec mes modestes moyens de retranscrire ces enseignements de la manière la plus simple et pratique. Je voulais également donner des techniques ultra-concrètes. Quand je recommande par exemple, pour mettre une idée à l’épreuve, d’aller discuter avec un ami qui tiendra le rôle du contradicteur, c’est une technique très simple, que chacun peut mettre en place. Et c’est probablement la technique la plus efficace pour construire de bonnes idées. Car votre ami va vous dire si votre raisonnement ne tient pas la route, et il va surtout vous dire pourquoi, vous donner un contre argument. Avoir intégré ces contradictions va vous aider à réorienter vos idées ou à les renforcer. Cet échange avec un ami est un indispensable de ma pratique.

Actu-Juridique : À quelles situations se prête la rhétorique ?

Philippe-Henry Honegger : On ne peut pas utiliser la rhétorique dans tous les domaines. On distingue traditionnellement la vérité scientifique, la vérité poétique et la vérité rhétorique. La vérité scientifique est une démonstration : elle n’a pas besoin d’être emballée de rhétorique. La vérité poétique est absolument subjective : son objet n’est pas de convaincre. La vérité rhétorique se niche dans une toute petite zone, celle du vraisemblable. Là où personne n’est absolument capable de dire si ce qui est énoncé est vrai ou non. La rhétorique se joue dans ce qui n’est pas complètement sûr. C’est exactement dans cet interstice que travaillent les avocats. Dans une même affaire, il faut aller chercher les quelques zones de vraisemblable, où on va pouvoir faire jouer la rhétorique.

Actu-Juridique : D’après Artistote, la première tâche est de se convaincre soi-même. Êtes-vous d’accord avec cette idée ?

Philippe-Henry Honegger : Pour moi, c’est le cœur de tout. Les pénalistes sont confrontés au fait que les gens auxquels ils s’adressent pensent qu’ils vont leur mentir, puisqu’ils sont payés pour parler. Chercher à convaincre quand on est avocat, c’est comme courir un 100 mètres avec 30 mètres de retard au départ. Quand je prends la parole, on n’a pas envie de m’écouter. La première chose que les pénalistes vont donc chercher, c’est ce qu’Aristote appelle l’ethos : la crédibilité. Pour avoir l’air de dire la vérité, le plus simple, pour moi en tout cas, est de dire la vérité. Je me suis imposé cette règle : en étant honnête avec les juges, je peux gagner cet ethos. Je me suis rendu compte qu’à l’époque où Aristote écrit la Rhétorique, apparaître comme un interlocuteur crédible était déjà la partie la plus importante. Avec le temps, cela a été balayé au profit de l’écume qui est l’éloquence. La puissance de la rhétorique est de nous apprendre comment forger de bonnes idées. Cela devrait en faire une matière très forte dans notre structuration intellectuelle. Jusqu’au XIXe, la classe de première au lycée était d’ailleurs une classe de rhétorique. On pensait que pour être puissant intellectuellement, il fallait avant tout savoir se forger de bonnes idées. Aujourd’hui, on se concentre davantage sur l’organisation des idées que sur les idées elles-mêmes.

Actu-Juridique : Est-ce difficile de se convaincre soi-même ?

Philippe-Henry Honegger : Parfois, on lit le dossier d’un client et on pense qu’il est coupable. Après avoir discuté avec lui, il arrive qu’on relise les mêmes éléments avec un œil différent. On s’arrête alors sur des détails auxquels on n’avait pas prêté attention, et l’histoire n’a plus rien à voir… Il ne faut pas ignorer la puissance des biais cognitifs qui font voir le monde d’une certaine manière… Notre travail est de nous forger une conviction sincère et solide tout en sachant qu’une vérité est multiple. Aux Assises, vous arrivez à une audience parce que tout le monde : enquêteur, juges d’instruction, procureurs, a cru que votre client était coupable. Le principe même de l’audience, a priori, est de démonter qu’il est coupable. Quand on plaide un acquittement, il faut oser dire quelque chose que tout le monde croit faux. Ma vie, c’est d’être tout seul face à 15 personnes très intelligentes qui pensent que je raconte n’importe quoi ! Il faut supporter ce poids. Les gens pensent souvent que les avocats mentent. Je pense personnellement que très peu le font, ne serait-ce que parce que dire quelque chose de faux dessert tout ce qu’on dirait ensuite…

Actu-Juridique : Pour convaincre, il s’agirait donc simplement de dire la vérité ?

Philippe-Henry Honegger : Mais la vérité est multiple ! Cela fait tout l’intérêt du débat judiciaire. C’est comme quand un couple d’amis divorce et que chacun vous livre sa version de l’histoire : ils vous livrent tous les deux une vérité partielle, tout en étant absolument sincère. Quand vous avez les deux points de vue, vous voyez souvent les choses différemment. De la même façon, à l’audience, la vérité judiciaire ressort de la confrontation de la vérité de chacune des parties. Le rôle de l’avocat est de venir exprimer une vérité. Je défends des victimes et des auteurs de crime. Je suis, selon les affaires, de l’un ou de l’autre côté. Les avocats ont une connaissance que le grand public n’a pas : quotidiennement, ils font l’expérience que la vérité est multiple.

Actu-Juridique : Êtes-vous toujours convaincu du mandat qu’on vous donne ?

Philippe-Henry Honegger : J’ai une ligne éthique : je ne plaide jamais rien dont je ne sois convaincu. Il faut croire à ce que l’on avance pour construire la démonstration susceptible de convaincre. Offrir sa sincérité aux gens n’est pas simple. Se forger une conviction implique de mettre à l’épreuve son raisonnement. Tant que je ne suis pas convaincu, je continue à travailler avec mon client. Ce principe structure ma pratique. Si je ne suis pas convaincu, je ne serai pas convaincant. Cela ne sert à rien que j’y aille car c’est perdu d’avance. J’ai donc trois options. La première est de travailler avec le client jusqu’à ce qu’il dise quelque chose en cohérence avec le dossier. La deuxième, s’il ne veut pas démordre de sa version, est de passer mon tour car dire quelque chose auquel je ne crois pas serait le priver de sa défense. La troisième option est de le laisser dire ce qu’il veut, et de m’autoriser à dire autre chose. Cette troisième option peut permettre d’avoir de la nuance, car le travail de conviction ne se fait pas uniquement sur la culpabilité. La culpabilité a des degrés de gravité qui varient en fonction du contexte. Une fois que ma conviction est faite, je peux parler en toute liberté à l’audience, quitte à dire des choses qui choquent – même si j’essaye de le faire le moins possible. Récemment, je défendais un homme qui, une nuit, a tué son ex de 52 coups de couteau. Il avait déjà été condamné plusieurs fois pour violence conjugale. Les gens qui passaient à l’audience me regardaient d’un air dépité, me demandant ce que j’allais bien pouvoir dire. Or c’est une des affaires où j’avais le plus envie de prendre la parole. J’avais travaillé pendant des années avec mon client, j’étais rentré dans sa psychologie, j’avais refait avec lui le chemin qui l’avait conduit jusqu’à cet acte horrible. Derrière les faits, aussi monstrueux soient-ils, il y a les fêlures et la vérité intérieure des personnes. Il m’a fallu des années pour me forger cette conviction que cet homme méritait une forme de compassion qui n’enlève rien à la souffrance des victimes. Je crois sincèrement que la justice doit s’intéresser aux mécanismes de souffrance, d’émotion, d’amour de celui qui est arrivé jusque-là.

Actu-Juridique : Quelle est la place de l’éloquence dans ce travail de conviction ?

Philippe-Henry Honegger : L’éloquence n’est qu’une petite partie de la rhétorique. Les concours d’éloquence ont le vent en poupe, mais leur objet n’est pas de convaincre qui que ce soit. Les sujets sont absurdes, rigolos. C’est brillant, intéressant, et j’en suis d’ailleurs assez client. C’est un divertissement esthétique, comme du théâtre. Mais je ne crois pas que ce soit un bon entraînement pour convaincre. Convaincre qu’on est éloquent n’a rien à voir avec convaincre du fond de ce qu’on veut raconter. Les concours d’éloquence apprennent à faire de l’ornementation, à se mettre soi-même en avant. Cela fait oublier ce qui est important : le fond. Cela apprend éventuellement à bien parler en public. Et encore, je ne suis pas sûr. Cela apprend à se lever, à ouvrir la bouche sans trop trembler, peut-être. Bien parler, c’est autre chose.

Actu-Juridique : Qu’est-ce alors que bien parler ?

Philippe-Henry Honegger : Bien parler, justement, ça peut être tremblé un peu, avoir la voix chevrotante ou même bégayer. Si cela correspond à ce que vous êtes, ce n’est pas gênant. On peut être un grand avocat timide. Cette timidité, qui n’est pas valorisée par la profession, peut être belle et convaincante. Quelqu’un de très sûr de lui, de péremptoire, inspire de la méfiance. On le prend pour un beau parleur qui connaît toutes les techniques. Quelqu’un qui se lève, a du mal à vous regarder mais a l’air habité par ce qu’il veut dire, à tel point peut-être qu’il n’arrive pas à le formuler, on a envie de faire un pas vers lui. Ce pas que l’on fait vers l’autre, c’est 90 % du chemin pour convaincre. Cet orateur timide a l’ethos, il aura en plus le pathos si sa souffrance inspire un peu de compassion. Si ce qu’il dit n’est pas trop bête, il a gagné. A contrario, je pense que les effets de manche créent du recul. Plus on épure, plus on est convaincant.

Actu-Juridique : L’éloquence serait donc contre-productive ?

Philippe-Henry Honegger : Il y a forcément un travail sur la forme. Mais s’il se voit, ce travail commence à parasiter le message qui pourrait s’exprimer de manière plus puissante. C’est sans doute aussi une question d’époque : il y a 40 ans, citer Victor Hugo, avoir un vocabulaire technique, pouvait permettre de convaincre car cela augmentait l’ethos de l’orateur. Un mec qui avait l’air d’avoir de la culture était crédible d’un point de vue intellectuel. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Citer Cicéron et jargonner ne donne pas l’air crédible, mais pompeux. Quand on ne comprend pas quelqu’un, on le prend pour un escroc. Il faut donc aller chercher des références sans en avoir l’air, provoquer des choses émotionnellement et intellectuellement sans citer de grands auteurs. Avant, il y avait plus une déférence sociale, on avait tendance à croire ceux qui se présentaient comme experts. Maintenant c’est l’inverse : on se dit qu’ils nous ont trop menti et on croit plus volontiers des gens qui ont l’air « comme nous ». On le voit en politique : parler un français altéré peut vous rendre plus convaincant. Si vous pouvez éviter les figures de style, faites-le, vous n’en serez que plus crédible.

Actu-Juridique : Pourquoi alors l’éloquence a-t-elle pris tant de place, au détriment de la rhétorique ?

Philippe-Henry Honegger : Jusqu’au dix-huitième siècle, 90 % du travail des orateurs consistait à forger de bonnes idées et des argumentations solides qui résistent à la contradiction. Réussir à les dire, c’était 5 % du travail. Avec les Lumières, les idées ont commencé à être perçues comme autosuffisantes par leur puissance. Une manière de penser résumée par cette phrase de Boileau : « Tout ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, les mots pour dire vous viennent aisément ». C’est l’avènement du scientisme : le vraisemblable se décale vers une vérité scientifique. L’idée doit être valide dès le départ, et cela dévalorise la pensée selon laquelle il faut utiliser des techniques pour réussir à forger de bonnes idées. Ce déclin de la rhétorique se poursuit pendant les siècles suivants. Au dix-neuvième, Schopenhaueur écrit L’Art d’avoir toujours raison, dans lequel il prétend apprendre à faire semblant d’avoir raison. Il vient renforcer l’idée que la rhétorique est une manière de tromper les gens. Alors que pendant 2000 ans, la rhétorique proposait des techniques pour ne pas tromper les gens en développant de mauvaises idées. La rhétorique, à la base, doit permettre d’éviter de raconter n’importe quoi.

Actu-Juridique : Pourquoi êtes-vous devenu pénaliste ?

Philippe-Henry Honegger : Depuis l’enfance, j’ai fait pas mal de théâtre sans jamais envisager sérieusement d’être comédien. Quand est venue l’idée de chercher un métier, je savais que j’aimais bien parler en public. J’ai toujours aimé les jeux de stratégie, la confrontation, l’escrime. Inconsciemment, avocat, c’est ça : monter au combat, essayer d’être malin, stratège, et de gagner à la fin. Ce qui me structure comme avocat est aussi un intérêt profond pour ce qui est un peu contre-intuitif et radical, marginal, voire choquant. J’aime aller me confronter à ce que l’on ne veut en général pas voir. Pour moi, c’est un vrai travail philosophique : analyser les choses que l’on regarde habituellement de loin, se débarrasser des a priori et des certitudes. Rentrer dans l’intimité d’une situation ou d’un contexte et révéler ce que les autres n’ont pas vu. Il n’y a plus beaucoup de domaines dans lesquels on a cette démarche-là ; et où l’on peut assumer de dire quelque chose de dérangeant. Quand on est avocat, on a non seulement la liberté mais l’obligation de le faire. Tant qu’on n’est pas outrageant, on peut tout dire, personne ne peut nous le reprocher. Plus personne n’a une telle liberté aujourd’hui !

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