Philippe Jombart : «Pour peu que notre décision soit correctement motivée, elle est rarement retoquée»
En France, les juges qui statuent en matière commerciale en première instance sont des chefs d’entreprise ou des cadres supérieurs, en fonction ou à la retraite, élus par leurs pairs. Ils exercent cette fonction à titre bénévole. Paradoxalement, ce désintéressement peut nourrir une forme de suspicion des justiciables. Philippe Jombart, président du tribunal de commerce de Créteil, fait le point sur l’engagement et les obligations des juges consulaires. Rencontre.
Actu-Juridique : Faut-il renforcer les obligations déontologiques des juges consulaires ?
Philippe Jombart : Les juges consulaires sont des entrepreneurs ou anciens entrepreneurs. Ils ont donc un statut particulier et différent de celui des magistrats professionnels. Cela leur permet de mieux comprendre les cas qui leur sont exposés que les magistrats de l’ordre judiciaire. Mais cela les expose également… La suspicion est possible à leur égard, particulièrement dans des ressorts provinciaux, où il existe davantage de proximité entre les acteurs. Les justiciables peuvent penser que des commerçants travaillent entre eux et risquent le conflit d’intérêts. Il y a un besoin constant de réaffirmer l’existence d’une déontologie parfaite dans notre fonction.
AJ : Quel est le cadre déontologique qui régit l’activité des juges commerciaux ?
Philippe Jombart : Les textes n’ont pas changé depuis 2016. L’article L722-18 du Code de commerce dispose que « les juges des tribunaux de commerce exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard ». Le comportement a donc la même valeur que les principes que nous devons respecter. N’étant pas magistrat de profession, nous vivons plus intensément les situations qui nous sont présentées. Il faut être très vigilant à chaque fois, ne pas donner l’impression que l’on penche pour une partie. Les mêmes textes viennent préciser la mise en œuvre de ces principes. Les juges des tribunaux de commerce doivent dès leur prise de fonction remettre une déclaration d’intérêt, où ils font état de leurs éventuelles participations dans des sociétés, ainsi que de celles de leurs conjoints. Ils doivent ensuite signaler toute modification de ces intérêts. S’ils prennent des parts dans une société, ils doivent le signaler. Cette déclaration donne lieu à un entretien formel entre le président du tribunal et le juge. Un article du Code confie au Conseil national des tribunaux de commerce la mission d’élaborer un recueil des obligations déontologiques. Ce guide fait une vingtaine de pages et détaille les obligations en donnant des exemples pour chacune. Il existe également un conseil de déontologie au sein même du Conseil chargé de répondre à toutes les questions qui pourraient être posées par un juge ou un président. Cela a entraîné la présence dans chaque tribunal d’un référent déontologique, qui peut être consulté en cas de doute. Si le juge a eu affaire à une des parties d’un conflit dans le cadre de sa vie professionnelle, il doit se déporter. Selon l’importance de l’affaire, cette dernière peut même être délocalisée.
AJ : Quelles sont les obligations de formation des juges consulaires ?
Philippe Jombart : Parmi les obligations déontologiques des juges, il y a une obligation de formation initiale pour les nouveaux juges la première année. Ils doivent ensuite, d’après les textes, suivre une formation de 2 jours par an. Si un juge ne peut pas participer à certains modules de sa formation initiale, il doit les rattraper faute de quoi il est réputé démissionnaire. Depuis 2023, les présidents de tribunaux de commerce ont également une obligation de formation spécifique. Enfin, presque tous les tribunaux de commerce mettent en place de leur propre gré des formations propres, afin de revoir la jurisprudence ou certains arrêts. La formation est donc en réalité permanente. Notre système fonctionne par compagnonnage. Les juges plus expérimentés invitent ceux qui sont récemment entrés en fonction à revenir sur des sujets spécifiques. Le respect des obligations de formation est vérifié lors des entretiens de déontologie, s’il ne l’est pas avant. Cela permet d’avoir une idée des compétences acquises au cours d’une année. On a coutume de dire que cela prend 10 ans d’être un bon juge.
AJ : Quelle est la disponibilité attendue des juges consulaires ?
Philippe Jombart : Lorsque nous recrutons un juge, nous lui demandons une journée pleine au tribunal, pour les audiences et délibérés, et l’équivalent d’un jour et demi pour préparer les audiences et rédiger les jugements. Le minimum est de deux jours et demi par semaine, soit un bon mi-temps. Certains juges retraités dédient 4 jours par semaine à la justice consulaire. Dans l’absolu, c’est un travail qui peut ne pas avoir de fin. Il y a toujours des compétences à acquérir, des cas à creuser. À titre personnel, j’y passe presque tout mon temps.
AJ : Arrivez-vous facilement à trouver des candidats ?
Philippe Jombart : C’est difficile. Le tribunal de commerce de Créteil devrait compter 51 juges. Il n’en a en réalité que 48. Nous avons dû subir le départ de juges atteints par la limite d’âge et n’avons pu les remplacer, d’une part car il n’y a pas assez de candidats pour atteindre cet effectif théorique, d’autre part, parce que le tribunal ne peut pas accompagner plus de 9 à 10 nouveaux juges par an. Les tribunaux de commerce recrutent traditionnellement des chefs d’entreprise en activité et des cadres à la retraite. Pour des raisons que je ne comprends pas complètement, nous avons aujourd’hui du mal à recruter des retraités. Le fait que les juges consulaires ne puissent pas exercer leurs fonctions au-delà de 75 ans joue certainement. En commençant à 63 ans, cela leur laisse peu de temps pour apprendre et acquérir la pleine maîtrise de leurs fonctions. Cela doit peser sur leur motivation. Nous avons désormais plus de juges en activité, avec les problèmes de disponibilité que cela pose.
AJ : Rémunérer les juges permettrait-il de faciliter le recrutement ?
Philippe Jombart : Les juges consulaires ne recherchent aucun intérêt financier ou de reconnaissance. Paradoxalement, ils sont d’autant plus soupçonnés que leur engagement est bénévole. Cela semble louche ! Pourtant, je ne crois pas que les rémunérer serait une bonne idée. Cela ne correspond pas en tout cas à une attente des juges consulaires. En revanche, les rembourser des frais réels serait une piste intéressante. Aujourd’hui, l’activité des juges consulaires est non seulement bénévole mais elle a un coût car nous payons nos robes, nos repas, nos ordinateurs. Je pense que pour que la justice consulaire existe de manière harmonieuse, il faudrait un défraiement raisonnable des juges. Cela ne coûterait pas une fortune et serait une marque de reconnaissance de l’État qui nous permettrait de faciliter le recrutement. Je rencontre des candidats tous les ans. Quand je leur explique qu’ils devront prendre en charge les frais nécessaires à l’exercice de leurs fonctions, c’est un test, de plus en plus compliqué à passer dans l’époque actuelle.
AJ : Quelles sont les motivations des juges consulaires ?
Philippe Jombart : Le sens du service est le moteur principal des candidats. Beaucoup d’entre eux se disent qu’ils ont eu de la chance et veulent rendre ce qu’ils ont reçu. Le deuxième moteur est celui de continuer à apprendre. C’est peut-être même encore plus caractéristique des juges en activité. Ils ont envie d’acquérir de la connaissance. Pour ceux qui sont à la retraite, il y a, outre ce désir de continuer à apprendre, celui aussi de ne pas s’ennuyer.
AJ : L’idée de mélanger juges consulaires et magistrats professionnels serait-elle intéressante pour prémunir la justice commerciale de tout soupçon ?
Philippe Jombart : Cette idée de l’échevinage revient régulièrement. Elle existe d’ailleurs dans l’Est de la France. La justice commerciale y fonctionne bien, mais pas mieux qu’ailleurs. Cette idée relève à mon sens plutôt d’une tentation politique. De manière générale, je constate que les juges professionnels reconnaissent aux juges bénévoles une compétence qu’ils n’ont pas : la connaissance des affaires. Le Code de procédure civile invite les juges à concilier. En matière commerciale, les juges consulaires ont un avantage pour cela car ils comprennent la situation dans laquelle se trouvent les parties. Les juges consulaires reconnaissent pour leur part parfaitement qu’en matière purement juridique, ils sont moins affûtés que les magistrats qui ont fait l’ENM. Ils interviennent en premier ressort et laissent les cas plus complexes et rares aux magistrats professionnels qui statuent en appel. Le taux d’appel en matière commerciale est de l’ordre de 12 %, et donc inférieur à celui des affaires civiles. Pour peu que notre décision soit correctement motivée, elle est rarement retoquée. Cela montre que le système fonctionne bien.
Référence : AJU017f9
