Police et gendarmerie : les raisons de la grande démission

Publié le 09/10/2024

Alors que l’opinion publique est traumatisée par la découverte d’un phénomène aussi nouveau que tragique, celui des adolescents devenus « tueurs à gages » aux ordres des narcotrafiquants, l’inquiétude augmente sur le malaise que traversent à la fois la Police Nationale et la Gendarmerie – et, plus particulièrement, la filière investigation chargée de la lutte contre la criminalité organisée.

Police et gendarmerie : les raisons de la grande démission
Photo : ©AdobeStock/Hugo

 

Une vague de démissions sans précédents

 Le 3 octobre 2024, Mme Sabine Drexler, Sénatrice du Haut-Rhin, a posé une question écrite au Ministre de l’Intérieur concernant « la vague de démissions record » qu’ont connu « depuis 2020, la police nationale et la gendarmerie », se chiffrant « respectivement à 10 840 (+ 33 % en quatre ans) et 15 078 départs (+ 25 %). Pour répondre à l’objectif politique d’un ’’recrutement massif de policiers et de gendarmes’’, les responsables sont contraints de dégrader considérablement la qualité des recrutements et des formations, d’autant que les viviers de recrutement s’amenuisent. Dans ce cadre, le taux d’admission au concours de gardien de la paix est ainsi passé de 2 % en 2014 à 18 % en 2020. Ce problème de fond semble avoir été totalement sous-estimé par le ministère de l’Intérieur car ce phénomène s’accentue depuis plusieurs années en raison notamment de conditions de travail dégradées et une revalorisation indemnitaire insuffisante afin de fidéliser les personnels. Aussi, elle lui demande quelle stratégie entend mener le Gouvernement afin d’endiguer ce phénomène ».

 Dans sa question, la Sénatrice pointe – à juste titre – deux problématiques, étroitement liées : en effet, le taux de démissions, massif et sans précédent, s’accompagne d’une baisse de « la qualité des recrutements et des formations ». De toute évidence, police et gendarmerie attirent moins : ceux qui y sont veulent s’en aller, tandis que ceux qui candidatent sont moins nombreux et d’un niveau inférieur.

Lors d’une interview le 2 avril 2024, M. Frédéric Péchenard, ancien Directeur général de la Police nationale, avait aussi tiré la sonnette d’alarme : « Vous avez effectivement des policiers qui sont recrutés. C’est d’ailleurs l’essentiel de la politique sécuritaire du gouvernement (…). Il n’y a jamais eu autant de démissions dans la police et la gendarmerie nationale [qu’aujourd’hui]. Ces démissions sont en augmentation de manière significative depuis 3-4 ans ». Il ne s’agit donc pas de départs à la retraite « normaux » et prévisibles (qui restent, globalement, stables), mais de policiers et de gendarmes qui démissionnent avant terme, soit pour se contenter d’une retraite moins rémunératrice, soit – de plus en plus souvent – pour changer de métier.

Un rapport de la Cour des Comptes de 2023 avait analysé la problématique. On y lit que « les deux programmes [visant la création de 10.000 postes dans la Police et la Gendarmerie] ont de plus en plus de difficultés à remplir leurs ambitions en termes de création de postes, alors même que les crédits de personnels sont disponibles. En 2022, les recrutements au sein de la gendarmerie nationale ont dû être augmentés de 25 % et ceux de la police nationale de 29 % car les deux programmes ont connu une forte hausse des départs de leurs personnels, qui ont dû être compensés en plus des schémas d’emploi positifs prévus en loi de finances initiale ». Et de conclure : « Le record du nombre de départs au sein de la police et de la gendarmerie a été battu en 2021, puis de nouveau dépassé en 2022, témoignant d’un phénomène de fond installé depuis la fin de la crise sanitaire »[1]. De toute évidence, nous sommes rentrés durablement dans un nouveau paradigme.

Où vont les policiers et les gendarmes qui démissionnent ?

La « grande démission » n’est pas limitée à la Police et à la Gendarmerie, elle concerne aussi, à des degrés différents, mais tous significatifs, les forces armées, les hôpitaux publics et l’Éducation Nationale. La particularité de la problématique des forces de l’ordre est que, depuis quelques années, elles sont confrontées à une filière concurrente en termes de recrutement, en pleine expansion : les polices municipales. Travailler pour une municipalité présente, souvent, des avantages considérables et, en tout premier lieu, la possibilité de choisir son lieu d’affectation. En effet, la plupart des policiers sortant d’école sont affectés en région parisienne, où ils se trouvent confrontés à des problèmes de logement, de transport, de rythme de travail souvent harassants. Le retour dans leur région d’origine demande des années, voire des lustres, et met fréquemment en cause l’équilibre familial, avec son cortège de stress, de solitude, voire d’endettement. Or, les polices municipales (qui se sont considérablement développées ces dernières années) sont constamment à la recherche de personnel formé et qualifié, et font des ponts d’or aux anciens policiers et gendarmes. Généralement, la charge de travail y est moins lourde et, souvent, le salaire meilleur. Le « nomadisme administratif » aidant, si l’agent n’est pas satisfait de son sort, il pourra facilement trouver à s’employer dans une autre police municipale, à proximité ou bien « au soleil », selon ses envies.

Une filière d’investigation qui a perdu son attractivité

La filière d’investigation souffre d’un mal supplémentaire et spécifique. Les complications procédurales démesurées que les gouvernements et le Parlement (toutes sensibilités politiques confondues) ont accumulées depuis des décennies, ont fini par transformer les enquêteurs en dactylos. Qu’ils soient policiers ou gendarmes, ils débutent tous leur carrière dans les commissariats ou les brigades territoriales, où ils sont chargés du traitement d’une petite délinquance toujours plus massive, toujours plus « paperassière », et de moins en moins intéressante en termes d’investigation. Tandis que les stocks de procédures en attente gonflent, les catégories d’infractions dites « prioritaires » (décrétées telles par le ministère) augmentent. La découverte de la vérité, qui a été le « credo » de générations d’enquêteurs, est désormais passée derrière le souci d’éviter les erreurs de procédure et le retard dans le traitement des dossiers… tous devenus urgents ; donc on noircit les pages. Il va de soi que ce travail ingrat de soutier d’une société malade pose, souvent, des questions déprimantes sur son efficacité réelle lorsqu’on place pour la énième fois en garde à vue un jeune délinquant arrogant et sûr de lui…

La suppression des services territoriaux de la Police Judiciaire, effective depuis le 1er janvier 2024, a porté un dernier coup, peut-être fatal, à la filière d’investigation au sein de la police. Intégrés dans des Directions Départementales de la Police Nationale à vocation généraliste, ces enquêteurs chargés de traquer le banditisme, le trafic de stupéfiants ou encore les infractions financières, passionnés par un métier qu’ils avaient choisi par vocation, ont perdu leur spécificité ; une vague de démissions s’en est ensuivi. Je rappelle que l’objectif annoncé par le ministère de l’Intérieur était de se porter au secours du « grand malade », la Sécurité Publique, débordée par une petite délinquance en roue libre. Cette réforme devait être accompagnée d’une augmentation massive du nombre d’officiers de police judiciaire (OPJ), qu’on avait prévu de faire passer de 17.900 à 22.000, notamment grâce à une formation dispensée directement dans les écoles de gardiens de la paix, et non plus après trois ans (au moins) d’ancienneté comme cela se pratiquait auparavant. Résultat : sur 709 élèves de la dernière promotion de gardiens de la paix (la 266ème), seulement 25% se sont présentés à l’examen du bloc OPJ, et 10% ont obtenu la qualification, soit 80 agents par rapport aux 4100 considérés comme nécessaires : une goutte d’eau. Comment expliquer cet échec retentissant ? La plupart des jeunes élèves gardiens de la paix (les 75 % qui ne se sont pas présentés à l’examen) ne veulent pas intégrer la filière d’investigation, refusant de se cloitrer dans leur bureau pour traiter des procédures aussi complexes qu’inintéressantes. Pour ce qui concerne ceux qui ont préparé l’examen, mais qui ont échoué (la majorité), l’explication est à rechercher dans la baisse de niveau des candidats au concours de gardien de la paix, profession de moins en moins attractive. Là aussi, les chiffres sont sans pitié : le taux d’admission au concours de gardien de la paix est passé de 2 % en 2014 à 18 % en 2020, l’Administration ayant accompagné ce mouvement d’« uberisation » de la Police Nationale en diminuant la durée de la formation non seulement des gardiens de la paix, mais également des officiers.

Une solution financière ?

Dans sa question au ministre de l’Intérieur, la sénatrice suggère « une revalorisation indemnitaire ». Il est fort improbable qu’il soit envisageable de relever de manière significative les salaires des policiers et gendarmes, alors que le déficit budgétaire de l’État s’affiche comme étant désormais le premier souci politique. Augmenter la prime OPJ ? Elle est, actuellement, de 125 € par mois (alors que la prime dite de « voie publique » s’élève à 100 €), certains syndicats de police demandant qu’elle soit portée à 300 €. Est-ce une piste ? Ce n’est pas l’avis de la Cour des Comptes qui, dans le même rapport, affirme, à juste titre je crois, « que l’attractivité et la fidélisation des personnels ne peuvent pas être assurées par les seules revalorisations indemnitaires, dont l’efficacité apparaît ici limitée, et qu’une politique globale différente doit être mise en œuvre ». C’est la conclusion à laquelle est arrivée aussi Mme la sénatrice Drexler, lorsqu’elle évoque, très prudemment, une « amélioration des conditions de travail ». Dans les deux cas, on ne fournit pas davantage de précisions…

Une fois de plus, comme c’est la règle en matière de politique sécuritaire, on pose donc le bon diagnostic, mais, pour ce qui est de la thérapie, on reste dans le brouillard le plus complet. La vérité est que les forces de l’ordre ont perdu le sens de leur métier et que rares sont les élus disposant des connaissances nécessaires pour mettre en œuvre une réforme de fond, attendu que le chantier est gigantesque et parsemé d’obstacles. Pour paraphraser Tocqueville, la politique sécuritaire actuelle est un échec, mais l’État est impuissant à la réformer. Nous sommes donc destinés à attendre des jours meilleurs.

 

[1] Rapport de la Cours des Comptes – Analyse de l’exécution budgétaire 2022, mission « Sécurités », avril 2023.

 

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