Tribunal de Meaux : Le procès d’un commandant révèle les étranges pratiques des CRS

Publié le 19/05/2025 à 8h02

Jugé pour s’être indument accordé des indemnités de déplacement et ne pas avoir déclaré des jours de repos, l’ex-commandant de la CRS 4, basée en Seine-et-Marne, a dévoilé malgré lui les étonnants usages au sein des compagnies républicaines de sécurité, où l’on accommode à sa guise un décret gaullien. Luc L., qui répond de détournement d’argent public à hauteur de 28 996 euros, a déjà été radié des cadres de la police.

Tribunal de Meaux : Le procès d’un commandant révèle les étranges pratiques des CRS
Salle d’audience au Tribunal judiciaire de Meaux (Photo : I. Horlans)

 « De toute façon, tout le monde s’en branle. » Cette réponse vulgaire, écrite par le commandant Luc L. à un subordonné souhaitant s’absenter bien que de service, illustre l’affaire examinée le 15 mai par le tribunal correctionnel de Meaux (Seine-et-Marne). À la CRS 4, comme dans d’autres compagnies républicaines de sécurité, il apparaît, au vu du dossier, que le « maelström de règles » décrit par le prévenu, plus précisément d’usages, l’emporte sur le cadre légal. Par exemple, s’agissant de l’indemnité journalière d’absence temporaire (IJAT) de 42 euros net, le décret du Président Charles de Gaulle pris le 26 septembre 1961 précise qu’elle est versée aux CRS du départ de la caserne jusqu’à l’heure du retour. C’est clair : si l’unité quitte son lieu de résidence lundi à huit heures et le réintègre samedi à huit heures, les hommes perçoivent cinq IJAT.

Il en est ainsi pour les CRS de base. Toutefois, le patron peut, lui, s’octroyer des avantages puisqu’il remplit et signe les bordereaux de paiement. Selon l’accusation, Luc L. en a profité de février 2020 à août 2023, dates retenues par la prévention, d’autres faits dénoncés étant prescrits (notre article du 5 décembre ici). « Vous étiez l’ordonnateur et le comptable [des absences], relève le procureur Jean-Baptiste Bladier. C’est incompatible en matière de finances publiques. » Le prévenu en convient : « Intellectuellement, ça peut paraître choquant, mais c’est comme ça depuis toujours. » En vertu de cette habitude, il est donc loisible de s’accorder des privilèges.

« À la CRS, il y a une organisation cogérée par les syndicats »

 Initialement, le détournement d’argent dont répond Luc L. visait 88 jours litigieux ; le parquet n’en retient finalement que 82. Il abandonne aussi les charges pour l’utilisation de son véhicule de fonction à titre personnel bien que l’enquête de la Direction centrale (DCCRS) ait pointé 44 641 kilomètres parcourus hors service, soit 7 774 € de carburant et 158 péages payés par la CRS. Ses avocats ont prouvé qu’il y avait droit. Dont acte.

Reste une coutume, qui permet d’interpréter à sa façon le décret relatif aux IJAT. Le dossier indique que le commandant L. s’attribuait une indemnité même quand il ne suivait pas la colonne de ses gars ou lorsqu’il retournait chez lui avant eux. Exemple : l’unité part à 5 h 45 ou 6 h 45, le patron à 20 h 12 ou 19 h 46 ; deux IJAT. Et ainsi de suite, jusqu’à 32 jours « volés ». À la barre, le prévenu s’en défend : « Je n’ai pas volé l’administration ! Cette pratique est courante depuis la nuit des temps. » Il se l’applique depuis 2009. D’un côté, donc, le cadre légal ; de l’autre, une tradition instituée, généralisée, comme en attestent sept des neuf témoins cités en défense. Deux d’entre eux raisonnent différemment. Le commandant Jean-Marc C. : « Si je quitte l’unité pour nécessité de service, j’envoie un télégramme à la hiérarchie et l’IJAT s’arrête quand je franchis la barrière de la caserne. »

Le procureur : « Si l’unité part à 7 heures, vous à 19 heures, comptez-vous une indemnité d’absence ?

– Non. Dans ce cas, je n’en bénéficie pas. »

Christophe, ancien régisseur à la CRS : « Si un officier a touché l’IJAT alors qu’il était rentré plus tôt, c’est une erreur. » Pas aux yeux d’un syndicaliste, Yves : « Négatif ! Tous les commandants font pareil » que Luc L. Ce qui induit le président Léger à considérer qu’« à la CRS, il y a une organisation cogérée par les syndicats », apparemment tout-puissants. Frédéric, chef du secrétariat général, raconte qu’ils sont « alertés des manquements » et que ce sont eux qui les rapportent, ou pas, à la direction générale.

« La hiérarchie n’a pas voulu être prise dans le rouleau compresseur »

C’est d’ailleurs ainsi que le prévenu a été dénoncé à la direction centrale et zonale. Ce qui confirme, a priori, que « l’attitude atypique » de Luc L., « son implication très limitée » au château de Pomponne, base de la CRS 4, selon les récriminations de ses subalternes, ne leur paraissaient pas aux normes. Son chauffeur et l’étude de sa téléphonie ont confirmé qu’il jouait au golf sur son temps de travail et lors des repos non déclarés. « Je m’entretenais physiquement pour être à la hauteur de mon unité », dit le prévenu radié, forcé de prendre sa retraite. Et puis, argue-t-il, le statut de cadre l’autorise à « gérer [ses] heures » qu’il « ne compte pas » : « Si je quitte la colonne plus tôt pour rentrer chez moi, cela ne signifie pas que je ne travaille pas. Je gère l’administratif. » Le procureur Bladier qui bénéficie du même statut objecte que « les repos, ce n’est tout de même pas “open bar” ».

« Si tout ce que l’on vous reproche est normal, poursuit-il, expliquez-nous pourquoi la directrice centrale, le directeur zonal et le sous-directeur de la réglementation contestent vos pratiques ?

– Parce qu’il faut être courageux, pour assumer, lorsque l’affaire arrive sur la place publique ! Ma hiérarchie n’a pas voulu être prise dans le rouleau compresseur de l’IGPN », la police des polices saisie par le parquet.

Le président Léger, dubitatif : « Vous dites qu’ils mentent, je n’adhère pas. Selon vous, beaucoup de gens mentent… » « Oui, c’est une cabale », riposte Luc. L. Quel en serait le motif ? « La vengeance. Me faire tomber. » Parce qu’il a rétrogradé son chauffeur et sanctionné un subordonné alcoolique : « J’étais effectivement atypique, car je ne fréquentais pas le foyer-bar. »

« L’IGPN a fait n’importe quoi. C’est lamentable ! »

Des témoins accablent la directrice. Yves, le syndicaliste : « Sans vouloir la dénigrer, elle méconnaît malheureusement le fonctionnement particulier de la CRS. » Pierre, numéro 3 de l’organigramme : « Je suis très étonné. La Direction est parfaitement au courant. » Le prévenu pilonne aussi l’IGPN « qui interprète des situations qu’elle ne maîtrise pas » et « qui ment ».

Reste, là encore, sa déclaration en garde à vue à propos d’IJAT perçues en dépit d’absences et ses repos non déclarés : « C’est scandaleux, mais c’est comme ça. » Le procureur de la République l’a retenue, comme Me Valérie Rovezzo qui intervient pour le Trésor public : « Le décret de 1961 est clair. Les règles de la CRS doivent avant tout servir l’intérêt de l’État. » Et « les débats n’ont pas démontré que Luc L. décrochait du service pour effectuer des tâches administratives ». L’agent judiciaire chiffre le préjudice à 28 996 €, « somme qui aurait dû être réservée à la sécurité de nos concitoyens », conclut l’avocate de Meaux.

Si Jean-Baptiste Bladier regrette « l’empressement de la presse qui a relayé des griefs totalement infondés » en novembre 2023, niant au passage être à l’origine « de ces éléments inexacts », il déplore « la gravité symbolique » du dossier, « la jouissance » faite du droit à l’IJAT. Quant aux congés pris sans autorisation, il en retient 50, soit un préjudice de 17 142 €. Le chef du parquet requiert une amende de 10 000 €.

En défense, Me Emeraude Claudet a beaucoup travaillé ; elle est parvenue à faire tomber l’accusation visant l’utilisation de la voiture. Désormais, elle veut convaincre que la direction « savait » et qu’elle « s’est désolidarisée » : « À vous de juger si c’était illégal mais, dans ce cas, j’invite le procureur à poursuivre tous les [commandants de] CRS de France. »

Me Emmanuel Rabier s’en prend à l’IGPN « qui a fait n’importe quoi, avait un angle d’attaque, un parti pris. C’est lamentable ! » Comme à propos de l’excuse d’une cabale interne à la CRS 4, on s’interroge : pourquoi l’IGPN se serait-elle acharnée sur un officier inconnu ? « Le condamner, ce serait faire une blessure au droit. Le doute doit lui profiter », insiste son conseil.

Compte tenu de la complexité du dossier, le seul étudié ce jeudi 15 mai, et jusqu’à 20 h 30, le tribunal rendra son jugement le 26 juin.

Luc L. quitte la salle avec ses neuf témoins. Accolades, sourires entendus, commentaires acerbes. Pour eux, l’affaire est déjà close.

Tribunal de Meaux : Le procès d’un commandant révèle les étranges pratiques des CRS
Jean-Baptiste Bladier, procureur de Meaux, ici au tribunal en octobre 2022 (Photo : ©I. Horlans)

 

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