Zones de compétence entre police et gendarmerie : la Cour des comptes tire la sonnette d’alarme

Publié le 21/01/2025

Dans un rapport daté de janvier 2025, la Cour des Comptes constate que « La répartition territoriale des zones de compétence de la Police et de la Gendarmerie nationales a très peu évolué au cours des 80 dernières années. Entre lourdeurs décisionnelles et concurrence entre les deux forces, la carte des zones de compétence est figée depuis dix ans, malgré l’évolution forte de la démographie et de la délinquance ». Afin d’améliorer l’efficacité de ces deux institutions et d’assurer un emploi plus rationnel des moyens publics, la Cour préconise qu’il est « indispensable que le ministère de l’Intérieur s’empare de ce sujet et procède aux ajustements nécessaires », notamment en relançant des transferts territoriaux.  

Zones de compétence entre police et gendarmerie : la Cour des comptes tire la sonnette d'alarme
Photo : ©AdobeStock/Hugo

Un peu d’Histoire

Traditionnellement, la Police et la Gendarmerie nationales assurent conjointement leurs missions en fonction de considérations géographiques : la première a en charge la sécurité dans les zones urbaines, tandis que la deuxième est compétente pour les zones rurales. Sans remonter à l’Ancien Régime – époque où le territoire national se répartissait déjà entre une Maréchaussée établie dans les campagnes, des milices exerçant dans les villes et une puissante Lieutenance de Police implantée à Paris – on peut considérer que « l’année zéro » fut 1941, date à laquelle le régime de Vichy étatisa les polices municipales dans les villes de plus de 10 000 habitants.

Depuis, la France a profondément changé : à partir de 1936, la majorité de la population vit dans des espaces urbains, tandis que pendant les « trente glorieuses » les périphéries des grandes villes ont connu une croissance énorme, rendant de plus en plus difficile la distinction entre les espaces urbains et ruraux. Police Nationale et Gendarmerie Nationale se sont adaptées cahin-caha à cette évolution majeure, veillant, chacune en ce qui la concerne, à la préservation de ses acquis.

Une rationalité dans la répartition des zones qui n’est pas évidente

La logique sécuritaire voudrait que le nombre de policiers et de gendarmes présents sur un territoire soit déterminée, avant toute autre considération, par le taux de délinquance. Or, une simple observation de la carte géographique de la sécurité en France, permet de constater que, trop souvent, c’est loin d’être le cas. C’est ainsi que des département ruraux et « tranquilles », disposent souvent d’un taux de policiers et gendarmes supérieur aux zones urbanisées et criminogènes. « La Lozère, département de France le moins touché par les actes de délinquance, compte un ratio de policiers et gendarmes pour 1000 habitants supérieur à celui du Rhône, département cinq fois plus criminogène »pointe le rapport de la Cour des Comptes.

Une meilleure répartition des effectifs semble nécessaire et passe, aussi, par des modifications profondes des zones de compétence.  La Cour des Comptes constate que jusqu’à présent, ces modifications ont été effectuées au compte-goutte, en dépit du fait que depuis 2009 Police et Gendarmerie nationales sont placées sous l’autorité d’un seul ministre, celui de l’Intérieur, et des volontés qu’il affiche… et qui sont aussitôt oubliées. C’est ainsi que le Livre blanc de la sécurité intérieure, publié en novembre 2020 (Gérald Darmanin étant alors Ministre de l’Intérieur), préconisait de confier les agglomérations de moins de 30 000 habitants à la Gendarmerie, celles de plus de 40 000 à la Police et, pour les autres, de prévoir des négociations. Ces préconisations n’ont pas été suivies d’effet, et aujourd’hui sur les 280 circonscriptions Police Nationale que compte le territoire métropolitain, environ 10% ont une population inférieure à 20 000 habitants – dont trois moins de 10 000 : Le Touquet-Paris-Plage (Pas-de-Calais), Ussel (Corrèze) et Coutances (Manche).

Les deux axes de propositions de la Cour des Comptes 

Dans ses conclusions, la Cour suggère un rééquilibrage entre zones police et zones gendarmerie, prenant en compte l’évolution de la démographie et de l’urbanisation, chaque institution se devant de « lâcher » une partie de ses territoires.

Pour ce qui concerne la Police Nationale, la Cour « recommande de transférer sans tarder à la gendarmerie nationale les petites circonscriptions de police classées comme vulnérables par la police nationale elle-même, en commençant par celles qui ne sont pas en mesure de remplir leurs missions opérationnelles »

De son côté, la Gendarmerie Nationale devrait se retirer de certaines aires péri-urbaines : « L’extension de la zone police autour des métropoles doit être réenvisagée, localement, au vu des continuités urbaines de la ville centre et des enjeux de délinquance associés »La Cour constate que « la police nationale y est favorable dès lors qu’il existe effectivement une continuité d’urbanisation et de délinquance »mais ajoute aussitôt que« la gendarmerie y est opposée »

Les raisons du blocage 

Les propositions de la Cour des Comptes ne sont pas révolutionnaires, et s’inscrivent non seulement dans une logique sécuritaire et budgétaire, mais aussi dans la continuité des intentions politiques annoncées. Pourquoi n’ont-elles donc pas déjà été mises en œuvre ? Et pourquoi risquent-elles de ne pas être suivies ? Il existe, certes, une résistance qu’on pourrait qualifier de « corporative » de la part des deux institutions concernées, qui ne veulent pas lâcher quoi que ce soit au bénéfice des « rivaux », policiers ou gendarmes quels qu’il soient. Mais il existe, aussi, d’autres raisons, qu’on aurait tort de négliger.

J’ai évoqué plus haut le cas du département de la Lozère, cité en exemple par la Cour des Comptes : il s’agit d’un territoire éminemment rural, et dans lequel on trouve un nombre de gendarmes étonnamment important par rapport au faible taux de délinquance qu’on y déplore. Mais cet exemple ne me semble pas pertinent, car si ce département ne compte que 76 000 habitants, sa superficie est de 5 167 km², soit presque le double du département du Rhône avec ses 470 000 habitants. Un département, ce n’est pas seulement une population, mais aussi un territoire, sur lequel les gendarmes se doivent d’assurer un maillage minimal (en sachant qu’une brigade comptant moins de six gendarmes ne peut pas fonctionner).

Pour ce qui concerne la Police Nationale, il y a une raison pour laquelle elle s’accroche aux petites circonscriptions qu’on menace de supprimer : les ressources humaines. La majorité des policiers sont originaires de la province, et la perspective de pouvoir, un jour, rentrer au bercail, leur fait supporter les années, souvent difficiles, qu’ils passent dans les grandes zones urbaines, où le travail est stressant, le prix du logement excessif [1] et l’éloignement des siens pénible. À défaut de ne pas pouvoir bénéficier de cette soupape, soit ils ne postuleront pas pour la Police Nationale, soit ils la quitteront à la première occasion pour intégrer une Police Municipale proche de leur lieu de naissance.

Il faut aussi considérer que la Police Nationale ne fonctionne pas comme la Gendarmerie : et c’est tant mieux, car si les deux institutions n’étaient pas différentes, elles auraient déjà disparu, fusionnées l’une dans l’autre. Les petites circonscriptions de police, en ligne de mire de la Cour des Comptes (car « très consommatrice en effectifs » – dixit), ne sont pas organisées comme les brigades de Gendarmerie : elles fonctionnent 24h/24, 365 jours par an, sans interruption, assurant la sécurité publique (patrouilles, interventions…), le judiciaire et l’accueil du public. Pour assurer ces missions, elles ne peuvent pas fonctionner avec des effectifs inférieurs à une cinquantaine d’agents (administratifs compris). Les brigades de gendarmerie de dix/quinze militaires qui, peut-être, les remplaceront, seront fermées la nuit et la plupart des week-ends : les autorités, les élus et la population le savent, et resteront donc attachés à « leur » commissariat, s’opposant à sa fermeture. C’est ainsi que la circonscription de Coutances, menacée de fermeture car « régnant » sur une population qui ne compte, certes, que 8822 habitants, assure, aussi, la sécurité du Tribunal judiciaire (avec le Pôle Criminel et la Cour d’Assises du département), de la Maison d’Arrêt (avec les transfèrements de détenus) et de la Sous-Préfecture.

Une réforme nécessaire mais risquée

Le Ministre de l’Intérieur suivra-t-il les préconisations de la Cour des Comptes ? Difficile de savoir ; on constate simplement que, jusqu’à présent, on a laissé la bride aux cous des deux directions générales, celle de la Police et celle de la Gendarmerie. Les ministres qui se sont succédé et qui auraient dû arbitrer – et trancher – ne l’ont pas fait, soit pour ne pas mécontenter les troupes, soit parce qu’accaparés par d’autres dossiers, plus urgents (terrorisme, gilets jaunes, COVID…) ou alors considérés comme plus importants (départementalisation de la Police Nationale et son corollaire : la suppression de la Police Judiciaire). Mais, cette fois-ci, il y a du nouveau : le besoin, impérieux, de faire des économies dans le budget de l’État ; les lignes vont peut-être bouger.

Une recomposition des zones police et gendarmerie est certainement nécessaire, et les pistes suggérées par la Cour des Comptes sont raisonnables, mais attention à ne pas négliger la prise en compte de certaines réalités, car la réforme pourrait aboutir à une dégradation du service public. « Les mauvais effets d’une juste réforme ne condamnent point cette réforme, mais la société » (Jean Rostand).

 

[1] Je rappelle que, contrairement aux gendarmes, les policiers ne sont pas logés.

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