Portrait de l’avocat 2.0 et de sa future femme robot bâtonnière
Le vertige. C’est ce qu’on ressent face à l’ampleur des changements qui s’annoncent dans l’exercice du métier d’avocat, tels que les décrit Xavier Labbée. Une fiction ? Pas vraiment, l’essentiel est déjà là, le reste arrive.

La profession est-elle en train de changer ? L’avocat 2.0 arrive car la révolution numérique est en marche. Elle a eu pour principal effet de rendre indispensables à la profession certains instruments numériques (A) et de rendre obsolètes ceux avec lesquels on avait l’habitude de travailler (B) Mais n’est pas en réalité la profession tout entière qui se trouve menacée du changement (C) ?
1.Les instruments fonctionnels indispensables
Nous connaissons depuis 15 ans deux instruments numériques sans lesquels l’accès à la profession est aujourd’hui impossible. Il s’agit d’abord de l’ordinateur relié au Net. Aucun avocat ne peut exercer sans ordinateur, comme on pouvait encore le faire il y a vingt ans. Il s’agit ensuite de la clé numérique délivrée par le Conseil national des barreaux. Ces deux instruments sont intimement liés, car il faut introduire la clé dans l’ordinateur pour avoir accès au Réseau RPVA créé en 2007 et qui est obligatoire. Pour l’avocat, une clé sans ordinateur ne sert à rien, pas plus qu’un ordinateur sans clé.
L’ordinateur
L’ordinateur seul permet à toute personne reliée au net (qu’elle soit ou non avocat) d’avoir accès aux sources normatives (lois, décrets, règlements et jurisprudence) gratuitement par le site Légifrance. Il n’y a d’ailleurs plus d’autres moyens puisque les versions « papier » du journal officiel ont été abolies en 2016, la loi doublant désormais l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » d’une présomption de connexion. Mais l’ordinateur seul permet également à toute personne reliée au net de communiquer gratuitement par visioconférence : il est possible depuis 2011 d’envoyer un lien zoom à son interlocuteur pour entrer tout de suite en rapport avec lui (image et son) en quelque lieu qu’il se trouve sur la planète. L’épidémie de covid nous a fait comprendre le caractère indispensable de ce lien pour échapper à l’isolement. Et l’on peut facilement « chatter » avec un interlocuteur dont on ne parle pas la langue puisque certaines applications permettent d’obtenir des traductions instantanées. Dans la société numérique, le contact avec l’autre n’est plus physique mais numérique. Comme dit Polnareff, « je me tape Marylou sur mon clavier ».
La clé
La clé délivrée à l’avocat inscrit pour un prix de 140,50 euros lui permet – par la composition d’un code d’accès secret – d’accéder au réseau privé RPVA. Pour échanger des courriers officiels, signifier des pièces et conclusions et communiquer avec le greffe, un magistrat ou un confrère, le passage par le RPVA est incontournable car on ne peut plus faire autrement. À titre d’exemple, il est vain de vouloir aujourd’hui enrôler une assignation « papier » en se rendant au greffe. Le procès civil est totalement dématérialisé, de l’assignation au jugement et d’ailleurs comme on ne plaide plus, il n’est plus nécessaire d’aller au Palais. En revanche, la délivrance de la clé emporte pour conséquence l’obligation d’avoir une boîte mail. Le règlement intérieur national le rappelle : « l’avocat DOIT justifier d’une adresse électronique » (art 15) Cette boîte mail n’est pas géographiquement localisée comme l’est la case que tout avocat a (encore) au palais de justice et dans laquelle on ne reçoit plus que des publicités ou des dossiers de plaidoiries en retour (car il faut encore déposer des dossiers sous forme matérielle. Le ministère de la Justice ne donne pas de papier aux juges qui ne peuvent pas de ce fait imprimer le dossier dématérialisé se trouvant sur le site). Elle peut être ouverte par l’avocat n’importe quand et en quel qu’endroit qu’il se trouve sur la planète, pourvu qu’il ait avec lui, son ordinateur ou son smartphone.
Conséquences
Mais un avocat ne peut pas exercer sans clé (fut-il agrégé des facultés) et ne peut pas non plus exercer sans ordinateur. C’est ainsi. Ces deux instruments indispensables font quasiment corps avec l’avocat. D’ailleurs ils sont portables : un avocat qui égare sa clé se voit privé de barreau pendant au moins 45 jours (le temps qu’on lui en délivre une nouvelle). Il ne peut plus exercer. Un avocat qui égare son ordinateur peut vivre un drame s’il n’a pas pris la précaution de dupliquer ses dossiers… Greffera-t-on un jour dans la main de l’avocat, pour plus de sûreté, une puce contenant toutes les fonctionnalités de ces deux instruments numériques ? Certains en arriveraient à le souhaiter. Mais le propos paraîtra futile lorsque le barreau (s’il existe encore) sera accessible aux androïdes qui porteront en leur corps tous les éléments nécessaires à l’exercice de la profession. Ces nouveaux instruments rendent toutefois obsolètes les instruments anciens dont nous allons dresser la liste. Et c’est ce qui est nouveau.
2.Les instruments obsolètes
Le premier instrument obsolète paraît être le cabinet de l’avocat.
L’avocat doit avoir un « domicile professionnel » dans lequel in « exerce son activité dans des conditions matérielles conformes aux usages et dans le respect des principes essentiels de la profession » (art 15-1 R.I.N) Si la domiciliation suppose un rattachement géographique (le cabinet doit être domicilié « dans le ressort » du barreau) le cabinet en lui-même n’est pas décrit. Il n’est écrit nulle part que l’emplacement dans lequel l’avocat travaille doit comporter tel nombre de pièces, une bibliothèque, un secrétariat, une salle d’attente et un local d’archives. Le règlement intérieur se contente de faire référence « aux usages ». Et on ne parle plus de la « dignité de la profession » mais plus simplement de ses « principes essentiels ».
Il est si vrai qu’un avocat peut avoir une domiciliation officielle et exercer la profession sans avoir un cabinet, que le R.I admet qu’à « titre temporaire » (art 15 R. Int), l’avocat peut être domicilié dans un local dépendant de l’ordre où même chez un confrère (sans avoir pour autant le statut de collaborateur). Il est donc possible d’avoir une domiciliation (ou, comme on dit, une « boîte aux lettres ») sans pour autant avoir un cabinet de travail, une bibliothèque, une salle d’attente, un secrétariat et une pièce dédiée aux archives. L’intérêt de la domiciliation fictive est réel : on échappe au paiement de la taxe professionnelle et l’on n’a pas de frais d’entretien de locaux ou de loyers. Mais peut-on travailler dans de telles conditions ? Il y a quelques années encore, on aurait dit non. Et c’est d’ailleurs pourquoi la domiciliation fictive n’était qu’une solution provisoire de dépannage, généralement utilisée par de jeunes avocats en l’attente d’une installation. Mais est-ce encore le cas avec l’arrivée de l’avocat.2.0 ? L’exception ne va-t-elle pas inexorablement devenir le principe ?
À vrai dire, une bibliothèque est devenue obsolète puisque les documents normatifs (lois décrets jurisprudence et codes divers) ne se trouvent plus que sur internet : les rayonnages de livres anciens ne forment plus aujourd’hui qu’un décor qui ne fait qu’attester de l’âge de l’avocat qui y évolue. Les avocats 2.0 sont totalement insensibles aux vieilles reliures et aux tapisseries d’Aubusson. Passe à la trappe également le local destiné aux archives si encombrantes : les actes peuvent être désormais déposés sur le cloud, sous forme dématérialisée. Ça ne prend pas de place et c’est plus sûr. Une salle d’attente est tout aussi superflue pour qui consulte en téléconférence : le lien zoom propose un salon d’attente virtuel destiné à l’hôte utilisateur du lien. Plus besoin de secrétaire pour faire entrer ou sortir les clients ni pour arroser les plantes vertes. Les clients destinataires du lien sont convoqués et font la queue dans le salon virtuel. Ils ne peuvent même pas bavarder entre eux : c’est le secret absolu. Il existe d’ailleurs une plateforme semblable à doctolib, qui collecte les rendez-vous pour les avocats inscrits et communique aux clients le lien de l’avocat et l’heure de la consultation. Alors pourquoi avoir un secrétariat ? L’avocat peut ainsi consulter. Il peut même mettre un fond d’écran (représentant par exemple l’intérieur de la bibliothèque de la Cour de cassation … ça fait sérieux et officiel) s’il n’a pas envie que sa clientèle puisse le surprendre à l’endroit où il se trouve au moment où il consulte. Bien des confrères utilisent déjà la Visio conférence. Comment la chose pourrait-elle être interdite à l’heure où l’étudiant en droit 2.0 a suivi ses cours sur son écran du fond de son lit, et a passé ses examens dans des conditions identiques ?
Faut-il encore un cabinet géographiquement domicilié dans telle rue de telle ville située dans le ressort du barreau ? On finit par se le demander : bien des jeunes avocats ne trouvant pas de collaboration et ne pouvant créer un cabinet, ont aujourd’hui recours au « Co working » : ce vocable anglais fait riche mais cache souvent un manque de moyens. On loue un emplacement (sur lequel on appose une plaque) une demi-journée par semaine pendant laquelle on reçoit ses clients. Ce qui ne signifie pas que l’avocat ne travaille pas le reste du temps. Il n’est pas nécessaire d’être à son bureau pour signifier des conclusions : on peut le faire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, que l’on soit chez soi, à l’hôtel, dans un train ou à l’autre bout de la planète… On peut inscrire une télé recours au tribunal administratif à deux heures du matin. Et si à cette heure-là, le président du tribunal est au Crazy Horse ou plus sûrement dans son lit avec une danseuse, le robot greffier veille et délivre au requérant un accusé réception du recours envoyé. On peut compter sur lui. Alors ?
La technique du Co working (initialement conçue comme une solution de dépannage) est même aujourd’hui détournée par certains cabinets souvent parisiens. Il faut savoir que des chaines de location offrent des bureaux disponibles à la journée, voire à l’heure, dans toutes les grandes gares de France : c’est ainsi que certains spécialistes de droit de la famille envoient leurs jeunes collaboratrices (baskets roses et t-shirt) pour des « tournées de divorces par consentement mutuel » dans toutes les grandes gares de la France et ce « à des prix imbattables ». La notion de cabinet secondaire amplement décrite à l’article 16 du R.I n’existe plus. La chose nous a surpris (Xavier Labbée Divorcer dans une gare Recueil Dalloz 13 juillet 2023) mais pas les confrères interrogés. « Cela se fait depuis plus d’un an dans les gares des villes importantes, comme Bordeaux, Nancy, Amiens, Le Mans, Strasbourg, Lyon, Toulouse ou Paris. À Lille, la pratique est devenue courante. Les avocats extérieurs préfèrent nous faire venir dans leur bureau provisoire de la gare avec leurs clients qui viennent d’un peu partout plutôt que de venir chez nous ». Certains ont d’ailleurs apposé leur plaque sur la porte du bureau du Co working, fixant ainsi leurs habitudes. Exit le cabinet secondaire et ses contraintes. Une petite consœur ajouta même d’une voix d’enfant de Marie : « Et si le confrère de passage est mignon, alors on se retrouve un moment à l’hôtel de la gare qui loue les chambres à l’heure pour un prix très bas sans réservation ». Il faut bien fidéliser les correspondants d’une manière ou d’une autre à l’heure de la multipostulation. Co-loving and co working ?
Apparait la notion d’avocat itinérant… qui ne fait que mieux souligner l’inutilité d’avoir un cabinet à l’heure du numérique. Pourquoi ne pas permettre à l’avocat muni de son portable, d’exercer dans un camping-car pour faire la tournée des villages menacés de désertification judiciaire, dans une tente pour faire la tournée des plages, ou mieux encore dans une péniche pour défendre l’écologie ?
La pratique du numérique fait disparaître le papier, la bibliothèque, la salle d’archivage, la salle d’attente, le secrétariat, la nécessité de se déplacer et rend inutile le cabinet de travail. Pire encore : l’avocat a-t-il encore besoin d’une robe en matière civile ? Pourquoi s’affubler d’un tel costume dont on ne connaît plus la signification, à l’heure où le ministère encourage la déjudiciarisation et les modes alternatifs de règlement des conflits ? Faut-il porter la robe à la gare pour faire divorcer les gens, au café quand on tente une médiation, ou au greffe quand on va déposer un dossier de plaidoirie ? Pourquoi porter la robe au tribunal administratif, si on « s’en rapporte à nos écritures » devant un conseiller en chemise ou en complet veston ? Faut-il la réserver pour la matière pénale ou pour le carnaval ?
Finalement, l’exercice de la profession ne coûterait-elle plus que 140,50 euros, soit le coût de la clé pour y accéder ? En effet, sans cabinet, l’avocat n’a plus de taxe professionnelle, de frais d’occupation et d’entretien de ses locaux, de frais d’abonnement à des revues ou à des codes, ni de frais de secrétariat. Reste la seule cotisation à l’Ordre. Mais si la domiciliation n’est plus qu’une fiction, pourquoi le barreau lui-même ne deviendrait-il pas une fiction ?
3. Vers un ordre national numérique
C’est le Conseil national des barreaux qui délivre les clés permettant d’accéder à l’indispensable réseau virtuel. C’est lui qui rend l’adresse numérique indispensable. Alors pourquoi ne crée-t-on on pas le Conseil National Virtuel des Barreaux virtuels ? Pourquoi ne pas créer un ordre national numérique des avocats de France ? Une telle création aurait pour mérite de résoudre la question de la cotisation à l’Ordre. Plus d’ordre, plus de personnel… plus de personnel, plus de cotisation. La machine ne coûte rien. Un tableau national numérique réunirait l’ensemble des avocats fournissant leur adresse numérique obligatoire… et le tour est joué !
Reste l’épineux problème de l’indemnité du bâtonnier et de l’adhésion obligatoire des ordres à la conférence des Bâtonniers. Comment en faire l’économie ?
Le Japon nous fournit la réponse : depuis peu, une intelligence artificielle exerçant sous les traits virtuels d’une superbe jeune femme (Madame TANG YU) dirige la société multinationale Net dragon (qui comporte plusieurs milliers de salariés et a un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars en constante évolution). C’est elle qui prend toutes les décisions. Et la société est remarquablement gérée. Si une femme robot est capable de diriger avec bonheur une multinationale, pourquoi ne pourrait-elle diriger le CNB ? Avoir une femme robot bâtonnière nationale dotée d’une intelligence (fut-elle artificielle) et d’un corps de rêve… « Voilà qui changerait ! », persifleront les quelques vieux machos qui survivent encore ici et là dans une profession devenue exclusivement féminine et parfois misandre. « On a tout à y gagner… »
Et comme un bâtonnier virtuel ne boit pas, ne mange pas, ne fume pas et n’a pas d’aventures extra-conjugales, on économise en plus les frais de repas et assimilés : finies les agapes légendaires de la conférence des Bâtonniers. Vivent les bâtonniers virtuels et leurs festins virtuels !
Le numérique est donc à n’en point douter la solution d’avenir.
Mais après avoir jeté au rebut tous les accessoires inutiles, l’avocat 2.0 se retrouvera seul face à son écran et face à lui-même. Seul… jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il est devenu lui aussi inutile. Pourquoi ne pas s’adresser directement à l’intelligence artificielle par la voie d’une plateforme pour régler un problème ? N’est-il pas préférable de s’adresser directement à la nouvelle divinité plutôt qu’à ses saints ?
Qu’aura gagné en fin de compte notre avocat 2.0 ? N’aura-t-il pas en fait tout perdu ? Faut-il souhaiter en guise de conclusion qu’un vieil avocat hacker, amoureux de la déontologie et de la procédure, vienne pirater définitivement tout ce bazar avant qu’il ne soit trop tard ?
Faut-il au contraire comprendre que l’arrivée de l’avocat 2.0 correspond plus profondément à l’avènement d’une nouvelle profession qui réunira tout un ensemble de professionnels du droit, (ex-avocats, ex-juges, ex-notaires…) nouveaux grands prêtres du numérique, qui n’auront pour seul privilège que d’avoir une clé leur permettant d’approcher la nouvelle divinité, infaillible dans son jugement, dotée de connaissances infinies… et qu’on nomme l’intelligence artificielle ?
Il faut savoir ce que l’on veut.
Référence : AJU381356
