Question de rhétorique : la redoutable puissance de l’émotion
Si l’émotion suscitait la méfiance des auteurs classiques, elle semble aujourd’hui devenue reine, en tout cas dans les médias. A travers l’affaire Ranucci, François Martineau, avocat à la cour et auteur du « Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie »*, illustre la puissance de cette arme dans un prétoire.
Le 19 septembre 2020, l’Institut de Défense Pénale de Marseille a organisé sa session sur l’art de convaincre. « Tout dire, comment le dire ? », tel était l’intitulé de ce colloque.
Parmi les orateurs, la vice-présidente du Tribunal Judiciaire de Marseille, Céline Ballerini est intervenue pour souligner qu’il convenait, à la barre pénale, de privilégier la discussion des arguments de droit et de fait et tenter de bannir les arguments d’émotion ; émotion qui ne devait en aucun cas saisir les magistrats eux-mêmes au risque de les faire dévier de la stricte application de la loi.
Ces propos faisaient d’ailleurs écho à ceux que D’Aguesseau, évoquant l’indépendance de l’avocat, avait tenus en 1693 dans son « discours pour l’ouverture des audiences du Parlement » :
« Respectez l’empire de la Loi, y affirmait-il, ne la faites jamais servir par des couleurs plus ingénieuses que solides aux intérêts de vos clients…. »
Le droit et les faits avant toute chose
A l’heure de la dictature de l’émotion sur les réseaux sociaux, il n’est pas inutile de rappeler que la matière d’une argumentation judiciaire doit d’abord être constituée de la discussion des arguments de droit et de fait et des valeurs qui peuvent, le cas échéant, les sous-tendre ou les éclairer.
Jouer sur l’émotion dans un prétoire c’est donc chercher à utiliser une fonction de mobilisation et de détermination des choix décisionnels, qui ne s’accorderait pas toujours avec la sérénité nécessaire de la Justice. L’argument d’émotion appartiendrait en effet à des circuits courts ou les stimuli sont reliés d’une manière directe à l’action tandis que les arguments de droit et de fait logico-rationnel relèveraient de la scission rationnelle et donc des circuits long par lesquels le juge au lieu d’être immédiatement engagé dans sa décision méditerait les informations données par ce type d’argument pour aboutir à son jugement. L’argument d’émotion risque donc de court-circuiter la réflexion de l’auditoire et de l’entrainer hors du chemin de la rationalité ou de l’appréciation objective de la règle de droit.
Le risque est d’autant plus grand qu’ainsi que le relève Cicéron dans son « de Oratore »
«Les hommes dans leur jugement cèdent le plus souvent à l’influence de la haine ou de l’amour, du désir ou de la colère, de la douleur ou de la joie, de l’espérance ou de la crainte, de l’erreur de la passion plus que celle de la vérité de la justice du raisonnement et des lois ».
Pour autant, comment écarter l’émotion de l’examen des affaires humaines ? Faut-il seulement l’envisager ? Qui accepterait par ailleurs de se priver d’une arme si puissante ? Pas un seul avocat, songera-t-on. Mais l’avocat n’est pas le seul à utiliser cet outil rhétorique, il arrive que les magistrats y recourent aussi.
« La photographie d’un petit cadavre désarticulé, souillé, abandonné »
Dans le procès de Christian Ranucci, accusé du meurtre de la petite Maria Dolorès Rambla, reconnu coupable, condamné à mort et exécuté en 1976 pour ce crime, l’avocat général Viala a utilisé dès le début de son réquisitoire un argument d’émotion.
«Voyez-vous aujourd’hui, fit l’avocat général en prenant la parole, je ne suis pas seul à ce siège. Il y a près de moi une fillette de 8 ans. Regardez comme elle est innocente dans sa tenue d’été ! Comme nous aimerions tous que Maria Dolorès puisse venir se jeter à nos pieds en riant !
J’ai trouvé dans ce dossier la photographie d’un petit cadavre désarticulé, souillé, abandonné. Il n’y a rien de plus odieux au monde que le petit cadavre d’un enfant. Nous souhaitons ardemment une justice silencieuse devant ce petit être. Dans ce procès il n’y aura de victoire pour personne… »
La mise en scène poignante qu’organise son discours parait simple, en réalité elle est tissée de règles rhétoriques.
Tout d’abord, la règle cardinale d’une intervention orale est de capter l’attention et l’empathie de son auditoire, dès les premiers mots ; l’emploi d’un argument d’émotion en est un moyen classique : en l’espèce l’évocation en quelques mots simples de la victime, « fillette », « huit ans », « innocence », « tenue d’été » ne pouvait pas laisser insensible un public qui par ailleurs était convaincu de la culpabilité de Christian Ranucci.
L’art de l’hypotypose
Ensuite, l’argument d’émotion est d’autant plus fort qu’il repose sur une hypotypose ou description à la fois par l’image et par opposition : à l’évocation de la jeunesse de Maria Dolorès Rambla, de son insouciance, l’avocat général Viala oppose immédiatement après l’image terrible d’un petit corps désarticulé, souillé. L’opposition violente de ces deux images antithétiques constituerait presque un oxymore.
Enfin l’argument, au-delà de l’émotion qu’il peut déclencher par les images qu’il évoque, inspire dégout et indignation contre l’auteur du crime. Il s’agit de l’utilisation classique d’un autre procédé rhétorique, celui des lieux propres à amplifier l’émotion contre l’adversaire ; c’est même le neuvième, dans la liste qu’en donne Cicéron dans la rhétorique à Herennius. Ici, l’énumération des détails sordides de la cause accentue l’indignation !
L’argument d’émotion visait donc à préparer l’auditoire à entendre de façon plus favorable les développements que l’avocat général a pu faire par la suite, à partir les déclarations, les témoignages et les indices qui, selon lui, prouvaient que Christian Ranucci était bien l’auteur du crime dont il était accusé…
Redoutable efficacité d’un procédé parfaitement maitrisé….
* Dalloz, 8 ème édition 2019.
Référence : AJU74372