Réforme de la formation des avocats : pourquoi les universitaires sont en colère
La publication du décret du 1er décembre réformant la formation à la profession d’avocat a déclenché la colère de nombreux universitaires, notamment sur les réseaux sociaux. Celui-ci fixe en effet de nouvelles conditions pour permettre aux docteurs en droit d’accéder à l’école d’avocat sans passer l’examen d’entrée. Une réforme perçue comme injustifiée et humiliante. Explications.
Mais quelle mouche a piqué les universitaires en ce début décembre ? Depuis quelques jours on voir fleurir d’étranges messages sur X (ex-Twitter) « je cesse de participer à l’IEJ* », « moi aussi je me mets en retrait », « je n’assurerais plus de cours à l’IEJ »….Le motif de ce courroux est à rechercher dans le décret du 1er décembre qui modifie les règles de formation à la profession d’avocat. Jusqu’à présent, les docteurs en droit pouvaient accéder directement à l’école de formation des barreaux, sans passer l’examen d’entrée. Le décret de la discorde modifie les règles en prévoyant désormais que sont dispensés de l’examen d’accès aux CRFPA les docteurs en droit ayant soutenu leur thèse dans une université française ou dans une université au sein de l’Union européenne et :
*attestant de compétences en droit français ;
et
*ayant dispensé au moins 60 heures d’enseignements en droit, par an et pendant deux ans, au cours des cinq dernières années précédant la demande d’accès, dans un établissement public d’enseignement supérieur;
*ou justifiant de deux années d’exercice professionnel en qualité de juriste assistant ou assistant de justice;
*ou justifiant de deux années d’exercice professionnel en tant que juriste, d’au moins 700 heures par an.
Une idée apparue dans le rapport Clavel Haeri de 2020
La nouveauté réside dans l’exigence de justifier « compétences en droit français » et d’une expérience d’enseignement ou professionnelle. On jette le discrédit sur le doctorat ! protestent les universitaires.
L’idée d’ajouter ce type de conditions est apparue dans le rapport du groupe de travail sur la formation des avocats de Sandrine Clavel et Kami Haeri publié en juillet 2020 (lire notre article et consulter le rapport ici ). Il prend acte de l’inquiétude relayée par la profession sur le niveau insuffisant de certains doctorants. Mais le rapport note à ce sujet que ces situations, certes fâcheuses « n’autorisent pas à jeter l’opprobre sur l’ensemble des titulaires du plus haut diplôme de l’enseignement supérieur ». Les auteurs, qui ont bien aperçu le danger, optent pour le maintien de la passerelle, tout en proposant d’ajouter une condition : avoir dispensé 60 heures d’enseignement en droit sur une période de deux ans maximum. Plus personne n’avait entendu parler de cette proposition, en tout cas à l’université, jusqu’à ce qu’elle réapparaisse dans le décret, lequel au passage modifie une loi, ce que pointent certains.
Comment un décret peut-il modifier une loi ?
À raison. En principe un texte, ici le décret, ne peut pas modifier un texte qui lui est supérieur, en l’espèce l’article 12-1 de la loi de 1971. L’association des docteurs en droit, dans un communiqué du 6 décembre publié sur Linkedin, s’en étonne d’ailleurs. C’est que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 15 avril 2021, a déclassé ces dispositions, à la demande du Conseil national des barreaux (CNB), relayée par le Premier ministre, les ramenant du rang législatif au rang réglementaire.
La demande concernée :
« 8. Le troisième alinéa de l’article 12-1 permet aux titulaires d’un doctorat en droit d’accéder directement à la formation théorique et pratique prévue à l’article 12, sans avoir à passer l’examen d’accès au centre régional de formation professionnelle des avocats. Ces dispositions, qui concernent seulement les modalités d’accès à la formation préalable obligatoire à l’exercice de la profession d’avocat, ne mettent en cause aucun des principes fondamentaux ni aucune des règles que l’article 34 de la Constitution a placés dans le domaine de la loi. Par suite, elles ont un caractère réglementaire ».
La réponse du Conseil constitutionnel :
« Article 2. – Ont un caractère réglementaire les mots « qui ne peut être inférieure à deux ans » figurant au premier alinéa de l’article 12-1 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, ainsi que les deuxième et troisième alinéas de ce même article ».
Mercredi 6 décembre, la Conférence des doyens Droit – Sciences politiques a réagi par un communiqué publié sur son site à l’émotion suscitée par cette réforme. Après avoir rappelé le contexte, à savoir les critiques contre les équivalences avec des diplômes étrangers engendrant chez certains candidats une ignorance du droit français d’une part, et les sujets de doctorat éloignés « des disciplines opérationnelles du métier d’avocat » d’autre part, la conférence précise :
« Afin de maintenir l’accès des docteurs en droit ayant suivi un cursus cohérent et de qualité, et ainsi de valoriser le doctorat auprès des avocats, la conférence des doyens a rédigé, en concertation avec l’association des directeurs d’Institut d’études judiciaires, le texte de l’article 54 suscité du décret n° 2023-1125 du 1er décembre 2023 relatif à la formation professionnelle des avocats qui paraissait comparable aux conditions d’accès, alors applicable, des docteurs en droit à l’école nationale de la magistrature (Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, art. 18-1).
Ce texte a été délibéré et voté lors la séance du 27 janvier 2022 à Toulouse et a été transmis à la commission formation du Conseil national des barreaux qui l’a intégralement repris et proposé aux autorités de tutelle.
Ce texte assure ainsi le maintien de l’accès des docteurs en droits qui ont suivi un cursus au sein des facultés de droit françaises, et qui ont assumé une charge de travaux dirigés, ou exercé un poste d’assistant de justice, de juriste assistant, ou de juriste d’entreprise ».
Les docteurs représentent 63,4% des échecs au CAPA
Ce qui a motivé le CNB à s’emparer du sujet, ce sont les chiffres remontés par les écoles de formation depuis plusieurs années : on dénombre en moyenne 7,5 % de docteurs parmi les élèves-avocats, lesquels représentent 63,4 % des échecs au CAPA. Jean-François Merienne, président de la Commission formation du CNB, confirme que les travaux ont été réalisés en coopération étroite avec l’université : « Nous avons travaillé au sein de la commission avec la conférence des doyens et l’association des directeurs d’IEJ et j’ai proposé de fixer des critères supplémentaires. C’est la conférence des doyens qui les a définis, le texte a été voté par elle et par les directeurs d’IEJ, puis le décret a été signé par la Chancellerie et le ministère de l’Éducation supérieure ». Et Jean-François Merienne de préciser : « ce n’est pas une attaque des avocats contre l’université, mais un travail collectif pour maintenir la passerelle au bénéfice des vrais docteurs en droit qui ont bien entendu largement le niveau pour accéder à l’école d’avocat sans passer d’examen ». Le président de la Conférence des doyens, Jean-Christophe Saint-Pau, confirme que celle-ci est bien à l’origine du dispositif, inspiré de l’article 18-1 de l’ordonnance de 1945 sur l’accès des docteurs à la magistrature. « Les conditions que nous avons définies, avoir enseigné ou pratiqué une activité professionnelle, correspondent au profil de la très grande majorité des docteurs en droit, précise-t-il. Effectivement, nous avons un souci avec certains docteurs et nous en prenons acte, l’idée de ce texte est d’envoyer les meilleurs vers la profession d’avocat et ainsi de revaloriser l’image du doctorat ».
Que signifie avoir des « compétences en droit français » ?
Parmi les sujets qui inquiètent dans le nouveau dispositif, figure l’exigence de « compétences en droit français ». « S’il s’agit de prouver que l’on connaît les fondements de l’ordre juridique français (la hiérarchie des normes, l’État de droit, etc.), ça ne pose pas de problème, mais si on demande en revanche à un docteur en droit fiscal de l’entreprise de faire un exposé de droit de la famille ou à un docteur en droit pénal des affaires d’indiquer le sens de l’arrêt Czabaj ou CFDT Finances II du Conseil d’État, il sera défavorisé par rapport à un étudiant de Master 1 ou 2 qui vient juste d’achever son cursus » objecte Mathieu Carpentier, professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole. Les auteurs du texte se veulent rassurants sur ce point : les docteurs qui ont réalisé leur cursus en France ou les étudiants européens qui ont fait une thèse en droit français n’auront rien à prouver. Il n’y aura ni examen ni test.
L’association des docteurs en droit soulève d’autres difficultés possibles, s’agissant des exigences d’enseignement ou d’exercice professionnel. Bien que « banales » concède l’association, ces conditions peuvent poser problème pour « des jeunes qui doivent le plus souvent financer leurs années de recherche et exercer à cette fin des tâches quotidiennes difficiles ». Et l’association de rappeler que son président, le professeur Jacques Mestre, a dirigé trois thèses dont les auteurs étaient veilleurs de nuit dans des hôtels. « C’est aussi cela la réalité doctorale ! » précise-t-elle. Une inquiétude que partage Mathieu Carpentier ; il rappelle par exemple que dans certaines universités, le nombre d’heures de travaux dirigés assurés par les doctorants contractuels est inférieur à 60 et pointe aussi un risque pour les thèses en entreprise : « ce sont des contrats tripartites entre l’université, le doctorant et l’entreprise, dont l’objet est la rédaction de la thèse. Bien sûr ils réalisent des tâches pour l’entreprise mais sans forcément avoir le statut de juriste dans celle-ci ».
« Cette mesure jette la suspicion sur le doctorat »
À observer les tensions et inquiétudes suscitées par réforme, on se demande s’il n’aurait pas été préférable de supporter l’existence d’une poignée de doctorants de faible niveau, plutôt que de pénaliser tout le monde. « Cette mesure jette la suspicion sur le doctorat au moment même où le ministère de l’enseignement supérieur entend le revaloriser. Les thèses de complaisance existent, mais elles sont très rares et il est parfaitement possible de les détecter en amont et, le cas échéant, d’en tirer les conséquences en aval, au moment du passage du CAPA » souligne Dimitri Houtcieff, doyen de la faculté de droit d’Evry-Paris Saclay. Oui, mais ça pose une question de financement. « La formation des avocats représente un budget annuel de 18 millions dont 12 à notre charge, nous n’avons pas envie de garder un an et demi dans nos écoles des élèves qui n’ont à l’évidence pas le niveau » répond Me Jean-François Merienne.
Le risque, mis en exergue par les réactions sur le réseau X, c’est que les universitaires décident de sortir des jurys des IEJ et des écoles d’avocats et d’arrêter de corriger des copies. « Il va être difficile d’expliquer à nos doctorants et à nos docteurs que les présidents d’université ont tendance à réquisitionner pour corriger les copies de l’examen d’entrée à l’école des avocats, qu’ils sont assez bons pour cet exercice, mais pas assez pour intégrer directement l’école d’avocats » met en garde Mathieu Carpentier. Or, depuis lundi les annonces de défection se multiplient.
Et il y a encore des collègues universitaires pour avoir envie de corriger les copies du CRFPA, de faire passer les oraux, de presider/sieger dans les jury du CRFPA/CAPA ? Non mais franchement.
— Sébastien Saunier (@Sauniersebastie) December 2, 2023
Je me mets moi aussi en retrait de l'organisation du pré-CAPA.
Je ne dispenserai pas de cours à l'IEJ.
Je ne corrigerai pas les copies.
Je ne présiderai pas de jury. https://t.co/0TJgIegBeG— François Cafarelli (@Cafarelli974) December 5, 2023
J'ai tremblé en envoyant le mail car je sais que je mets des collègues et amis en difficulté à brève échéance. Mais je n'assurerai plus de cours à l'IEJ, je ne corrigerai plus de copies, et je ne participerai plus aux jurys.
— Caroline Lantero (@CarolineLto) December 5, 2023
« La politique de la chaise vide n’a jamais servi l’intérêt des universitaires »
« Je ne suis pas certain que décider de quitter les jurys soit la bonne réaction, même si elle est compréhensible, relève un doyen d’université de droit, la politique de la chaise vide n’a jamais servi l’intérêt des universitaires, il est très facile de prévoir un avocat de plus dans le jury pour nous remplacer ». Dimitri Houtcieff quant à lui pointe le timing « Les prochains examens dans les centres de formation auront lieu dans plusieurs mois, l’émotion aura eu le temps de retomber ; en revanche, les universités vont être à la peine pour les IEJ, comme d’habitude ce sont elles qui vont subir les conséquences ». L’irritation est d’autant plus vive qu’un durcissement similaire est intervenu s’agissant de l’accès à la magistrature. Et celle-là n’a d’ailleurs donné lieu à aucune concertation avec les doyens d’université. Quant aux professeurs de droit qui auparavant pouvaient visser leur plaque d’avocat sans autre formalité, ils devront désormais se soumettre à un examen de déontologie. « Tout comme les magistrats, répond Jean-François Merienne, on peut être un excellent professionnel et ne pas connaître la déontologie du métier d’avocat ».
L’université est consciente qu’elle a sa part de responsabilité dans la dévalorisation du doctorat, sur fond de scandales médiatiques retentissants ; elle a d’ailleurs engagé un grand ménage dans ses filières. Las ! Les « sanctions » tombent au moment précis où elle redresse la barre. « Il est de plus en plus difficile de recruter les meilleurs étudiants pour la recherche : en Master, ceux-ci s’orientent de plus en plus souvent vers la voie professionnelle, le nombre de contrats doctoraux est en baisse, les perspectives de carrière universitaire sont perçues comme trop aléatoires. Cette réforme ne va pas inverser la tendance » note Mathieu Carpentier. Même constant inquiet du côté de l’association des docteurs en droit qui met en garde dans son communiqué contre un risque de repli : « N’oublions pas qu’un bon tiers des soutenances annuelles de thèses sont le fait d’étudiants étrangers, qui font confiance à notre pays en venant y passer leurs années d’études les plus importantes. Alors, oui, apprécions éventuellement des compétences en droit français, mais sachons surtout, dans ce monde hyper-concurrentiel, ne pas nous isoler encore davantage ! »
*Institut d’études judiciaires
Référence : AJU407074