Rentrée de la Conférence du barreau des Hauts-de-Seine : entre réaffirmation de valeurs humanistes et vertigineux procès fictif d’Étienne Klein

Publié le 07/01/2025
Rentrée de la Conférence du barreau des Hauts-de-Seine : entre réaffirmation de valeurs humanistes et vertigineux procès fictif d’Étienne Klein
nspiring.team/AdobeStock

Le 22 novembre dernier se tenait la rentrée de la Conférence du barreau des Hauts-de-Seine. Une soirée sous le coup de l’engagement, a rappelé Isabelle Clanet dit Lamanit, bâtonnière 20203-2024, qui a réaffirmé les grands principes de son barreau, « Solidarité, confraternité, liberté ». Des valeurs plus que nécessaires à l’heure de conflits qui mettent à mal un certain nombre de barreaux jumelés, comme ceux visités cette année, au corridor de Latchine (seul accès à l’enclave arménienne du Haut-Karabakh), situé entre l’Arménie et le Haut Karabakh, ou l’année dernière, ceux de Kyiv ou encore d’Odessa en Ukraine. Des kits pour équiper les pompiers ukrainiens avaient d’ailleurs été fournis, accueillis avec joie par les confrères concernés, heureux que leur sort soit l’objet d’un intérêt de leurs homologues français.

L’expérience d’un déplacement en Arménie, après l’annexion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, a fortement marqué la bâtonnière. « J’ai rencontré une avocate qui avait tout quitté, dont le mari avait été brûlé à 80 % dans le conflit et essayait de rebâtir un cabinet à Erevan, malgré une culture et une langue différente », se rappelle-t-elle. La présence, lors de la soirée, de Sonita Alizadeh, chanteuse afghane qui a échappé deux fois à des mariages forcés, a permis de réitérer l’impérieuse urgence de défendre les droits des femmes, « notre fil rouge dès 2023 », a rappelé la bâtonnière, évoquant notamment la table ronde consacrée aux pionnières du droit. La chanteuse « a accepté immédiatement cette invitation » à venir chanter la lutte continue des femmes face à la répression subie dans son pays… ou ailleurs. Après deux années de bâtonnat, Isabelle Clanet dit Lamanit a dit sa satisfaction d’avoir mis en place l’ensemble de son programme. De son prochain départ, elle ne conçoit aucun regret et a réaffirmé l’importance d’un ancrage dans le quotidien, « d’assister à des audiences ». Quant à l’humour, il était bien présent, via le procès fictif du physicien et philosophe des sciences, Étienne Klein, spécialiste de physique quantique, auquel se sont attaqués les deux secrétaires de la Conférence du du barreau des Hauts-de-Seine. « Un balancier indispensable » pour alterner « sujets sérieux et joie d’être ensemble ». Nous avons d’ailleurs pu rencontrer Antoine Guyomard et Hugues Marxuach, deux avocats brillants, joyeux trublions à leurs heures qui nous racontent leurs expériences.

Actu-Juridique : En tant que secrétaires de la Conférence, vous êtes amenés à vous déplacer et à rencontrer des homologues d’autres barreaux. Que dire de l’éloquence hors de nos frontières ?

Hugues Marxuach :  Pendant un an, après notre élection au terme d’un concours d’éloquence en trois tours, nous sommes les mandataires du barreau et surtout des bâtonniers. Nous assurons une fonction de représentation, avec pour ultime objectif l’organisation d’un faux procès à l’occasion de la rentrée du barreau. Au cours de l’année, nous avons aussi l’occasion de peaufiner notre savoir-faire, de rencontrer des confrères, de participer à des concours d’éloquence, dans le cadre des rentrées organisées par les autres barreaux de la francophonie : nous nous sommes ainsi rendus à Montréal, Québec, Lausanne, Genève, Bruxelles et partout en France, Bordeaux ou encore Marseille.

Antoine Guyomard : Chaque rencontre a été l’occasion de joute oratoire. Ce qui est très amusant, c’est de récupérer des informations sur la tonalité de chaque concours car ils ont tous leurs spécificités. Je pense notamment au concours d’art oratoire surréaliste de Bruxelles. Il n’y a pas trop de limites à ce qui peut être y fait, et les plaidoiries sont généralement très drôles !

H.M. : Même si beaucoup de nos confrères arrivent à l’éloquence presque autant par la voie littéraire autant que par la défense pénale, cela ne veut pas dire pour autant que l’on ne peut pas faire passer de message, c’est plus une question de forme que de fond. Nous sommes tous avocats et il y a un engagement très fort, inscrit dans notre ADN, de la prise de parole en public pour défendre.

A.G. : En effet, on peut traiter un sujet sérieux de manière drôle mais en délivrant un message important pour autant. Si c’est un pur exercice de style ou seulement l’occasion de faire des vannes, ça n’est pas de l’éloquence.

A-J : Si l’on en revient au sujet du procès fictif du physicien et philosophe des sciences Étienne Klein, comment l’avez-vous abordé ?

H. M. : Je pense que pour rendre un texte intéressant, il faut commencer par le prendre de façon inattendue. Antoine l’a très bien fait quand il a commencé à attaquer Étienne Klein indirectement en évoquant un problème de baignoire qui fuit. Prendre un problème de façon inattendue, permet d’accrocher l’attention de l’auditoire pour ensuite l’amener là où veut l’emmener. Lors de cette rentrée, le propos avait vocation à être léger et humoristique, mais le sujet et l’invité – notoirement complexes à appréhender – ont fourni un très beau prétexte pour faire le procès de la science, du doute, de la modernité, du désenchantement. C’est de ça qu’il était en réalité question.

A.G. : Quand on regarde la typologie des invités de nos rentrées, il s’agit surtout de personnalités du monde littéraire, journalistique, créatif et artistique, et là, nous avions l’occasion de traiter le sujet de la science. On s’en est réjoui, c’était inédit ! Et parfait pour le traiter de manière décalée.

H. M. : On a tout de suite compris que nous voulions faire le procès de l’empêcheur de tourner en rond, et prendre le parti d’affirmer que la science prenait trop de place. Pour aller à contre-courant, aller jusqu’à porter cette idée : et si l’on veut croire que la terre est plate ? Étienne Klein a été très réceptif à cela, il a beaucoup d’humour. Il nous a dit : « Si je dois assister à mon procès et être condamné, je veux la peine de mort ! » [Lors de la soirée, la peine de mort fut « quantique », NDLR].

A-J : Avez-vous travaillé ensemble ?

A. G. : Nous avons été, je crois, tous les deux de bons conseils l’un pour l’autre, très complémentaires, bien que nous ayons des méthodes de travail différentes et des sens de l’humour différents. Nous veillons à une critique de l’autre toujours constructive car il faut faire attention à deux de ne pas être « castrateur ! », surtout quand les textes ne sont pas terminés. Mais après une phase solitaire, où nous avons écrit nos plaidoiries de notre côté, nous sommes davantage rentrés dans le dialogue et l’échange.

A-J : Vous n’étiez pas spécialiste de physique quantique. Comment avez-vous fait pour vous emparer du sujet ?

A.G. : J’ai beaucoup potassé ! Pas des livres purement académiques, mais beaucoup de podcasts de vulgarisation, j’ai aussi lu les livres d’Étienne Klein, je me suis renseigné sur des concepts – pourquoi la physique quantique est probabiliste et non déterministe – nous avons aussi discuté avec lui en amont. Concernant le grand collisionneur de hadrons [plus grand accélérateur de particules du monde, NDLR], c’est bien beau de faire des blagues dessus, mais si ce que je dis n’est pas exact, certes, cela fera rire des gens mais ça ne rendra pas hommage au travail d’Étienne. Il s’agit donc de trouver le juste milieu entre l’approximation humoristique et le fond de vérité.

H.M. : J’ai moins lu sur la physique quantique, car si vous suivez la trame du discours, je parle peu de substance. Je me concentre sur les circonstances de l’interpellation, de la personnalité du prévenu, son environnement familial. En somme on suit une trajectoire tout à fait similaire à ce qu’on pourrait envisager lors d’un procès pénal – à quelques grosses limites près – et ensuite, sur la réponse au point par point aux chefs d’accusation, j’ai basé mon texte sur la personnalité, le profil d’Étienne Klein. Je ne rentre jamais dans les concepts comme le fait Antoine. J’ai eu le luxe de pouvoir le faire car Antoine avait déroulé le tapis avant.

A.G. : J’avais dit à Hugues qu’il fallait absolument que moi, en accusation, je puisse contextualiser. On ne pouvait pas faire autrement, il fallait que les gens comprennent de quoi on parle pour dérouler ensuite des éléments sur la physique pour ne pas faire une accusation de la personne d’Étienne Klein, qui est très sympathique, mais véritablement de la science. Et sur la physique quantique, il y a matière !

H.M. : Nous avons donc fait un travail complémentaire et distinct : en accusation ou en défense, on ne fait pas le même procès. On parle de choses différentes, et pourtant, il faut qu’on se réponde. Parfois Antoine répond par anticipation à des choses que je voulais dire. C’est vraiment un échange, comme ça a été le cas sur la fameuse tranche de chorizo dont Étienne Klein avait fait croire, dans un canular, qu’elle était une image de l’étoile Proxima du Centaure, et qui joue un rôle très important dans la gradation dramatique du spectacle. Antoine fait le travail de contextualisation, pour que ça puisse prendre prenne sa pleine puissance dans ma partie.

A-J : Comment faire rire avec la physique quantique ?

A. G. : On n’a jamais la certitude qu’on va faire rire. Mais disons que nos textes nous ressemblent assez ! Ce que j’ai fait dans mon texte aurait pu être une blague lancée avec mes collègues.

H. M. : Je ne suis pas complètement d’accord. Oui, il faut d’abord que ça nous fasse rire, l’un l’autre. On peut tenter une blague et la retravailler, mais il y a une nuance : il est très différent d’être drôle dans un cadre privé et sur scène. Ce ne sont pas les mêmes ressorts, pas la même discipline.

A. G. : En effet, nous avons fait un gros travail de raffinage.

H. M. : Notre prestation a été tellement peaufinée ! Je suis surpris que des gens soient venus nous demander ce qui était écrit et ce qui relevait de l’improvisation. Tout a été répété des dizaines de fois. Ce n’est pas qu’un exercice d’écriture, mais aussi de prosodie, de rythme. Ajouté au travail de mise en scène, la prestation laissait très peu de place à l’improvisation.

A. G. : Sur ce genre d’enjeu, ce que j’ai plaidé est mot pour mot ce que j’avais écrit. C’était un exercice très cranté, car l’improvisation c’est chouette, mais c’est un risque. Vous pouvez vous lancer et perdre le fil, ce qui est terrible.

A-J : Les réactions ont-elles été positives ?

A. G. : Je ressens une immense fierté, ça a été un vrai défi personnel. Nous avons été honorés de la confiance accordée par les bâtonniers.

H. M. : Cet exercice existe depuis plus de 40 ans au sein du Barreau des Hauts-de-Seine, nous avions envie de nous montrer à la hauteur de quelque chose de beau, de grand, qui nous a été confié. Personnellement, cela est aussi un défi, un exercice complexe, avec un invité privilégié, devant nos pairs, un public à satisfaire. Les retours ont été unanimes, et je suis heureux que ce travail ait payé. Nous passons le bâton avec le sentiment du devoir accompli.

A-J : Que dire de la forme du procès fictif ?

H.M. :  En éloquence, ce n’est pas le seul exercice possible, mais je pense que c’était l’exercice idoine pour nous, car il permettait un jeu de questions/réponses, entre l’accusation, la défense et l’accusé. L’avantage du procès fictif, c’est qu’il crée une dynamique naturelle. Nous pouvons aborder le même sujet par deux angles différents et un coup de projecteur sur l’accusé.

A.G. : J’aime bien les faux procès, mais quand l’accusé est là ! Ce qui était le cas. À choisir j’aime beaucoup les sujets d’éloquence ouverts, qui n’apportent pas de réponse, ni oui, ni non, ni pour ni contre. La page blanche, c’est du pain béni !

H. M. : Cette année, nous avons poursuivi un travail qui a déjà été entamé par nos prédécesseurs et continué de faire un peu sortir le procès fictif de ses gonds. Nous avons commencé à intégrer de vrais éléments de mise en scène, qui nous font aller au-delà du pur procès pénal. Antoine interagit avec le public, avec l’audience, la lumière, la caméra, moi je joue avec le grand final, avec la tranche de chorizo géante qui apparaît au firmament nocturne sur la musique de « 2001, l’Odyssée de l’espace », de Stanley Kubrick. Là, la prestation devient un spectacle qui revêt les apparences d’un procès. Je pense que la culture de l’éloquence est très vivace en France et il existe une vraie tradition dans les universités, dans les concours, les différents barreaux. Il y a un vrai savoir-faire français en la matière, et la rentrée du barreau des Hauts-de-Seine a été une bonne illustration de toutes les possibilités offertes par l’éloquence, matière vivante par excellence, et parfois jugée, à tort, un peu poussiéreuse.

Plan