Sophie Laumonier : « Les pénalistes connaissent une vie de palais à laquelle les civilistes ne prennent presque plus part »

Publié le 03/04/2024

Me Sophie Laumonier a prêté serment en 1995. D’abord avocate en droit des affaires, elle a finalement consacré la plus grande partie de sa vie professionnelle au droit social et au droit de la famille. À l’approche de presque trente ans de carrière, elle a accepté de revenir sur son parcours. Rencontre.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a motivé à faire du droit ?

Sophie Laumonier : Dans les années 1980, quand j’ai débuté mes études supérieures, il fallait absolument penser aux débouchés. Je n’étais pas spécialement attirée par le droit, mais pensais pouvoir plus facilement accéder à un emploi en choisissant cette orientation. En parallèle des études de droit, je m’inscrivais en fac d’allemand parce que la matière me passionnait. Je m’étais ménagé un plaisir parallèlement à un cursus qui m’apparaissait plus ardu. J’ai donc mené de front une licence de droit et une licence d’allemand à Nanterre. J’ai progressé à mon rythme parce que les deux disciplines exigeaient de la rigueur et de s’y consacrer pleinement. Je validais les semestres les uns après les autres, et j’ai donc mis plus de temps à obtenir mes diplômes que si j’avais suivi un seul cursus. J’ai également bénéficié d’une bourse de l’Office allemand d’échanges universitaires pour partir étudier six mois à Münster en Allemagne, puis j’ai fait une année de césure durant laquelle j’étais assistante dans un lycée allemand à Mosbach, pas très loin de Heidelberg. C’est dans ce contexte que je me suis liée d’amitié avec une personne qui m’a permis d’intégrer un grand cabinet d’avocat anglo-saxon à Francfort, fin 1991. J’ai débuté ma carrière comme ça, par un beau hasard. C’est une opportunité que j’ai pu saisir.

AJ : Vous passez un an à Francfort, puis deux ans à Paris au sein d’Arthur Andersen, avant de prêter serment en 1995. Que retenez-vous de ces années ?

Sophie Laumonier : Arthur Andersen était un cabinet d’avocat anglo-saxon, issu de la branche de l’expertise comptable et du commissariat aux comptes, très en vogue à l’époque mais je n’avais pas vraiment conscience de cette « renommée ». Au départ, j’exerçais surtout en droit des sociétés puis j’ai été ensuite « aimantée » par le service contentieux. J’ai pu comparer la façon de travailler dans les deux pays. En Allemagne, tout le monde sort de la fac et les grandes écoles n’existent pas. Ce qui produit une bonne émulation au sein de l’entreprise où l’on parle tous et toutes le même langage. En France, beaucoup sortaient de grandes écoles, comme l’Essec, HEC… Dans ces cabinets, la structure est pyramidale avec les juniors, au bas de l’échelle, et les partners internationaux tout en haut. En Allemagne, une telle structure n’était pas pesante, on partait par exemple le week-end tous ensemble faire du ski et chacun reprenait ses fonctions tout naturellement la semaine suivante. Alors qu’en France, j’ai immédiatement ressenti le poids de la hiérarchie. Je me suis retrouvée un matin du mois de janvier 1993 propulsée au 35e étage d’une tour de La Défense, après avoir pris un grand ascenseur qui vous remontait le cœur, et j’ai « atterri » sur un plateau, compartimenté par des séparateurs de bureau, où chaque collaborateur bénéficiait d’un tout petit emplacement pour travailler. La jeune avocate qui me faisait face m’a accueillie en me souhaitant la bienvenue et bon courage, car la personne qui occupait précédemment ma place s’était suicidée… En Allemagne nous étions deux par bureau. Je ne suis restée que deux mois à La Défense heureusement. À la suite du rachat d’un cabinet contentieux, je suis partie dans le VIIIe arrondissement de Paris où tout m’apparaissait beaucoup plus humain. Selon moi, les gens sont plus simples et moins « broyés » en Allemagne, surtout en début de carrière, parce que les grandes écoles n’existent pas…

AJ : Qu’avez-vous fait après ?

Sophie Laumonier : J’ai rejoint un cabinet, de moins grande échelle, situé avenue Victor Hugo. J’ai pratiqué le contentieux et le conseil et au bout de deux ou trois ans, est venu le temps de prendre mon indépendance. Plusieurs opportunités se sont présentées. J’aurais pu par exemple rejoindre la direction juridique d’un grand groupe, ou continuer dans l’avocature classique chez un avocat parisien. Mais une amie de fac m’a téléphoné et m’a proposé de m’installer avec elle. J’ai donc quitté les beaux quartiers et mon confort matériel en 1998. Je suis retournée vivre chez mes parents. Nous avons ouvert un cabinet à Hardricourt, dans un « village » près de Meulan, avec « zéro dossier ». Nous sommes restées en association une dizaine d’années jusqu’à ce qu’on me propose de reprendre un cabinet à Verneuil-sur-Seine. J’ai continué à exercer sur les deux structures pendant deux ans car je ne voulais pas « lâcher » mon associée.

AJ : Vous êtes passée du droit des affaires au droit de la famille et droit social. Comment s’est passée la transition ?

Sophie Laumonier : Quand je rejoins ma consœur en 1998, c’est quelque chose de nouveau pour moi. Nos exercices professionnels étaient très différents. Elle était déjà sur le terrain alors que moi j’étais dans mon grand bureau avec cheminée en marbre, moulures au plafond et tapis rouge. Je ne sais si le hasard fait bien les choses, mais j’étais finalement plus faite pour ça. Pour ce qui concerne le droit de la famille, quand on s’installe, les premières personnes qui frappent à votre porte sont des personnes qui rencontrent des problèmes dans ce domaine. Alors que certains ne pourront jamais s’épanouir dans ce registre, j’ai rapidement pris goût à pratiquer « le droit des gens » : écouter, analyser les histoires familiales, défendre des femmes victimes de violences ou d’abus, et des hommes aussi. Il m’est souvent arrivé de défendre des salariés, mais aussi de petits employeurs qui étaient dépassés par le droit du travail. J’aime être des deux côtés de la barre, parce que cela nous donne plus de recul dans les dossiers et parce qu’il y a toujours quelque chose à dire pour défendre quelqu’un. Nous sommes les mieux placés pour lutter contre l’arbitraire.

AJ : Après dix ans de collaboration avec Me Manoha Bigorre, vous êtes aujourd’hui seule dans votre cabinet. Comment envisagez-vous la suite ?

Sophie Laumonier : Me Manoha Bigorre vient de s’installer à son compte. Elle a été élève-avocate, stagiaire et collaboratrice à mon cabinet. Je suis effectivement à nouveau seule. Je vais tenter de revenir aux sources. J’ai 60 ans et quitte à avoir un peu moins de dossiers, je vais tenter de tout gérer de A à Z. Beaucoup de confrères ont emprunté cette voie (beaucoup de professions libérales aussi) et sont épanouis dans leur pratique professionnelle.

AJ : Comment percevez-vous l’ambiance au barreau de Versailles ?

Sophie Laumonier : Le barreau de Versailles a toujours été un barreau où il fait bon vivre. On était 500 quand j’ai débuté, nous sommes autour de 900 maintenant. J’ai toujours trouvé l’ambiance conviviale et confraternelle.

AJ : Et votre profession ? A-t-elle évolué ?

Sophie Laumonier : La profession a forcément évolué du fait de la déjudiciarisation, notamment en matière de divorces récemment. La dématérialisation des procédures retire pas mal de liens et de vie au barreau. Je trouve qu’il y avait plus de fluidité entre nous autrefois, pour échanger, notamment sur nos pratiques. Je parcourrais certes 80 km aller-retour pour me rendre à Versailles, au palais, mais ça avait un côté plus humain. On continue de discuter entre amis avocats mais il y a moins d’échanges avec les jeunes générations sauf peut-être par l’intermédiaire des commissions (notamment la commission droit de la famille, très active sur Versailles) et des syndicats, comme le Syndicat des avocats de France qui, à Versailles, est animé par des membres très ouverts et dynamiques.

Nos magistrats ont aussi moins de temps pour nous écouter. On plaide beaucoup moins qu’avant. Même si on gagne du temps sur d’autres aspects comme le fait de ne pas faire la queue devant les cabinets des juges lors de la mise en état des dossiers, je ne peux pas nier que nous avions quand même plaisir à échanger sur les dossiers en cours, à « cancaner », à mieux connaître les juges et les greffières ou greffiers. Les pénalistes connaissent une vie de palais à laquelle les civilistes ne prennent presque plus part. Je pense qu’aussi bien les avocats que les magistrats sont aujourd’hui, malgré eux, soumis à un impératif de rentabilité qui pesait beaucoup moins autrefois.

Nous nous trouvons également de plus en plus confrontés à une réglementation destinée à entraver l’accès à la justice, financièrement, formellement avec le respect de délais couperets, qu’il nous faut tenir, ou des formules de plus en plus longues à reproduire dans nos actes, à peine de nullité, ou de présentation de nos écritures ou encore d’étiquetage de nos pièces…

Pour terminer sur l’évolution de notre profession, une toute dernière chose m’agace plus particulièrement, à savoir : l’amiable à tout prix. C’est un peu faire insulte à l’avocat que de vouloir constamment nous forcer à transiger, comme si nous n’étions pas capables d’appréhender un dossier avec recul et que nous foncions tête baissée. Quand j’ouvre un dossier, et la plupart de mes confrères agissent ainsi, je prends mon téléphone ou ma plume pour essayer de trouver des accords avec mon contradicteur, dès que l’affaire s’y prête. Cela relève du bon sens. Les avocats de ma génération raisonnent en termes de bien-être et de recherche de solutions dans l’intérêt des familles, plutôt que de foncer tête baissée chez le juge aux affaires familiales. Mais inversement, il existe des cas où des justiciables franchissent enfin la porte de nos cabinets, après des années d’hésitation, de réflexion ou même de violences, auxquels on explique qu’il va falloir attendre plusieurs mois avant d’obtenir une décision et qui, après avoir passé toutes ces étapes se voient proposer des médiations. Pour certains d’entre eux, et surtout pour les victimes de harcèlement psychologiques pour lesquelles la preuve du préjudice qu’elles subissent est difficile à rapporter (ce qui nous empêche notamment d’obtenir une date d’audience en urgence) c’est un vrai supplice que de devoir, ne serait-ce qu’assister à une séance au cours de laquelle on leur expose en quoi consiste la médiation. D’un côté on dénonce les violences physiques et psychiques et de l’autre côté on veut faire du tout amiable. C’est insupportable !

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