Sophie Obadia : « Les avocats doivent prendre la parole dans les médias »

Publié le 03/04/2025

Avocate pénaliste, Sophie Obadia tente de faire dialoguer le monde judiciaire et celui des médias. Elle forme pour cela les élèves-avocats de l’EFB à la prise de parole dans les médias, après avoir enseigné pendant des années le vocabulaire judiciaire aux étudiants en journalisme de l’école parisienne du Celsa. Un dialogue qui l’a passionnée, comme elle l’explique à Actu-Juridique. Rencontre.

Actu-Juridique : Vous êtes avocate pénaliste, mais proche également du monde médiatique. Comment le connaissez-vous ?

Sophie Obadia : Avant d’être avocate, j’ai été journaliste littéraire et économique. Les médias étaient donc un bain naturel pour moi. Au début des années 2000, j’ai suivi toute la commission d’enquête sur l’affaire Outreau, qui était passionnante, une série Netflix avant l’heure. Chaque acteur du procès venait expliquer pourquoi il s’était trompé, ce qui avait pu l’influencer, comment il referait les choses s’il le pouvait… C’était exaltant, très riche. Un jour, en allant à une réunion rassemblant des médias en marge de cette commission, j’ai entendu des journalistes dire qu’ils ne se fiaient qu’à la parole du procureur. Ils n’envisageaient pas de donner du crédit à la parole d’un avocat de la défense, pensant que celui-ci était nécessairement en service commandé. J’avais naïvement demandé pourquoi et m’étais entendu répondre : « Ce sont des mercenaires, on ne peut pas leur faire confiance ». Il m’est apparu qu’il y avait toute une culture du contradictoire à faire connaître. Les journalistes ne peuvent pas avoir la vérité s’ils ne s’intéressent qu’à une partie de l’histoire…

AJ : Pourquoi avez-vous commencé à donner des cours dans une école de journalisme ?

Sophie Obadia : Forte de ce constat, je suis allée frapper à la porte des écoles de journalisme, et j’ai proposé un cours sur les mots de la justice. J’ai créé au CELSA le cours « Justice et médias, quand le fait divers devient un fait politique ». J’insistais auprès des élèves sur un point : tous les soirs, entre les faits divers, les scandales sanitaires, financiers et politiques les vingt premières minutes du journal télévisé sont consacrés à la justice. Les journalistes doivent donc pouvoir bien transmettre ce langage, connaître les mots de l’avant procès, ceux du procès, ceux de l’après procès. J’ai donné ce cours jusqu’à ce que l’accès à internet soit autorisé en cours, et quand tout le monde s’est mis à regarder son écran, je suis partie à la télé. En 2017, j’ai rejoint l’émission de Pascal Praud qui venait du sport et commençait tout juste à s’intéresser à l’actualité au sens plus large. J’ai expliqué les règles du jeu judiciaire. Sans autre forme de polémique.

AJ : Les avocats qui vont sur les plateaux télé s’attirent les critiques de leurs pairs. Pourquoi y allez-vous ?

Sophie Obadia : Je suis pénaliste, j’ai été formée par Hervé Temime, et dès le début de ma collaboration auprès de lui, je suis allée parler à la télévision. Les premiers débats se déroulaient chez Serge Moati et on y parlait déjà de pédocriminalité et de l’efficacité des peines d’emprisonnement pour ces auteurs pédophiles. Aujourd’hui, je pratique le droit pénal général, le pénal des affaires, et, avec mes associés, nous défendons plusieurs laboratoires mis en cause dans des crises sanitaires, par exemple dans l’affaire du Levothyrox. Je connais bien la diffamation et je suis régulièrement consultée sur les atteintes à la vie privée pour des hommes qui sont dans la tourmente Metoo. Cela peut aller jusqu’à la communication de crise. Tout ce qui touche aux relations entre médias et justice à des moments de crise judiciaire m’intéresse beaucoup.

Ce n’est pas nouveau que des avocats prennent la parole dans les médias pour défendre une cause. Citons les plus célèbres : Jacques Vergès, Gisèle Halimi, Henri Leclerc l’ont fait depuis le début de la télévision. Il est vrai qu’il y a une multiplication du nombre de confrères qui acceptent de se rendre sur les plateaux des médias aujourd’hui. S’y exprimer n’est pas évident : les journalistes, parfois sans le savoir, nous posent des questions piège. On n’a pas le droit de parler de nos dossiers, puisqu’il y a le secret de l’enquête et de l’instruction ou le secret professionnel tout simplement. Mais on ne devrait pas non plus parler des dossiers des autres puisque par définition, on n’en connaît pas le contenu. Pour ma part, j’assume de le faire, non pas pour me montrer mais pour faire de la pédagogie. Je peux tirer d’une affaire particulière des enseignements que j’essaye de transmettre à l’opinion publique. Personne ne prend le temps de parler de justice aux Français. Les magistrats n’expliquent quasiment pas leurs décisions, même aux justiciables. Raconter le déroulement et les enjeux d’une affaire me semble intéressant et nécessaire.

AJ : Vous dites chercher à établir un pont entre le monde judiciaire et le monde médiatique. Pourquoi est-ce important ?

Sophie Obadia : Je me suis aperçue que chacun est dans sa chapelle et ne bouge pas. Les pénalistes s’intéressent peu à la communication. Le temps leur manque ou c’est trop délicat. Les magistrats rechignent à descendre de leur estrade. Les médias s’emparent des affaires judiciaires mais sans en maîtriser le vocabulaire et les enjeux, et prennent parfois le risque de raconter n’importe quoi. Cela dit, depuis les années 2000, j’ai vu leur niveau s’élever. Il reste peu de chroniqueurs d’audience car ce n’est plus à la mode mais, globalement, les journalistes comprennent mieux la justice. Il y a de plus en plus de bons journalistes judiciaires. Malheureusement, j’observe aussi que ce qui a été gagné en technique se perd dans l’idéologie. Des journalistes identifient une personne comme victime et partent du principe qu’elle dit vrai. Cela rétrécit le débat. Je reprends à mon compte l’expression « tribunal médiatique », que je définis comme la mise en scène de celui dont on considère qu’il a la bonne parole et qu’il doit gagner. L’époque a créé ses mots-clés. La présomption d’innocence, dont la définition est que « toute personne non condamnée définitivement est présumée innocente jusqu’à être déclarée définitivement coupable », était vue, quand j’ai commencé à exercer, comme nécessaire pour garantir un débat loyal permettant à tous de s’exprimer. Elle est aujourd’hui perçue comme l’arme des coupables.

AJ : Comment interagissez-vous avec les journalistes ?

Sophie Obadia : C’est une relation intuitu personae. Il faut les connaître. Beaucoup de journalistes arrivent avec une idée déjà faite. Sur Metoo, je défends des femmes et des hommes, des victimes et des auteurs (Sophie Obadia est notamment l’avocate de la touriste canadienne qui accusait les policiers du 36 quai des Orfèvres, NDLR). Je ne veux surtout pas être sur une ligne dont je ne bougerais pas. Et j’observe qu’on ne peut pas parler de tout avec tout le monde. Les journalistes travaillent pour des médias qui ont une couleur politique. Cela ne va pas toujours dans le sens de la manifestation de la vérité. Aujourd’hui, je m’enquiers avant de communiquer de savoir quels sont les journalistes qui sont sensibilisés à la cause que je défends – ce que je regrette car cela ne devrait pas fonctionner comme ça –, ou capables de penser contre eux-mêmes.

AJ : L’institution judiciaire ne communique-t-elle pas assez ?

Sophie Obadia : La première fois que l’on a vu un procureur incarner la force du ministère public en France pendant une crise gravissime, c’était François Molins lors des attentats de novembre 2015. Une communication officielle, plus systématique, se met enfin en place. Les procureurs sont maintenant bien formés pour prendre la parole. Mais je pense qu’il faut aller plus loin, et j’ai d’ailleurs récemment présenté une intervention sur ce sujet à la Cour de cassation sur la nécessité de promouvoir la communication judiciaire. Certains pensent que trop communiquer abîme l’autorité judiciaire. Je suis de l’avis inverse ! Plus on parle avec les mots compris du grand public, plus on va vers le justiciable, plus les décisions seront admises ou tolérées, acceptées. Aujourd’hui, et c’est regrettable, on assiste au spectacle médiatique des gagnants du procès contre les perdants. Nos concitoyens n’aiment guère leur justice, et l’institution en est en partie responsable. Certes, la langue des arrêts de cassation a changé, et ils ne sont plus écrits avec des tournures telles qu’« attendu que » qui les rendaient difficilement lisibles. C’est un acquis mais il faudrait aller au-delà : quand on ne comprend pas, on se méfie. Je plaide pour une incarnation, reconnue et incontestable de la parole judiciaire.

AJ : Vous formez également les élèves-avocats à prendre la parole dans les médias. Que leur dites-vous ?

Sophie Obadia : J’anime une formation à l’EFB pour expliquer aux avocats comment ils peuvent parler sans rompre le secret et se mettre en défaut vis-à-vis des règles déontologiques. Nous travaillons à partir d’exemples concrets : comment répondre à la presse locale ou nationale, répondre au procureur après une conférence de presse, en respectant à la fois le secret de l’enquête et le serment d’avocat.

AJ : Faut-il défendre ses clients dans les médias ?

Sophie Obadia : On a longtemps considéré que non. Les réseaux sociaux et l’information en continu ont changé la donne. Depuis que les médias ouvrent leurs vannes à toutes les accusations, la question se pose, notamment dans les affaires de mœurs et de harcèlement. Julien Bayou, comme bien d’autres, a encaissé pendant des mois des articles, des interviews, une mise au ban de son parti, sans rien dire. Devait-il se taire et se réserver à la justice ? Et pendant combien de temps ? Il a fini par faire connaître sa défense. Avant, nous œuvrions dans un temps judiciaire dont la durée était acceptable : un mis en cause voyait un juge dans un délai de l’ordre de 18 mois. Aujourd’hui, un « suspect » peut se faire lyncher pendant 3 ans avant de voir un juge. Il y a aussi nombre d’affaires où la justice n’est même pas saisie, et ne donne pas aux mis en cause la possibilité de s’exprimer dans le cadre d’un procès. Les hommes qui ont dû se défendre sur les plateaux télé – je pense à Dominique Baudis, Nicolas Hulot ou PPDA – ont été brûlés en direct. Plutôt que d’aller se faire filmer, en étant mal à l’aise car une accusation ne rend jamais serein, Richard Berry a rédigé un long post sur Instagram. Je crois que cela lui a été utile. Mais si la question se pose, cela ne veut pas dire qu’il est simple d’y répondre. C’est du cas par cas.

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