Tatiana Brillant : les leçons de vie d’une ancienne négociatrice du RAID

Publié le 06/03/2025

Pendant treize ans, elle fut la seule femme officier dans l’unité d’élite de la police française, négociant avec ravisseurs, terroristes, kamikazes. Tatiana Brillant prodigue désormais ses conseils à tout un chacun… car nous avons tous beaucoup à apprendre !

Elle a longtemps été la seule femme officier dans l’unité d’élite de la police française, le RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion). De 2004 à 2017, elle a assuré la négociation au porte-voix, au téléphone, en face-à-face, pour sauver des vies en écoutant, en trouvant les mots. Laissant à ses collègues d’intervention les armes et les muscles, elle apportait son empathie, son sang-froid, sa patience surtout ; des qualités apprises dans le cadre de formations à la psychologie et à la psychiatrie criminelle, renforçant des études en droit avec l’objectif de préparer l’avocature. Un métier très difficile et dangereux, comme le montre les deux règles qu’elle a suivies toute sa carrière et qu’elle conserve encore chevillées au corps : « Quand vous quittez la maison, vous ne savez pas si vous allez revenir donc n’oubliez pas le bisou du matin » et : « On a rarement l’occasion de faire deux fois une première bonne impression ». L’une de ses interventions a duré 15 heures. Quinze heures à instiller à un inconnu une envie de faire confiance. Si l’ancienne officière aimait tant son métier, c’est parce qu’il se trouvait à la croisée des mondes : « La négociation est une manière de faire de la psychologie sans être psychologue et de faire de la police sans faire de la répression. » Depuis la fin de sa carrière au RAID, Tatiana Brillant entend faire profiter les autres de son expérience et de la philosophie qui va avec. Elle a travaillé avec le ministère des Affaires étrangères, des ambassades, des grands groupes, des administrations publiques, est intervenue comme spécialiste auprès de l’ONU ou du FBI, a formé des publics à l’art de la négociation comme à la préparation au risque criminel et terroriste. Ses nombreux engagements opérationnels lui ont valu de recevoir une distinction du FBI et d’être décorée Chevalier de l’ordre national du Mérite en 2019. Actu-Juridique est très heureux d’avoir pu interroger cette passionnée qui, après avoir sauvé des vies, est heureuse d’en changer d’autres.

Actu-Juridique : Comment votre sens de la justice est-il né ?

Tatiana Brillant : Tout cela est né très tôt, je suis l’aînée d’une fratrie de six enfants, fille d’un pompier et d’une infirmière. La justice et l’attention à l’autre, c’est quelque chose de naturel. À seize ans, j’ai lu le livre Le pull-over rouge, qui raconte l’affaire Christian Ranucci et j’ai tout de suite voulu devenir avocate, défendre la veuve et l’orphelin, lutter contre les injustices, défendre les plus faibles, c’était une évidence. Cette conviction m’a portée pendant mes cinq années de droit. Je me suis spécialisée en science criminelle et en pénal mais je n’ai finalement pas passé l’avocature. Je me suis dit que ce serait compliqué, que je n’aurai pas le choix de mes affaires. Je ne me sentais pas prête à défendre tout le monde, même si je connaissais bien sûr la règle de droit, la morale. À l’époque je n’aimais pas du tout la prise de parole en public, je ne me voyais pas plaider en public… Je ne savais pas que je négocierais avec un haut-parleur quelques années plus tard.

AJ : Et la négociation, le RAID, quand cela s’est-il imposé à vous ?

Tatiana Brillant : J’étais à l’université quand je suis tombée sur l’affaire de l’human bomb, à Neuilly-sur-Seine (la prise d’otage d’une classe de maternelle par Érick Schmitt qui avait défrayé la chronique en 1993). Tout a changé. Je suis rentrée et j’ai dit à ma mère : je vais devenir négociatrice au RAID. Je n’ai aucun proche dans la police mais, là, je découvrais un univers ; je découvrais le monde feutré de l’intervention, cette capacité à mettre en avant une solution pacifiée. J’adorais le fait que la négociation puisse à elle seule permettre de résoudre des conflits y compris sur des terrains hyper dégradés. C’est une force qui vient chercher dans le pacifique, alors même que tout le monde a une perception de brutalité, en pensant au RAID. En France, on a l’intelligence de faire confiance au facteur humain pour sortir du pire.

AJ : Vous ne vouliez pas être avocate pour ne pas défendre tout le monde, mais vous choisissez d’entendre l’humain chez les terroristes, les tortionnaires, les kamikazes…

Tatiana Brillant : C’est un paradoxe qui ne l’est pas : je suis un maillon de la chaîne, je ne juge pas, je suis là pour décortiquer ce qui se passe chez l’autre. Je suis là pour comprendre, pas pour défendre. Je ne dois pas ressentir, je dois rester pragmatique. Je suis d’un naturel très curieux par nature et par éducation ; ma mère m’a élevée dans le fait qu’il ne fallait pas juger au premier coup d’œil mais chercher à comprendre. Le droit m’a donné un cadre. C’est l’avantage d’être juriste : on acquiert un cadre, une méthodologie, on est organisé, on est structuré et, dans mon métier, j’ai toujours fait en sorte d’être garante du cadre. C’est pourquoi, mentir, manipuler, c’est le jeu de mes interlocuteurs. Je suis convaincue qu’il faut agir avec conscience, ne dire que la vérité. Cette éthique m’a permis de rester intègre et d’être droite dans mes bottes sans regret.

AJ : Cela demande-t-il d’être optimiste ?

Tatiana Brillant : Je vois toujours le bon côté des choses. Je reste persuadée qu’on ne naît pas criminel, j’ai toujours l’espoir de réveiller le bon chez les gens. Si je me dis que tout est perdu, j’ai déjà enterré l’autre. Il faut analyser le contexte, qui nous donne des éclairages, il faut faire le tri et, ce qui va apporter une solution, c’est l’autre. Et puis parfois c’est l’inverse, il faut débloquer les choses. La dernière situation que j’ai connue, c’était une négociation avec le terroriste de Magnanville. Quelqu’un qui n’existe qu’à travers une organisation. Si je ne reconnais pas l’existence de cette organisation en premier lieu, je sais qu’il n’y aura pas de prise, aucune discussion. Il bottait en touche systématiquement jusqu’à ce que j’actionne cela. Nous pouvions parler enfin avec un sentiment d’appartenance, lui dans son groupe, moi dans le mien.

AJ : Comment s’est passée votre intégration au RAID ?

Tatiana Brillant : J’ai une force de caractère que je puise dans mon cercle familial. Ma mère nous a élevés seuls avec mes frères, ce qui m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur cette capacité à endurer sans se plaindre. J’ai été sportive de haut niveau, en gym aux agrès, ce qui m’a aussi donné une grande combativité, un mental de compétitrice, être combative. Chaque fois que je me présentais pour une négociation, j’y allais pour gagner. Alors quand on m’a dit que ça ne servait à rien de postuler au RAID, que l’on ne voudrait jamais de moi parce que j’étais une femme, que c’était trop dur, j’ai résisté. J’aime bien faire ma propre expérience. J’étais la deuxième femme à entrer dans cette équipe d’élite. Au moment où je voulais entrer, la première passait le concours de commissaire de police et m’avait confié « J’espère réussir, c’est une question de survie », ce qui n’était pas du tout engageant. Dès mon arrivée on m’a dit texto : « Tu n’es pas la première gonzesse à me péter les couilles » ou encore « On va pouvoir ouvrir une crèche ». Malgré cette entrée très rude, j’ai fait le choix de me focaliser sur ce qui nous rassemblait plutôt que sur nos différences.

AJ : À quel moment vous êtes-vous dit que vous aviez réussi à intégrer l’équipe ?

Tatiana Brillant : Je me suis fait cette réflexion à ma première vie sauvée. On nous avait appelés pour un individu en pleine nuit. Sa sœur nous appelle, nous informant qu’il était retranché chez lui avec sa femme qu’il a l’intention de tuer. Il ne répond pas au téléphone… Tout de suite on se retrouve dans une posture d’aide et d’ouverture, car on ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur. Toutes les équipes prennent le brief sur la place d’arme, on sait que le couple a une fille qui dort chez une copine. On va utiliser le temps de trajet pour fixer l’objectif, on pose les bases de notre premier contact, on répète. Dès qu’on arrive sur place, on me donne le porte-voix. Je me retrouve à devoir prendre la parole, à 3 ou 4 heures du matin. Je dois construire un monologue dans l’urgence. Mais dès que je prends le porte-voix, une bulle se forme autour de moi, il n’y a que lui et moi dedans. Je me retrouve à physiquement sortir du Ramsès (le véhicule d’intervention), comme pour rapprocher de lui. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il avait tué sa femme, il tentait de se suicider dans sa baignoire. À force de discussion, je parviens à le récupérer. Il nous ouvre la porte, nu, les mains en sang. Ma première vie sauvée et des collègues qui me font des retours très puissants… Je me suis dit : « je suis faite pour ça » !

AJ : Vous avez connu dans cette carrière de très nombreuses situations stressantes, y compris le Bataclan, quel est votre souvenir le plus marquant ?

Tatiana Brillant : Mon souvenir le plus marquant, c’est que je n’ai jamais trouvé rien de plus gratifiant que de sauver une vie, sans être médecin pour autant. Et puis le fait d’avoir rencontré le collectif, qui est devenu une deuxième famille ; remettre sa vie dans la main des autres, cela m’a portée. Je suis sortie très forte de tout cela, le fait de convaincre des gens à entrevoir un chemin bien moins funeste que celui qu’ils entrevoyaient. C’est vraiment saisissant.

La première intervention, on la garde toujours en tête. C’était un enlèvement, un ressortissant corse expatrié en Afrique, enlevé et séquestré pour une demande de rançon. Avec les enlèvements, c’est très compliqué car nous n’avons aucun élément : seule la négociation nous permet de trouver une solution. Dans la prise d’otage, il reste toujours l’intervention. Je me retrouve dans le clan corse, des hauts des bas, rien ne se passe comme dans le manuel. Je dois faire mon travail, dire à la famille de me faire confiance, tout en me protégeant. Je suis très isolée, je n’ai pas de plan B, c’est très dur. On va le perdre, puis le récupérer jusqu’à ce que finalement il soit transporté à l’ambassade. C’est la fin d’un très grand moment de tension et j’ai explosé en sanglots. C’est là où j’ai entendu le père dire « La petite, elle l’a vécu comme nous. »

AJ : Vous avez travaillé avec le FBI. Le métier de négociateur est-il le même partout ?

Tatiana Brillant : Nous avons tous été formés par Scotland Yard, le FBI à Quantico… Nous avons tous le même référentiel. Mais en dehors de la technique, nous avons une philosophie très différente liée à la culture, aux individus. Chez nous, en France, le négociateur fait partie de l’équipe d’intervention alors qu’aux États-Unis intervention et négociation sont concurrentes.

AJ : Désormais, vous travaillez dans le conseil pour partager votre expertise et vos compétences. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Tatiana Brillant : La négociation, on peut croire que c’est instinctif, mais c’est en fait très technique. C’est de la stratégie. Et une partie de ce que l’on est va déterminer tout le reste. C’est 50 % de technique, 50 % de savoir être. On ne s’improvise pas négociateur.

Je travaille souvent dans le public pour des ministères, la justice notamment. Je travaille en gestion de crise, je me suis rendue au Tadjikistan pour travailler sur la radicalisation dans les établissements pénitentiaires. Dans le privé, je travaille principalement avec les relations humaines dans divers secteurs, par exemple, dans des entreprises dans le cadre de négociations avec les syndicats. Tous ont besoin de méthode car ils sont souvent secoués par la posture de leurs intervenants. C’est ce qu’ils doivent travailler en premier, qu’elle soit physique ou vocale.

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