Thierry Fusina : « La justice criminelle est une justice de luxe » !

Publié le 01/12/2023
Thierry Fusina : « La justice criminelle est une justice de luxe » !
Florence Piot/AdobeStock

Magistrat hors hiérarchie et président de chambre à la cour d’appel de Paris, Thierry Fusina entame sa dixième année de président de cour d’assises. Nommé président de chambre à la cour d’appel de Paris en juillet 2019, il préside depuis lors des audiences criminelles dans les cinq départements du ressort : Créteil, Bobigny, Évry, Paris, Auxerre et Melun. Profondément attaché aux jurys citoyens, il revient pour Actu-jurdique sur l’expérience que représente pour les hommes et les femmes tirés au sort la participation à un procès d’assises. Entretien.

Actu-Juridique : Que retirent les jurés de leur expérience ?

Thierry Fusina : Cette possibilité de faire œuvre de justice et d’intervenir dans le jugement des infractions pénales les plus graves de notre Code pénal est une chance extraordinaire pour les citoyens français, un ancien héritage issu de la Révolution française. Ils ont le sentiment de bénéficier d’une expérience à nulle autre pareille. Je me mets à leur place : si on me demandait d’intervenir dans une opération chirurgicale, je me sentirais au départ assez démuni, mais très certainement privilégié de découvrir un monde que je ne connais pas et de participer à une grande œuvre. C’est souvent le cas pour les citoyens qui, malheureusement dans notre société, n’ont pas beaucoup de connaissances en matière juridique au départ. Il y a même en général une méconnaissance totale du droit et de nos institutions judiciaires dans la société française, même dans les classes aisées de la population, dont on pourrait croire qu’elles disposent a priori des connaissances nécessaires, notamment au vu du nombre important de fictions télévisées ou cinématographiques sur ce sujet. Les citoyens désignés par le sort comme jurés voient la justice fonctionner de l’intérieur, ils appréhendent les véritables procédures pénales – et non celles, souvent erronées, des fictions précitées – et se rendent enfin compte de la difficulté de juger son prochain. Cette expérience est notamment à l’opposé des commentaires de procès que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux, où le jugement apparaît inévitablement trop rapide, simpliste et souvent très partial. Des choses qui peuvent sembler évidentes le sont beaucoup moins face à un dossier et une situation réelle. Lors d’un procès, il faut appréhender des éléments à charge, à décharge, se confronter au peu de certitudes que l’on a au début de l’enquête judiciaire dans les dossiers pénaux, qui sont une reconstitution d’un passé judiciaire avec des éléments de puzzle souvent manquants. C’est une tâche difficile qui leur est donnée, mais ils ne s’en sortent pas mal du tout.

Actu-Juridique : Dans quel état d’esprit sont les jurés d’assises au début d’une session ?

Thierry Fusina : On leur demande de venir dans des juridictions dans lesquelles ils n’ont souvent jamais mis les pieds à titre personnel, non seulement pour assister à un procès, mais pour en être partie intégrante. Cela leur paraît souvent insurmontable. C’est alors notre rôle, à nous magistrats professionnels et auxiliaires de justice, de leur faire comprendre que la procédure est faite pour eux. Aux Assises, la procédure est orale. On prend dès lors du temps pour entendre des témoins, des experts, les parties civiles et bien sûr les accusés. On a encore le temps de bien juger. Selon que nous sommes face à un jury populaire d’origine citadine – à Paris, Créteil, Évry ou Bobigny – ou face à des jurés d’un département plus rural – dans les départements de l’Yonne ou de Seine-et-Marne -, les attitudes des jurés peuvent être un peu différentes. Dans les régions moins citadines, on a tendance à avoir des réactions un peu plus épidermiques. Cela ne veut pas dire que ces jurés réfléchissent moins aux affaires. En effet, quelle que soit la juridiction, j’ai toujours remarqué que les jurés sont particulièrement impliqués dans les affaires dans lesquelles ils sont tirés au sort. Mais il faut leur expliquer que leur ressenti, leur « intime conviction », ne sont pas suffisants s’ils ne sont pas étayés par des éléments probants du dossier : preuve scientifique, témoignages, raisonnement rationnel, etc.

Actu-Juridique : Ces jurés osent-ils prendre la parole ?

Thierry Fusina : C’est notre travail de faire en sorte qu’ils prennent possession de l’audience et qu’ils puissent poser des questions à l’ensemble des intervenants. Je leur dis toujours, dans la petite séance de formation au début de session, de ne pas hésiter à s’exprimer. Une affaire de cour d’assises dure au moins 2/3 jours. Les audiences durent 8 ou 9 heures par jour. Le juré acquiert rapidement une bonne habitude de la procédure pénale, qui se répète à chaque audience. Je mets en tout cas un point d’honneur à veiller à ce qu’ils puissent poser des questions, par oral ou par écrit s’ils ont quelques réticences à prendre la parole en public. Quant à moi, je suis plutôt partisan qu’ils prennent la parole et ne se contentent pas de passer des écrits au président, qui parle souvent beaucoup trop à l’audience. S’il est tiré au sort pour une deuxième ou troisième affaire, un juré va pouvoir expliquer aux autres la pratique et les principales règles de la procédure. En fin de session, il arrive que le président n’ait même plus besoin d’expliquer ces règles de procédure pénale car le message est passé par les autres jurés.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que ces jurés apportent à la justice ?

Thierry Fusina : Nous, magistrats professionnels, sommes là pour leur apporter notre éclairage de juristes. Les jurés, quant à eux, nous renvoient l’image que l’on peut donner de la justice, de sa solennité parfois un peu archaïque. Nous sommes à la tête de ce qu’on appelait pendant la Révolution un « tribunal criminel départemental ». C’est dire si l’on a de l’ancienneté en matière de justice criminelle ! Cette solennité, ne serait-ce que la robe avec l’hermine, peut parfois entraîner des réactions étranges de la part de nos concitoyens. Ils peuvent donc parfois nous renvoyer à un certain archaïsme dans notre décorum ou nos procédures pénales, et c’est très bien. Ils nous apportent ainsi un regard neuf sur la manière dont nous rendons la justice. Par ailleurs, en fonction de leurs réflexions et de leurs évolutions de pensée sur certaines pratiques sociales, nous avons en direct la perception des citoyens sans avoir à passer par les sondages. C’est le meilleur moyen pour la justice de montrer qu’elle ne vit pas en autarcie et qu’elle est en prise directe avec la société et réceptive à ses attentes pour fixer sa jurisprudence, bien entendu dans la limite de ce que permet le droit. À cet égard, la possibilité nouvelle de filmer des audiences de justice renforcera peut-être encore ce lien nécessaire entre les institutions judiciaires et le peuple français, au nom duquel est rendue la justice.

Actu-Juridique : Comment voyez-vous la justice criminelle ?

Thierry Fusina : Au pénal, la plupart des audiences pénales sont menées par le biais d’une procédure écrite. Le juge et ses assesseurs ont eu préalablement connaissance du dossier et l’emportent en délibéré pour s’y référer si une difficulté a surgi à l’audience. Par opposition, dans la procédure criminelle, tout se passe à l’audience, avec des citations de témoins et d’experts, des auditions longues des parties civiles et des accusés. La justice criminelle est à mes yeux une justice de luxe. Je suis convaincu qu’on y prend le temps de bien juger. Devant le tribunal correctionnel on peut parfois juger 15 affaires en une après-midi, car on part du principe que le juge et ses assesseurs connaissent le dossier ou peuvent encore s’y plonger en délibéré si nécessaire. Aux Assises, on consacre au moins deux ou trois jours à une affaire, et souvent plus. Un procès d’assises est imprévisible. Le président a beau avoir travaillé son dossier et le connaître sur le bout des doigts, l’audience apporte toujours des éléments qui n’avaient pas été envisagés au départ. Il y a une « magie de la cour d’assises », où une affaire se joue dans une unité de temps, de lieu et d’action. Un juge d’instruction a, quant à lui, mené une information judiciaire pendant plusieurs mois ou plusieurs années, et tout se dénoue en quelques jours à l’audience, car tout y est rassemblé en quelques heures ou quelques jours. Il se passe toujours quelque chose dans ces audiences. Il n’est pas rare d’avoir par exemple des aveux d’un accusé qui s’était muré dans le silence pendant des années, ou encore des révélations qui n’étaient encore jamais apparu dans une enquête et une information judiciaire pourtant fouillées.

Actu-Juridique : Comment voyez-vous l’essor des cours criminelles départementales ?

Thierry Fusina : Cette réforme n’est pas la première à diminuer le nombre des jurés. Quand j’ai commencé à présider les assises en 2010, il y avait 9 jurés en première instance et 12 en appel. De sorte qu’avec les magistrats professionnels, il y avait 12 personnes autour d’une table en délibéré en premier ressort, et quinze en appel. Les jurés sont désormais 6 en première instance et 9 en appel dans une cour d’assises. Cela a certes simplifié les délibérés : à 15 autour d’une table, la délibération était parfois malaisée. Cette première diminution était à mon sens une bonne chose. Aujourd’hui, l’expérimentation de la cour criminelle départementale a été généralisée : dans plus d’une affaire sur deux, il n’y a plus du tout de jurés. Pour simplifier, les jurés ont disparu dans toutes les affaires où une peine de 20 ans de réclusion criminelle est au maximum encourue. J’ai été très habitué aux cours d’assises composées de jurés et je les vois disparaître avec un peu de regret. J’avais beaucoup d’intérêt à échanger avec eux. Pour autant, je ne dis pas que les cours criminelles départementales jugent mal, bien au contraire. J’ai été membre du comité national d’évaluation de l’expérimentation des cours criminelles. Afin d’évaluer cette expérimentation, menée pendant plusieurs années dans certaines cours d’appel du territoire national, y compris Outre-mer, nous avons entendu des collègues présidents de cour criminelles départementales, des représentants de la Chancellerie, des chefs de cour, des avocats de différents barreaux, des greffiers, etc. Les audiences vont incontestablement plus vite : les magistrats ont l’habitude de la procédure et un délibéré entre professionnels prend moins de temps qu’avec des jurés. C’est un choix politique qui a été opéré pour gagner du temps. C’est aussi une juridiction moins chère pour l’État en termes de frais de justice, ce qui n’est pas négligeable. Mais l’idée principale était d’éviter les correctionnalisations artificielles des affaires criminelles, en faisant juger lesdites affaires par une juridiction ad hoc. Il s’agit d’affaires composées à 80 % d’infractions sexuelles, ce qui n’est pas du tout négligeable pour les parties civiles, qui évitent ainsi de passer devant le tribunal correctionnel au cours d’audiences surchargées, en tronquant une partie de l’infraction pénale.

Actu-Juridique : Cette dé-correctionnalisation a-t-elle fonctionné ?

Thierry Fusina : Jusqu’en 2023, on disqualifiait souvent les viols présumés en faisant en sorte d’abandonner des éléments qui auraient dû mener en cour d’assises. L’idée du législateur était de trouver avec la cour criminelle départementale, une juridiction plus adaptée que le tribunal correctionnel où l’on passe beaucoup d’affaires dans une même journée, et où un viol, déqualifié en agression sexuelle, est évoqué devant une juridiction qui statue de manière moins appliquée et peut-être moins attentive. La réforme a effectivement permis d’éviter la correctionnalisation de nombreuses affaires. Cela pose en revanche une autre difficulté : nos stocks d’affaires sont en train d’enfler de manière particulièrement préoccupante au plan national. Les cours d’assises initiales ne sont pas dimensionnées pour accueillir l’ensemble de ces dossiers qui étaient auparavant correctionnalisés et qui se déversent désormais en procédure criminelle. Il va falloir trouver des solutions pour juger ces affaires dans des temps plus limités, d’autant plus que les durées de détention provisoire sont elle-même plus restreintes en ce qui concerne la cour criminelle départementale. Il va falloir que nous trouvions des solutions avec les services de la Chancellerie et/ou le législateur pour nous permettre d’avoir une juridiction spécialisée en matière d’infractions sexuelles statuant de manière fluide et que la cour d’assises, telle que nous la connaissons, continue à rendre son office normalement.

Actu-Juridique : Allons-nous, à votre avis, vers une disparition des jurés citoyens ?

Thierry Fusina : J’espère qu’on ne les fera jamais disparaître totalement de la procédure criminelle. La difficulté est que nous avons aujourd’hui une justice criminelle à deux vitesses. Elle est désormais divisée en deux, avec d’une part, les cours criminelles départementales, présidées par un conseiller ou un président de chambre de la cour d’appel et 4 assesseurs professionnels, et d’autre part, des cours d’assises classiques avec des jurés. Ces derniers interviennent dans les affaires les plus graves : quand plus de 20 ans de réclusion sont encourus, ou lorsque les affaires jugées en cour criminelle départementales donnent lieu à un appel. Une QPC a déjà été soulevée par rapport à cette disparité au sein de la justice criminelle. Si un jour, pour aller plus vite, nous décidons d’aller plus loin en recourant à une justice écrite en cour criminelle départementale, et que nous maintenons une justice orale avec les jurés, cela sera nécessairement soumis au Conseil constitutionnel comme c’est déjà le cas actuellement. Il est ainsi possible qu’il y ait d’autres QPC à l’avenir. La procédure criminelle est en actuellement en mutation très profonde.

Plan
X