Yvelines (78)

Yoann Demoli et Laurent Willemez : « La magistrature ne relève pas de la noblesse d’État » !

Publié le 22/05/2023

Depuis plusieurs années, les sociologues Yoann Demoli et Laurent Willemez, enseignants-chercheurs au laboratoire Printemps de l’université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines (78), scrutent à la loupe les origines et les carrières des magistrats. En 2021, ils avaient publié un rapport intitulé : « L’âme du corps ». Ils ont poursuivi leurs réflexions et publient aujourd’hui une « Sociologie de la magistrature », aux éditions Armand Colin. Un livre qui lève le voile sur le profil des magistrats, mais aussi sur leur ressenti. Malgré leurs longues études et leur fonction de décisionnaires, nombre des 9 000 magistrats français se vivent comme des « déclassés », révèlent les auteurs. Rencontre.

Yoann Demoli et Laurent Willemez

Actu-Juridique : Vous écrivez que la magistrature est une « bourgeoisie d’État ». Que voulez-vous dire par là ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Le dernier livre sur la magistrature, « Un corps sans âme », de Jean-Luc Bodiguiel, remontait au début des années quatre-vingt-dix. Nous avons voulu voir ce qui avait bougé depuis lors. La magistrature est un corps très important et central dans nos démocraties. Entre 2016 et 2019, nous avions enquêté pour savoir quels profils la composaient. Publier nos résultats sous forme de livre nous permet d’être plus libres que dans le format contraint d’un rapport institutionnel. Nous avons voulu interroger la position de magistrat dans l’espace social, voir s’il s’agissait ou non d’une position prestigieuse. Nous avions le choix de les considérer comme appartenant à la noblesse d’État ou à une bourgeoisie d’État. Avec le temps, notre réflexion a maturé et l’expression de bourgeoisie d’État s’est imposée. Pierre Bourdieu, quand il s’intéressait à la noblesse d’État, n’avait lui aussi pas pris en compte les magistrats. Cela peut surprendre : les magistrats sont recrutés à Bac +5, atteignent des niveaux de rémunération relativement élevés. Et pourtant, nous trouvons nous aussi qu’ils n’ont pas grand-chose de la noblesse d’État.

Actu-Juridique : Pourquoi les excluez-vous de la « noblesse d’État » ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Nous considérons que la magistrature relève davantage de la bourgeoisie que de la noblesse pour plusieurs raisons. Déjà, les rémunérations ne sont pas extrêmement attractives. Un magistrat en début de carrière commence à 2 300 euros net. À titre de comparaison, un commissaire de police débute à 1 000 euros de plus, et un officier de gendarmerie autour de 3 000 euros. Quant aux régimes indemnitaires d’un sous-préfet ou d’un directeur d’hôpital, ils sont nettement plus favorables. Il est vrai que les magistrats atteignent rapidement des revenus supérieurs à 5 000 euros, ce qui les situe dans les 10 % de Français les mieux rémunérés. C’est confortable, mais ce n’est pas astronomique non plus. Très peu d’entre eux atteignent les salaires de 8 000 euros. Ils sont moins bien payés que leurs camarades de promotion qui ont choisi d’autres carrières.

Actu-Juridique : Vous utilisez même dans votre livre le terme de « déclassés ». N’est-ce pas un peu fort ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Les magistrats en tout cas ressentent symboliquement une forme de déclassement. La façon dont ils sont perçus socialement ne leur paraît pas à la hauteur de leur mission. Ce déclassement prend plusieurs formes. Au-delà du salaire, ils se sentent déclassés par rapport à d’autres types de fonctionnaires. Emmanuel Carrère décrit très bien ce sentiment dans son livre, « D’autres vies que la mienne », qui raconte la vie d’un juge d’instance de province. Les magistrats n’ont pas de logement de fonction, pas de chauffeur, alors que n’importe quel sous-préfet en a ! Symboliquement, ce n’est pas toujours évident. C’est aussi un métier dont il n’est pas facile de parler autour de soi. Cela aussi est une exception de la magistrature : normalement les personnes qui exercent des fonctions prestigieuses et dominantes en parlent facilement et beaucoup. Pas eux ! Ils disent parfois simplement : « Je travaille au ministère de la Justice ». Il faut dire qu’il y a dans la société une grande méconnaissance du monde juridique. Beaucoup de gens ne savent pas bien faire la différence entre un magistrat et un avocat et le vocabulaire juridique perd le commun des mortels. Nous avons nous-mêmes dû nous faire un petit tableau avec toutes les appellations que les magistrats peuvent avoir : président, premier président, vice-président… Ce contexte ne les aide sans doute pas à communiquer sur leur métier. Enfin, ils ont des conditions de travail très difficiles, qui alimentent ce sentiment de déclassement. Il faut aller voir ce qui se passe dans les tribunaux judiciaires pour comprendre. Nous avons croisé des présidents et des procureurs qui devaient installer des seaux d’eau dans des salles où il y avait des fuites. Le personnel d’appui, et notamment les greffiers, est toujours en pénurie. Cela dans un contexte où le contentieux ne cesse d’augmenter et il n’y a pas eu d’augmentation proportionnelle des effectifs dans la magistrature.

Actu-Juridique : Pourquoi estimez-vous que l’ENM n’est pas à proprement parler une école d’élite ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Pour Pierre Bourdieu et certains sociologues, l’élite française se définit aussi pour être passée par de grandes écoles, accessibles après une classe préparatoire. Ce n’est pas le cas de l’ENM, qui est à ce titre une grande école atypique. Même si, dans les faits, les étudiants de l’ENM sont nombreux à être passés par Sciences Po, de grandes universités parisiennes ou des classes prépas privées. Deuxième chose : l’ENM est certes une très belle école, mais elle a une vocation professionnelle. Elle ne produit que des magistrats. Or les grandes écoles de la noblesse d’État sont polyvalentes. Voyez l’ENA qui produit aussi bien des avocats d’affaires que des sous-préfets, des inspecteurs généraux de l’administration. L’ENM souffre de sa relative spécialisation et de son cantonnement au juridique. Ces fonctions juridiques, notamment dans le droit privé, ne sont pas les positions les plus prestigieuses. Nous avons regardé la composition des cabinets ministériels. On y trouve quelques magistrats, comme on y trouve quelques professeurs agrégés qui enseignent dans le secondaire. Mais beaucoup moins que des sous-préfets ou des administrateurs civils.

Actu-Juridique : Une partie de la magistrature, néanmoins, pourrait être assimilée à la noblesse d’État…

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Si on regarde de plus près, on peut dire que la magistrature est scindée entre une bourgeoisie d’État et une toute petite noblesse d’État, constituée des présidents des grands tribunaux, des premiers présidents, des procureurs généraux, des directeurs d’administration centrale à la Chancellerie. Là, on a affaire à des gens qui ressemblent à des hauts fonctionnaires. Ils en partagent la formation. Cette frange de la magistrature est en effet souvent passée par Science Po Paris. Ces magistrats passeront en général par les cabinets des ministres. Cette élite « science-piste » n’est pourtant pas la plus experte en droit privé. Ces profils, au lieu d’aller vers le droit civil, iront vers des métiers de pénalistes, notamment vers celui de procureur, qui donne un bénéfice dans la carrière. Les procureurs avancent plus facilement, les postes d’encadrement sont plus faciles à obtenir. Bizarrement, même dans la magistrature judiciaire, on constate qu’il y a une sorte de prime au droit public.

Actu-Juridique : Pourquoi les anciens de Sciences Po Paris forment-ils une classe privilégiée parmi les magistrats ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Nous avons deux hypothèses à ce sujet. La première est celle du classement à l’ENM. Ceux qui ont fait Sciences Po sont en très bonne position à l’entrée et à la sortie de l’école. À cela s’ajoute sans doute des effets liés aux réseaux. Les « science-pistes », ne sont pas directement juristes, ils peuvent donc activer différents types de réseaux. Ils trouveront plus facilement une place dans un ministère, puis seront davantage parachutés à la Chancellerie, et ensuite dans un tribunal judiciaire avec des fonctions d’encadrement. Cependant, il existe deux élites au sein de la magistrature. L’une, purement juridique, est peu passée par Science Po Paris. C’est le cas des magistrats de la Cour de cassation. L’autre élite est hiérarque, juridictionnelle et administrative. Cette dernière est plus classique, elle ressemble à celle des énarques ou des grands manageurs.

Actu-Juridique : Une des choses surprenantes que l’on apprend dans votre livre : l’endogamie favorise la carrière. De quelle manière ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : L’endogamie est en effet follement rémunératrice pour les hommes comme pour les femmes. C’est souvent le cas dans la fonction publique ! Les intérêts des conjoints sont alignés et pour une fois, on ne sacrifie pas la carrière féminine. À l’inverse, les femmes magistrats qui ont un conjoint exerçant une profession plus sédentaire doivent faire des choix difficiles. Et les logiques genrées font que la femme a une mobilité plus contrainte au moins les 15 premières années de sa carrière. Au mieux elle arrivera à mener une carrière décalée : elle aura peut-être des postes de cour d’appel, de hiérarchie, mais de façon plus tardive. La pire situation pour une femme magistrate est d’avoir un conjoint avocat : non seulement cela contraint sa mobilité, mais l’activité de son conjoint l’empêche de s’intéresser à certains domaines, pour des raisons déontologiques.

Actu-Juridique : Quel regard portez-vous sur la féminisation du corps ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Ce n’est pas parce qu’un corps est féminin qu’il n’y a plus d’inégalité ! Il faut en être conscient. La féminisation d’un corps n’est pas la fin d’un processus d’égalisation, mais son début. Aujourd’hui, parmi les gros tribunaux judiciaires liés à des postes hors hiérarchie, seuls deux sont présidés par des femmes. Il faut être très attentif…

Actu-Juridique : Qu’en est-il de la reproduction sociale ? Celle-ci est-elle toujours aussi forte que par le passé ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : On observe une reproduction sociale forte, mais pas stricto sensu. Les magistrats donnent peu naissance à des magistrats. Cela reste un recrutement social élitiste, très similaire à celui que l’on observe chez tous les hauts fonctionnaires. Il y a plus de diversité parmi ceux qui accèdent à la magistrature par le deuxième concours. On recrute des fonctionnaires qui ont déjà une carrière et ça permet d’avoir des gens aux profils plus divers. Mais le ministère n’aime pas recruter de cette manière-là. Pour l’intégration directe, c’est pareil. Les magistrats qui le deviennent par ce biais souffrent d’une carrière qui n’est pas la même. Elle est au moins décalée. La magistrature est régie par une logique de corps, très française, qui accorde beaucoup de crédit à l’ancienneté. Il faut avoir fait ses preuves : avant d’être premier président, il faut avoir été président d’un petit tribunal judiciaire, avoir bougé dans les DOM. C’est évidemment plus difficile de passer ces différentes étapes quand on devient magistrat à 40 ans et non à 25.

Actu-Juridique : Allez-vous poursuivre votre travail sur la magistrature ?

Yoann Demoli et Laurent Willemez : Nous avons en effet l’intention de le poursuivre en allant interroger les effets de réseaux dans la magistrature. Nous chercherons à identifier des personnes-clés, l’importance de l’appartenance à certaines promotions. Nous avons récemment présenté notre livre à un parterre de magistrats, qui l’a d’ailleurs accueilli avec intérêt et bienveillance. Ce sujet des réseaux les intéresse.

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