Colloque : « Avocat et droits de la défense dans les enquêtes internes et la justice négociée »
Le Conseil national des barreaux (CNB) organise les 20 et 21 avril prochains un colloque intitulé « Avocat et droits de la défense dans les enquêtes internes et la justice négociée ». Matthieu Boissavy, avocat aux barreaux de Paris et de New York, médiateur et vice-président de la commission Libertés et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux et Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit, directrice du Journal of Regulation and Compliance nous expliquent les enjeux de ces nouvelles pratiques judiciaires qui bousculent le rôle traditionnel des acteurs de la justice, qu’il s’agisse des avocats ou des magistrats.
Actu-Juridique : Le CNB organise les 20 et 21 avril prochains un colloque sur le thème : Avocats et droits de la défense dans les enquêtes internes et la justice négociée. Pourquoi ce choix ?
Matthieu Boissavy : Les enquêtes internes dans les entreprises, et même dans les associations ou les partis politiques – souvenons-nous des débats autour de l’enquête interne au sein d’EELV concernant Julien Bayou – soulèvent la question de la procéduralisation des investigations privées. La justice pénale dite « négociée » pose la question de la contractualisation du procès pénal. Dans ces deux phénomènes, en plein développement, les avocats doivent être présents et défendre l’existence et le respect de droits de la défense. Le Conseil national des barreaux a pour mission d’informer les avocats sur l’évolution des activités de la profession et de les former pour assurer la présence des avocats partout où les personnes physiques et les personnes morales ont besoin de conseils juridiques et d’être défendu. Sur les enquêtes internes le CNB a déjà publié en 2020 un guide intitulé « L’avocat français et les enquêtes internes ». Par ailleurs, le ministère public a de plus en plus recours à ce qu’il appelle la troisième voie, la justice pénale dite négociée, avec les CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité) et dans certains domaines les CJIP (convention judiciaire d’intérêt public). Il nous a semblé important, alors que le parquet national financier a publié récemment ses nouvelles lignes directrices sur les CJIP et qu’il vient de diffuser, avec l’Agence Française Anticorruption, un guide pratique sur les enquêtes internes anticorruption d’organiser un colloque sur ces thèmes pour rappeler l’importance de la place de l’avocat et des droits de la défense dans ces processus et procédures.
Je suis très heureux, et je l’en remercie vivement, que Madame la professeure Marie-Anne Frison-Roche ait bien voulu accepter non seulement d’intervenir lors des deux jours du colloque mais aussi de nous aider, par ses réflexions, à le concevoir. Ses travaux, ainsi que les ouvrages qu’elle a dirigés sur la compliance, et notamment le dernier en date sur la juridictionnalisation de la compliance qui traite des thèmes du colloque, sont des sources importantes d’inspiration pour les praticiens de la matière.
Ce colloque sera l’occasion non seulement d’entendre, outre les participants qui pourront prendre la parole, 40 praticiens, des avocats, des universitaires, des juristes d’entreprises dont Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE et Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu, mais aussi des magistrats dont Stéphane Noël, le président du tribunal judiciaire de Paris, Frédéric Baab, le procureur européen en France, Jean-François Bohnert, le procureur de la République financier ainsi que d’autres magistrats du PNF ou bien Benjamin Clady, membre de l’AFA.
Marie-Anne Frison-Roche : La CJIP, mais aussi d’une façon moins immédiatement visible les enquêtes internes, sont des éléments de ce droit nouveau : le droit de la compliance. J’utilise toute mon énergie pour le construire en tant que branche du droit. Cela signifie qu’à partir de cette extraordinaire pratique qui s’est développée depuis des années, qui part dans tous les sens, qui apporte des solutions mais semble aussi tout emporter sur son passage, parfois tout dévaster, je cherche à donner des définitions communes, des qualifications, des pratiques et des raisonnements, constituant l’ossature d’une branche du droit. Celle-ci ne doit pas se limiter à une méthode d’efficacité. Sinon, nous finirons par être gouvernés par des algorithmes.
En cela, la place des êtres humains est essentielle. Elle doit être pensée. Celle des personnes concernées : les personnes qui travaillent, les personnes qui prennent des risques ou les encourent, les personnes qui décident, les personnes qui décident pour elles-mêmes et pour les autres. À travers les enquêtes internes et les CJIP, outils de compliance, le sort de ces êtres humains, souvent masqués par la personnalité morale, est en jeu. Qui en sont les gardiens ? Les principes construits par l’État de Droit. Leurs incarnations, que sont les avocats et les juges.
Je travaille à susciter des travaux collectifs et à participer à ceux qui sont construits pour penser le droit de la compliance car c’est sa conception, autour de principes non pas seulement compatibles avec l’État de droit mais renforçant l’État de droit car par le droit de la compliance est en train de changer le système juridique lui-même : il faut le penser d’une façon humaniste, dans l’exercice pratique de ses outils.
Actu-Juridique : La compliance n’est-elle pas en train de bouleverser le métier d’avocat ?
MB : La compliance vise à prévenir la réalisation de risques systémiques dans la société comme à atteindre des résultats positifs en démocratie et pour le respect de l’environnement. La réalisation de ces buts monumentaux, pour reprendre l’expression de Marie-Anne Frison-Roche, impose une implication plus importante des organisations pour prévenir ces risques et atteindre ces objectifs. Il ne s’agit plus seulement de connaître et de respecter le droit, il faut mettre en place dans les organisations, en utilisant le droit, et notamment celui issu des contrats, des mécanismes de prévention des risques et des actions pour voir réaliser les objectifs positifs fixés. Or, là où il y a du droit, il y a des avocats et là où il existe des mécanismes qui peuvent porter atteinte aux droits des personnes, il faut des avocats pour les protéger. La compliance ne bouleverse pas le métier d’avocat puisque d’une part l’avocat exerce déjà dans le domaine du conseil et, d’autre part, elle est susceptible de déclencher l’application de droits de la défense, notamment dans les enquêtes internes. En réalité, la compliance multiplie les cas de nécessité de recourir à l’avocat pour s’assurer que les mécanismes mis en place dans les organisations respectent la loi, les droits fondamentaux et les personnes.
MAFR : Le droit de la compliance est si nouveau et, parfois, si mal compris. Son avenir est si grand et, parfois, si mal compris. Les avocats y ont comme les autres une grande place. Il faut pour cela qu’ils le comprennent dès maintenant.
Actu-Juridique : Comment cela se traduit-il en pratique ?
MB : En matière de compliance, l’avocat peut effectuer plusieurs types de mission. Par exemple, il peut aider l’entreprise à mettre en place une cartographie des risques. En matière d’enquête interne, un avocat peut être l’enquêteur et conduire des auditions ainsi que d’autres mesures d’investigations privées, avec l’aide de techniciens et d’experts, afin de réaliser un rapport pour l’entreprise. D’autres avocats peuvent intervenir dans les enquêtes internes pour assister les personnes auditionnées susceptibles d’être mises en cause. Celles-ci doivent pouvoir bénéficier de droits de la défense qu’on applique aussi dans les procédures d’enquêtes juridictionnelles, notamment le droit au silence.
MAFR : La pratique a inventé des techniques nouvelles, qui ont souvent dépassé ceux qui les avaient inventées. L’avocat doit aider le droit et les juges à ce que des limites soient posées. Les buts, si « monumentaux » soient-ils, pour lesquels tous ces outils de compliance sont activés sont en eux-mêmes une limite : le but de la compliance en Europe est de protéger les êtres humains qui doivent bénéficier des nouveaux systèmes technologiques sans en être broyés. C’est le même but qui fonde les droits de la défense.
En pratique, il faut donc qu’avocats et juges fassent converger droits de la défense et outils de compliance : ici, enquêtes internes, par lesquelles l’entreprise se transforme en juge et procureur, CJIP, par laquelle le procureur juge et l’entreprise dealent. C’est difficile, mais c’est l’enjeu de l’État de droit lui-même.
Actu-Juridique : Quelles sont les implications déontologiques, ne faut-il pas inventer de nouvelles règles ?
MB : Les implications déontologiques sont nombreuses. La déontologie de l’avocat est un atout essentiel qui assure aux personnes concernées des garanties dans les enquêtes internes et, bien entendu, lors des discussions avec le ministère public dans la justice négociée. S’il intervient comment enquêteur, l’avocat doit être impartial et il est toujours tenu de respecter les principes essentiels de la profession d’avocat, comme ceux de délicatesse et de loyauté dont le non-respect peut fonder une sanction disciplinaire. Par exemple, cela implique la nécessité de ne pas accepter d’être l’avocat de l’entreprise dans une procédure contre une personne que cet avocat aurait auditionné, sous la casquette d’avocat enquêteur, dans le cadre d’une enquête interne antérieure à la procédure. Le barreau de Paris a déjà émis des recommandations déontologiques adaptées aux enquêtes internes. Il en est de même pour le CNB avec la publication de son guide sur ce sujet. Il y a encore des adaptations déontologiques à effectuer et ce colloque sera aussi l’occasion de les identifier.
Actu-Juridique : Qu’est-ce que la CJIP a changé dans le métier d’avocat ?
MB : Les avocats pénalistes pratiquent depuis longtemps les discussions avec le ministère public et la CJIP est un processus de dialogue, certains parlent de négociations, avec le parquet National Financier mais aussi d’autres Parquets depuis que la CJIP a été étendue à d’autres délits que ceux pour lesquels le PNF est compétent ; je pense par exemple aux délits en droit pénal de l’environnement ou aux délits relevant de la compétence du parquet Européen. Toutefois, il est vrai que la pratique classique de la défense pénale est une défense de confrontation, de combat, à l’audience avec le ministère public. La CJIP comme toute autre forme de dialogue entre un avocat et une autorité publique d’enquête et de poursuite doit être conduite selon des règles qu’il est important de mieux définir.
Actu-Juridique : Quels sont les nouveaux risques pour l’avocat ?
MB : Le colloque d’avril sera l’occasion de mettre en lumière les risques inhérents à la pratique de l’avocat enquêteur, par exemple le risque de partialité ou de déloyauté, ou des pratiques à risque lorsque l’avocat discute avec les autorités publiques d’enquêtes et de poursuite en vue de conclure un accord avec elles, par exemple les risques de non-respect du secret professionnel.
Actu-juridique : Cela modifie-t-il les relations entre avocats, parquet et juges du siège ?
MB : Il est certain que les relations entre avocats et magistrats doivent être fondées d’une part sur la confiance et d’autre part sur le respect mutuel des rôles de chacun. Par exemple, un avocat n’est pas le collaborateur du juge ou du procureur mais un acteur de la justice, il a pour mission de défendre les intérêts de son client. Ce rôle doit être respecté. De même que les propos qu’un magistrat tient à un avocat sous la foi du Palais ne peuvent être rendus publics par cet avocat. Dans ses nouvelles lignes directrices, le PNF rappelle très justement la nécessité de respecter la foi du Palais entre magistrats et avocats. Il nous appartient donc de préciser nos règles de comportements respectifs, conformes à nos déontologies respectives, afin que cette confiance soit respectée. Autre exemple, le respect de l’opposabilité du secret professionnel couvrant les confidences entre l’avocat et son client, y compris en matière de conseil, doit être mieux pris en compte par les autorités de poursuite et d’enquête. Une autre question, très importante, est celle du rôle du juge dans ces procédures de justice négociée. Comme le dit François Ost très justement, le droit cela sert à compter jusqu’à trois. En matière de justice, la présence du tiers, c’est-à-dire du juge, qui est placé à équidistance des parties, est essentielle. Or, la contractualisation du procès pénal tend à mettre le juge au second plan. Ceci ne doit pas conduire jusqu’à son effacement complet. Nous devons toujours pouvoir faire appel au juge si nécessaire et il doit avoir le dernier mot. Il est aussi très important que le souci d’efficacité du ministère public, de son souhait légitime de voir la justice correctement juger les affaires dans des délais raisonnables, ne le contraigne pas à conduire une politique pénale uniquement sous un angle quantitatif. La justice ne doit pas être gouvernée par les nombres, pour reprendre l’expression d’Alain Supiot dont les travaux sur l’approche quantitative et la contractualisation des politiques publiques ont des incidences importantes en compliance.
MAFR : Le colloque d’avril 2023 du CNB fait se rencontrer les avocats, les parquetiers et les juges. Comme l’avait fait le colloque de l’École nationale de la magistrature de février 2023 consacré au droit de la compliance, ouvert aux avocats. Cela montre que la « modification » à laquelle nous devons tous travailler est celle d’une alliance, face à des technologies algorithmiques présentées comme aptes à assurer une « conformité » de tout et de tous, sans qu’il ne soit plus besoin de s’encombrer ni d’avocat ni de juge.
Référence : AJU360101