« Faire du droit pour qu’à l’avenir le monde soit moins injuste »
La commission européenne a adopté le 23 février une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Ce texte va les contraindre à recenser, prévenir, et faire cesser ou atténuer les incidences négatives de leurs activités sur les droits de l’homme (travail des enfants et exploitation des travailleurs, par exemple) et sur l’environnement (pollution, perte de biodiversité, etc.).
Pour le Professeur Marie-Anne Frison-Roche, cette nouvelle avancée du droit de la compliance concrétise celui-ci comme une aide apportée aux entreprises qui ajustent en amont leur gouvernance au-delà des frontières européenne, s’éloignant de ce qui fut ses premiers pas, c’est-à-dire des sanctions.
Actu-Juridique : Ce projet de directive vous semble-t-il en mesure de faire progresser le respect des droits humains et la lutte contre le changement climatique ?
Marie-Anne Frison-Roche : L’Union européenne veut encourager les entreprises déjà résolues à agir préventivement dans les chaines de valeur, là où sont leurs fournisseurs, en détectant et en prévenant des atteintes à l’environnement et aux droits humains tout au long de la chaine d’approvisionnement. Plusieurs législations des Etats-membres l’ont déjà fait. La loi française dite « Vigilance » de 2017 est exemplaire de cela, demandant aux « entreprises donneuses d’ordre » de détecter et de prévenir ces atteintes chez ses fournisseurs, par des techniques juridiques de compliance recopiées de la loi dite « Sapin 2 » de 2016. Mais les entreprises ainsi « responsabilisées » qui adoptent ces comportements vertueux, soit forcées par la loi dont elles dépendent, soit volontairement (RSE, entreprise à mission) se heurtent à deux types de difficultés. D’une part, les législations nationales au sein de l’Union sont très variables, par exemple la loi allemande n’engage pas la responsabilité autonome de l’entreprise en raison du comportement d’un fournisseur, la loi française si. D’autre part, elles sont en compétition avec des entreprises qui, régies par d’autres systèmes juridiques, ne sont pas soumises à ces obligations, en Europe et hors de l’Europe. Ces-dernières bénéficient pourtant de chaînes de valeur devenues plus durables sans en avoir supporté le coût. La directive a donc deux buts : aider les entreprises vertueuses, notamment les entreprises françaises, en contraignant les autres et surtout les non-européennes aux mêmes obligations ; conforter d’une façon systémique « une économie soutenable et durable ».
Actu-Juridique : Quelles sont les entreprises concernées ?
MAFR. : Parce que le but est à la fois systémique (économie durable) et moral (protection des êtres humains), le cercle des entreprises visées change par rapport à celui de la loi dite « Vigilance ». Il y a un critère de taille : les sociétés employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale. Mais s’y ajoute un critère d’activité, là où les droits humains ou l’environnement sont davantage en danger, requérant donc davantage d’actions préventives : le seuil quantitatif est alors baissé dans des secteurs comme l’agriculture ou l’habillement. Sont visées des entreprises plus petites (250 personnes, 40 millions de CA). Plus encore, le texte s’appliquera aux entreprises de pays tiers actives dans l’UE dont le seuil de chiffre d’affaires est aligné sur celui des entreprises précédemment visées si leur chiffre d’affaires est réalisé dans l’UE. L’évolution est majeure et montre que pour des sujets comme la lutte pour l’équilibre climatique et le respect des êtres humains les règles doivent se saisir concrètement des entreprises là où elles font de l’argent. Puis, comme le prévoit le texte, il faut leur imposer d’agir tout au long de leur filière d’approvisionnement. Or, comme le souligne le texte, il s’agit de « chaines de valeur mondiales » ; 80% des atteintes aux droits humains et à l’environnement sont réalisées hors Union. En contraignant des entreprises puissantes des pays-tiers, la directive va mettre fin à une distorsion de concurrence entre des entreprises vertueuses qui s’épuisent face à des compétiteurs non-européens et mettre fin à une inefficacité face à des atteintes qui sont hors de l’Europe. C’est pourquoi le texte a entrepris cette double démarche d’extraterritorialité.
Actu-Juridique : En quoi est-ce une démarche de compliance ?
MAFR : Parce que les dispositifs se situent avant tout dans l’Ex Ante et non pas dans l’Ex Post. Par exemple plutôt que d’attendre que les entreprises polluent pour les sanctionner on exige d’elles qu’elles mettent en place les mécanismes pour ne pas polluer ; plutôt que de sanctionner les accidents de chantier, on accroît la perspective qu’ils n’aient pas lieu, non seulement en Europe mais encore tout au long de la chaine de valeur. L’on s’appuie sur l’aptitude concrète des entreprises à le faire. Ce faisant, parce que le droit de la compliance prolonge le droit économique de la régulation, la directive contribue à renforcer une économie durable. Cet enjeu systémique est majeur pour le développement de l’Union européenne et repose sur l’aptitude des entreprises à surveiller elles-mêmes leur chaine d’approvisionnement. D’ailleurs si seules les entreprises d’une certaine tailles seront contraintes, le texte prévoit que si de plus petites veulent s’engager, car vouloir le bien d’autrui n’est pas l’apanage des seules grandes, les autorités publiques devront les y aider. C’est ainsi que, comme pour la lutte contre la corruption, les autorités publiques doivent être dans une démarche d’appui pour qu’à l’avenir l’atteinte n’ait pas lieu. L’aspect ex post demeure car il n’y a de mécanisme ex ante crédible qu’associé à un ex post effectif. Comme il s’agit avant tout d’un texte visant la gouvernance des groupes, c’est en terme d’information, d’engagement, de rémunération des dirigeants, que des dispositions sont prévues, mais une responsabilité civile y sera associée.
Actu-Juridique : Le texte fixe des obligations comme intégrer le devoir de vigilance dans les politiques des entreprises, recenser les incidences négatives réelles ou potentielles sur les droits de l’homme et l’environnement et communiquer publiquement sur le devoir de vigilance. Ne faut-il pas craindre que tout ceci ne soit au fond que de la communication ?
MAFR : Non, parce que sans même parler du risque réputationnel et des choix des investisseurs qui peuvent en découler, notamment les fonds d’investissements dits « responsables », la directive obligera tout Etat-membre à lier ce devoir de vigilance à une responsabilité civile. La responsabilité est sans doute la branche du droit la plus malléable et donc la plus apte à protéger, y compris pour contraindre à l’action, y compris les entreprises non-européennes. C’est le droit commun qui continuera à s’appliquer. Il faut faire confiance au droit commun. C’est bien sur la base de celui-ci que des juridictions diverses commencent à contraindre des entreprises à faire ce qu’elles ont dit qu’elles feraient, ce qui est sans doute plus important que de les condamner à verser de l’argent pour des dommages commis dans le passé. En matière climatique, le Conseil d’Etat dans la décision Grande Synthe du 1 er juillet 2021 a condamné l’Etat pour n’avoir pas pris les dispositions réglementaires auxquelles il s’était engagé dans l’action pour la réduction des gaz à effet de serre. La même logique a fondé la condamnation de Shell par le tribunal de La Haye le 26 mai 2021, reprochant au président l’incohérence entre certaines affirmations et la stratégie affirmée du groupe. Le projet de directive lie directement les obligations des dirigeants des entreprises, le souci d’autrui et les chaines de valeur, en leur demandant de tenir les multiples engagements que ceux-ci émettent. Le lien est ainsi noué entre droit de la compliance et gouvernement des entreprises, dans ce qui est en train d’être un renouvellement du droit des sociétés. La loi Pacte va y trouver une nouvelle effectivité.
Actu-Juridique : N’y a-t-il pas un risque que les entreprises se cabrent contre cette couche supplémentaire de réglementation et d’obligations et en fassent une application purement formelle de nature à seulement préserver leur responsabilité ?
MAFR : Cela serait confondre « conformité » et « compliance ». L’obligation de conformité consisterait pour l’entreprise à montrer qu’à tout moment et en tout lieu tout personne dont elle devrait répondre respecterait toute la règlementation qui lui est applicable, faute de quoi elle devrait être sanctionnée. Pour ma part non seulement cela me paraît impossible à faire, l’entreprise étant donc toujours menacée de mille sanctions, mais encore je ne comprends pas l’utilité d’un tel dispositif, qui s’applique aveuglement à toute « réglementation ». Cela engendre une « conformité » mécanique, les entreprises protestant à juste titre contre toujours plus de réglementations, dont elles ont renoncé à comprendre le sens… Je pense que, sauf à désespérer du droit, la compliance c’est l’inverse. Cela consiste non pas à assommer les personnes de réglementations, mais à dire aux entreprises, comme le fait ce projet de directive : nous avons la grande ambition politique de protéger les droits humains et la planète, ce qui va conforter en outre une économie européenne durable et attractive. Ces objectifs politiques, que certaines entreprises partagent déjà, ne peuvent être atteints que par l’action des entreprises. Par égalité concurrentielle, il faut que cette charge soit partagée par toutes les entreprises. Ainsi la normativité juridique du droit de la compliance est dans le but substantiel politiquement posé : ici la défense des êtres humains et de la planète. Pour les atteindre, dans une obligation de moyens, une série d’instruments juridiques Ex Ante ont été forgés, dont la loi Sapin 2 nous a fait découvrir que l’information est au centre. L’objet de cette nouvelle branche du droit, qui n’est pas le respect de la réglementation, est de faire en sorte, par les efforts de chacun et notamment des entreprises car elles sont les mieux placées pour cela, qu’à l’avenir une catastrophe systémique n’arrive pas (ici risque climatique). L’on peut certes toujours faire plus et mieux, mais j’y vois un progrès. Chaque nouveau texte nous éloigne de la « conformité » et donne corps au droit de la compliance. Comment ne pourrais-je pas m’en réjouir, moi qui ait choisi de faire du droit pour qu’à l’avenir le monde soit moins injuste que celui que je pouvais observer ?
Référence : AJU282705