Coronavirus : la paperasserie peut-elle être prophylactique ?

Publié le 19/03/2020

La formalité administrative est-elle un outil de prévention sanitaire ? C’est une question qui se pose à la lecture du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 « portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 ». L’analyse d’Arnaud Gossement, avocat et enseignant à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

En situation d’incertitude scientifique, il est banal de souligner que le droit positif est produit dans des conditions bien différentes.  En premier lieu, les conditions d’élaboration de la norme sont considérablement modifiées.

A titre d’exemple, il sera bien plus délicat sinon impossible d’assurer les procédures de consultation, d’information et de participation du public. Or, le respect de ces procédures est une condition de la légalité de bien des autorisations administratives, notamment dans le champ du droit de l’environnement. Autre exemple : le rapport entre l’auteur de la norme et l’Expert change aussi. En situation d’incertitude, le décideur public est confronté au dilemme suivant : assurer aux administrés que les nouvelles normes correspondent bien aux analyses des experts, tout en admettant que lesdits experts ne sont que rarement unanimes.

Coronavirus : la paperasserie peut-elle être prophylactique ?
Photo : ©Mike Fouque/Adobe

Le temps du droit bouleversé

La situation est par ailleurs encore plus complexe lorsque le politique écoute ou consulte des experts d’horizons divers. Alors que le médecin insistera sur l’urgence d’un confinement immédiat total de la population, certains pyschologues ou économistes pourront souligner que ces conséquences (dépressions, chômage …) emportent elles aussi des conséquences pour le bien être sinon la santé de cette même population. Autre enjeu, la question du temps du droit ne se pose plus non dans les mêmes termes. Le point de départ et le calcul des délais de recours et de procédure ou bien encore la question de l’exécution des contrats dans le temps doit être repensée en période de crise, ce que le Gouvernement s’apprête à faire par voie d’ordonnances.

Enfin, on relèvera qu’en temps de crise la hiérarchie des normes et l’identification des sources du droit deviennent plus confuses. De simples communiqués de presse, des déclarations ministérielles à la télévision ou des textes publiés sur les sites des ministères deviennent manifestement des sources du droit. Qui peuvent apparaître comme étant à certains points de vue plus importantes que des textes de valeur supérieur comme la Constitution.

Un besoin de droit accru et différent en période de crise

Non seulement, le droit n’est plus produit dans les mêmes conditions mais le décideur public est aussi confronté à un besoin de droit. Accru et différent. De telle sorte que le volume de textes publié quotidiennement au journal officiel peut aussi augmenter. Chaque jour, depuis le début de la crise sanitaire que nous traversons actuellement, l’Etat produit des normes pour prévenir les cas de contamination, organiser les soins des personnes en détresse ou bien encore répondre aux inquiétudes des acteurs économiques.

La quantité de textes ainsi produits devrait encore augmenter dans les jours à venir. Le Gouvernement a en effet présenté en conseil des ministres, ce 18 mars 2020, un projet de loi d’urgence qui créé un régime d’état d’urgence sanitaire et habilité le Gouvernement a adopter des ordonnances dans de très nombreux secteurs pour traiter des conséquences du confinement de la population. Certes, les autres sources du droit pourraient ralentir leur production mais toujours est-il que le besoin de droit positif est très fort en période de crise.

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Photo : Sophie Cottin-Bouzat/Adobe

Etat d’urgence sanitaire

Ce qui n’est pas une surprise. Pour répondre à ces changements du droit en période exceptionnel, l’Etat peut être tenté de créer un droit exceptionnel. D’où le projet d’établir un nouveau régime d’état d’urgence : l’état d’urgence sanitaire. Là aussi, il ne s’agit pas d’une surprise, l’histoire offrant de nombreux exemples où des circonstances exceptionnelles ont amené des politiques exceptionnelles, l’enjeu étant de préserver un équilibre entre le besoin de sécurité et l’impératif de liberté.

La stratégie que suit l’Etat pour lutter contre la propagation du virus covid-19 offre un élément plus nouveau. Depuis le début de l’épidémie, le président de la République, le Premier ministre et les membres du Gouvernement ont répété qu’ils entendaient faire appel au sens de la responsabilité de chacun. Certes des contrôles sont mis en place et les médias se font l’écho des amendes infligées à certaines personnes qui sortent de chez elles sans motif régulier ou sans attestation.

« Empêcher la sortie coup de tête »

Reste que le cœur du dispositif non pas de traitement des conséquences mais de prévention de la propagation du virus covd 19 tient dans l’obligation pour chacun de se délivrer à lui-même une « auto attestation » Il s’agit bien d’une obligation d’effectuer des formalités administratives. Formalités imposées par le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 dont le but est d’empêcher la sortie « coup de tête » et d’imposer, non seulement la rédaction d’un document mais, au préalable, un temps de réflexion qui devrait avoir pour effet la renonciation à la sortie initialement souhaitée.

A son article 1er ce décret impose tout d’abord une interdiction de principe : est interdit jusqu’au 31 mars 2020 le déplacement de toute personne hors de son domicile. C’est à titre d’exception que certains déplacements sont autorisés. Pour savoir si le déplacement que vous envisagez est légal ou non, il vous appartient tout d’abord de vérifier que celui-ci respecte « les mesures générales de prévention de la propagation du virus ». Ces mesures consistent notamment à consulter les sites des ministères concernés lesquels rappellent qu’il faut éviter de se réunir, de s’approcher à moins d’un mètre de toute autre personne, de se serrer la main, d’éternuer ou de tousser sans coller sa bouche dans l’intérieur de son coude, de se laver les mains aussi souvent que possible.

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Two exhausted surgeons with hands on their heads as a sign of congestion

Liste des déplacements autorisés

Deuxième condition avant de sortir : s’assurer que l’on évitera tout regroupement de personnes et que l’on restera seul. Troisième condition : consulter la liste de déplacement autorisés que comporte ce décret du 16 mars 2020 :

1° Trajets entre le domicile et le ou les lieux d’exercice de l’activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d’être différés ;

2° Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par arrêté du ministre chargé de la santé pris sur le fondement des dispositions de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique ;

3° Déplacements pour motif de santé ;

4° Déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance des personnes vulnérables ou pour la garde d’enfants ;

5° Déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie.

Non seulement il faut consulter cette liste mais il faut de plus tenter de préciser le sens et la portée de plusieurs termes très imprécis. Ainsi, il est délicat de savoir d’emblée à quoi correspond un  « déplacement bref » « à proximité du domicile ». Faute d’indication de seuils et les notions de durée et de distance variant d’un individu à l’autre en fonction de multiples paramètres : il n’est pas aisé de savoir si sortir faire un jogging d’une heure dans son arrondissement remplit les critères de brièveté et de proximité.

L’effort de réflexion ne se limite pas à cette analyse des termes de la liste des déplacements autorisés. Il faut encore remplir une quatrième condition : « Les personnes souhaitant bénéficier de l’une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d’un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions. ». Il faut donc rédiger un texte par lequel l’auteur déclare par avance que le déplacement qu’il va effectuer correspond à l’une des exceptions dont le décret du 16 mars 2020 l’autorise à se prévaloir. L’affaire se corse lorsque l’on consulte le site du ministère de l’intérieur qui semble être devenu à son tour une source du droit : deux modèles d’attestation sont en ligne : l’un pour justifier d’un déplacement ponctuel, l’autre pour justifier, de manière permanente, qu’un déplacement vers le lieu de travail est requis.

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Photo : ©Gérard Bottino/AdobeStock

La sanction est-elle dissuasive ou contreproductive ?

Des discussions nourries se sont engagées sur les réseaux sociaux pour savoir si le maniement de ces attestations en ligne est obligatoire et sans quelle mesure le ministre peut imposer la composition d’un document (le justificatif permanent) qui ne semble pas imposé par le décret du 16 mars 2020 lui-même. A cette étude des termes de l’obligation de ne pas sortir et des conditions pour faire exception à l’interdiction s’ajoute une autre : celle des sanctions. Il faut alors lire le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 « portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population ». Certes, la crainte de la sanction peut avoir un effet préventif. Mais, à une heure où les forces de l’ordre sont déjà considérablement mobilisées et où les audiences judiciaires sont reportées, la politique de prévention ne peut reposer entièrement sur le prononcé d’amendes. Par ailleurs, la crainte de sanctions peut aussi avoir des effets non souhaités : les milliers de citadins fuyant les agglomérations et la crainte d’un confinement « dur » c’est-à-dire sanctionné ont pu aussi contribuer à la propagation du virus sur tout le territoire. A rebours de l’objectif recherché par l’Etat.

La formalité administrative comme prévention sanitaire

L’obligation d’avoir à penser puis à remplir une attestation délivrée à soi-même constitue donc un moyen sans doute original par lequel l’Etat signifie au citoyen qu’il lui appartient en premier d’assurer sa propre sécurité. La formalité administrative, par sa préparation et sa réalisation est un moyen de prévention sanitaire qu’il serait imprudent de considérer comme peu sérieux. Par le passé, la formalité administrative a déjà pu être utilisée par l’Etat, dans une stratégie de complexification du droit par exemple pour encadrer sinon réduire le développement d’une activité économique. Mais, à notre connaissance, c’est la première fois qu’une obligation de formalité administrative est ainsi mobilisée pour prévenir l’aggravation d’une épidémie. L’obligation de rédiger une attestation à soi-même peut elle avoir un autre but que de s’obliger à réfléchir au caractère nécessaire d’un déplacement ? Sans doute pas car les agents de police et de gendarmerie n’ont pas besoin d’une telle attestation pour vérifier si un déplacement est ou non autorisé. La réunion de plusieurs personnes à un même endroit peut être constatée et verbalisée sans besoin du contrôle d’une auto attestation. Certes l’oubli de cette attestation est déjà en soi une infraction mais il est probable que l’intention première des auteurs du décret du 16 mars 2020 n’était pas de sanctionner un oubli de document mais plutôt d’encourager à ne pas sortir.

L’effort d’écriture est ainsi mobilisé par le droit pour lutter contre la propagation d’un virus. Il est trop tôt pour savoir si cette méthode est pertinente et le temps de l’évaluation n’est pas encore venu. Reste que ce triste épisode du coronavirus modifiera peut-être notre manière de penser l’efficacité d’une politique publique et notre rapport à la sanction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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