« La prise en charge n’est pas là pour faire du bien aux agresseurs sexuels, mais pour les aider à reprendre une place dans la société »

Publié le 13/05/2024

Structures régionales dédiées aux personnes qui interviennent auprès des auteurs de violences sexuelles, les CRIAVS restent méconnus du grand public. Pourtant leur champ d’action est vaste, allant de la création de supports de prévention à la formation. Entretien croisé avec Walter Albardier, médecin psychiatre, responsable du CRIAVS Île-de-France et Amélie Fernandez, juriste au CRIAVS Île-de-France.

Ce ne sont pas des structures de prise en charge des auteurs de violences sexuelles, mais bien des structures de soutien et de formation destinées à celles et ceux qui les prennent en charge. Les CRIAVS, Centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles, ont été créés suite à une circulaire de 2006 avec pour but d’améliorer la prise en charge et l’articulation entre les différents champs professionnels. En région parisienne, on en compte trois, dont celui basé à Saint-Maurice dans le Val-de-Marne (94), dirigé par le médecin psychiatre, Walter Albardier. Lui et la juriste et doctorante à la faculté de droit de Montpellier, Amélie Fernandez, ont répondu aux questions d’Actu-Juridique pour mieux comprendre le rôle capital de ces organismes, notamment auprès de la justice. Rencontre.

Actu-Juridique : En quoi consistent les missions du CRIAVS et avec quel type de structures travaillez-vous ?

Walter Albardier : On travaille beaucoup auprès des acteurs du sanitaire, de la justice, c’est-à-dire les magistrats, mais aussi le Service pénitentiaire d’insertion et de probation, la Protection judiciaire de la jeunesse, avec la protection de l’enfance d’une façon générale. On intervient auprès du secteur médico-social, des foyers de vie, des foyers pour enfants, mais aussi pour adultes handicapés, ainsi que dans des foyers d’insertion. Il y a aussi des champs auxquels on ne s’attendait pas, comme les associations cultuelles, culturelles, des associations sportives, parfois des mairies, parfois des écoles. Les préoccupations sociales concernant les agresseurs sexuels se sont accentuées et aujourd’hui, parmi les gens qui nous interpellent, il n’y a pas que la santé et la justice. Nous avons différentes missions, comme celle de la formation des professionnels, la documentation, le soutien à la recherche, ainsi qu’une activité de recours clinique : des gens viennent nous présenter des situations qui leur posent souci et on essaie de réfléchir avec eux. Enfin, la dernière de nos missions, c’est la prévention. Avec l’ensemble des CRIAVS, la fédération des CRIAVS a créé un numéro d’appel, le 0806 23 10 63, qui est destiné aux personnes qui sont sexuellement attirées par les enfants. Le CRIAVS Île-de-France a également développé deux sites Violences sexuelles.info à destination du grand public et des professionnels, et Consentement.info, pour les 15-25 ans. Le public est disparate et on a beaucoup de sollicitations de champs très variés.

Amélie Fernandez : Pour ma part, j’interviens dans le cadre des formations avec un point de vue juridique, pour informer sur le cadre légal. Il s’agit bien souvent de faire un bref rappel concernant les délais et les procédures. Avec Sébastien Brochot, préventeur et formateur du CRIAVS Île-de-France, nous créons et mettons à jour des livrets juridiques, par exemple sur l’injonction de soins, l’obligation de soins, les comportements sexuels problématiques des enfants, les signalements des mineurs en danger. Je suis enfin parfois en contact avec des avocats, des structures associatives pour expliquer et apporter un éclairage ou complément juridique.

AJ : Pourquoi est-il nécessaire de renforcer le lien entre les acteurs de santé et ceux de la justice ?

WA : Renforcer les liens, c’est aussi apprendre à se connaître et à connaître des logiques différentes. À la fin des années 2000, il y a eu cette grande idée qu’on marche tous dans le même objectif : in fine qu’il n’y ait pas de récidive et qu’il y ait le moins de violences sexuelles possibles. Mais on a des logiques et des cadres légaux qui ne sont pas les mêmes. Il y a la question du secret professionnel, des questions de priorité et d’espace de champ de compétences qui sont différents, qui doivent être respectés. Faire cohabiter différents types de fonctionnements de façon cohérente et adaptée, ce n’est pas si simple et ça ne se fait pas naturellement, surtout sur des structures qui ne se connaissaient pas et qui sont obligées de cohabiter en particulier dans des espaces tels que celui de l’injonction de soins avec le médecin et/ou le psychologue traitant, les juges d’application des peines. L’injonction de soins, c’est un dispositif que tout le monde mettait en place et on se rendait compte qu’il y avait des incompréhensions de fonctionnement. Il faut continuer à travailler cela…

AF : Ce qui revient le plus souvent, c’est la méconnaissance du cadre des uns et des autres. Dans l’obligation de soins ou l’injonction de soins, qui sont les deux mesures dans lesquelles les deux acteurs se rencontrent, il peut arriver que les équipes interpellent le médecin coordonnateur pour lui demander s’il a bien reçu le patient et ce qu’il s’est dit. Or le médecin est libre de ses prescriptions et de la façon dont il mène les soins. Par ailleurs, il est tenu par le secret professionnel. Le fait de savoir qu’un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation fasse cette demande, ça nuit à la pratique du médecin. Le seul document qu’il est autorisé à transmettre, c’est le certificat qui atteste que la personne obligée aux soins est bien venue et a bien suivi la mesure. Dans le cadre de la FFCRIAVS, on a fait un groupe sur les médecins coordonnateurs et le secret professionnel pour essayer de voir ce que la loi ne précise pas, quelle information est couverte par le secret et comment améliorer et éclairer les potentielles questions des professionnels à ce sujet. Ça permet d’apporter un regard de droit de la santé et pas qu’un regard pénaliste. La déontologie des professions de santé est hyper importante pour garantir un espace de confiance et ça améliore la prise en charge des patients. Ça permet à chacun de travailler dans son cadre de compétence, de rappeler le cadre qui n’est pas toujours très clair dans la loi, ni très audible sur le terrain, car chaque profession est confrontée à ses propres difficultés.

AJ : Comment s’articulent la dimension sanitaire et la dimension judiciaire ?

WA : La justice, ce n’est pas que la punition, c’est aussi toute la dimension de réinsertion et de réhabilitation sociale. Notre logique d’animation de réseau, mais aussi de formation, c’est que chacun différencie et comprenne le fonctionnement de l’autre et différencie et casse ses représentations parfois un peu caricaturales. Que ce soit chez les professionnels du soin ou chez les professionnels de l’accompagnement éducatif, il y a des représentations concernant les agresseurs sexuels, des représentations qu’il faut retravailler et des données qu’il faut transmettre pour leur permettre d’avancer un peu mieux. Un autre élément à retenir, c’est que les agressions sexuelles ont beaucoup évolué. On ne parle pas de la même chose qu’il y a 30 ans et il y a une mise à jour des connaissances à faire, par exemple avec l’évolution d’internet. Il faut suivre l’avancée des connaissances, des idées parfois aussi, des caractéristiques psycho-criminologiques, socio-criminologiques, etc.

AF : Pour rebondir sur la question des représentations, on n’a peu l’idée qu’un mineur peut être auteur de violences sexuelles, mais ça évolue. C’est surtout quelque chose qui devient plus visible et aussi peut être un phénomène qui émerge avec les outils numériques, l’accès à la pornographie, les réseaux sociaux. Le cadre de la prise en charge a aussi évolué avec la réforme pénale des mineurs et l’entrée en vigueur du Code de justice pénale des mineurs. Il y a beaucoup plus de mesures éducatives qui sont mises en place, qu’on privilégie plutôt que la peine, toujours dans un souci d’insertion et de prise en compte de l’évolution du mineur.

AJ : Quelles peuvent être les difficultés très concrètes sur lesquelles vous intervenez ?

WA : On nous appelle avec des questions techniques : tous les médecins par exemple ne savent pas comment prescrire la castration chimique ou sur quoi travailler avec ce type de patient. L’idée des CRIAVS, c’est de travailler à partir de la clinique des professionnels, de réfléchir avec les personnes à partir de leurs propres mots et de leurs propres outils et de les aider à trouver une proposition soignante quand ils sont dans des impasses, quand il y a des choses qu’ils ne voient pas. C’est la même chose pour les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation où on intervient beaucoup sur l’analyse de pratiques. On propose un regard extérieur, des pistes de travail sur des outils à utiliser, sur des supports comme un questionnaire, par exemple sur comment travailler quand la personne est dans le déni. Pour du personnel dans un foyer, on peut intervenir pour aider à trouver quel cadre poser autour d’une personne qui est vulnérable à se rendre agresseur sexuel. C’est parfois pratique d’avoir un peu un espace de recul dans son travail. Et puis parfois on peut avoir des avocats qui ont besoin d’aides très techniques, légalistes, pour défendre leur client.

AF : On revient souvent sur la distinction entre les différents soins pénalement ordonnés : l’obligation de soins et l’injonction de soins ne comportent pas les mêmes enjeux. L’obligation de soins, créée en 1958, visait à répondre à des problèmes d’alcool ou d’addiction, depuis elle s’est généralisée. L’injonction de soins, c’était davantage sur les violences sexuelles, et si maintenant elle s’est aussi généralisée, c’est tout de même cantonné à des infractions listées par la loi. L’obligation de soins et l’injonction de soins répondent à des règles procédurales différentes. Par exemple, la première ne nécessite pas d’expertise médicale préalable à sa mise en place, ce qui n’est pas le cas pour l’injonction de soins. L’injonction mobilise plus d’acteurs et un lien plus établi et plus encadré entre la justice et la santé. L’obligation de soins ne prévoit pas d’organisation entre les deux secteurs. Ces mesures ainsi que leur mise en place sont encore trop peu précisées par la loi.

AJ : Comment l’action des CRIAVS est-elle perçue, sachant qu’elle peut être vue comme peu populaire dans une société qui n’est déjà pas toujours à la hauteur vis-à-vis des victimes ?

WA : À la création des CRIAVS, les relations avec certaines associations de victimes étaient parfois compliquées. Heureusement, on a beaucoup avancé parce qu’aujourd’hui, on reçoit beaucoup de soutien de la part des associations de victimes, notamment par rapport au numéro d’appel pour les personnes sexuellement attirées par les enfants. On a dépassé le cap des gentils et des méchants. La question de la prise en charge de ce phénomène des violences sexuelles, c’est bien sûr d’abord, s’occuper des victimes, des auteurs – dont certains avaient déjà été victimes auparavant –, mais aussi de s’occuper de la société, du phénomène sociologique, culturelle, des représentations, mais aussi de l’environnement, quand vous avez des victimes collatérales. Bien sûr que l’idée qu’on prenne soin de quelqu’un qui est un monstre social, ça peut énerver certaines personnes. Ça fait 25 ans que je travaille dans ce champ-là, j’en ai entendu des insultes. Mais dès qu’on parle, les gens comprennent un peu mieux ce qu’on fait. La prise en charge n’est pas là pour faire du bien aux agresseurs sexuels, mais pour les aider à reprendre une place dans la société. Parce que in fine, ils reviennent dans la société. Donc la question c’est comment ils reviennent et comment on les aide à reprendre une place et qu’il n’y ait pas de récidive.

AJ : Quelles sont les spécificités d’un territoire comme l’Île-de-France ?

WA : Il y a d’abord une spécificité des agressions sexuelles. Les agressions sexuelles en France, elles sont familiales, le schéma classique, c’est l’inceste en famille. Les viols à Paris sont commis sur des femmes adultes qui ne connaissaient pas leur agresseur trois heures avant l’agression. Deuxième chose, il y a la spécificité de notre public. À Paris et dans les départements limitrophes, on a beaucoup de gens qui ne sont pas là par choix, qui commencent à travailler dans une institution puis qui demandent à être mutés ailleurs. Ça complique les choses en termes d’animation de réseau, on connaît moins les partenaires à cause de ce turnover. Dernière chose, il y a énormément de propositions de formations dans le champ sanitaire à Paris. Ça provoque une forme de consumérisme de l’information de la part des professionnels. Enfin, on le sent déjà en psychiatrie, et les Jeux olympiques vont sûrement le confirmer, il y a une logique sécuritaire encore un peu plus marquée à Paris qui engendre d’ailleurs plus facilement des hospitalisations à la demande du représentant de l’État, mais certainement aussi durci les réponses pénales pour certains faits.

AJ : Quelles sont les pistes de développement du CRIAVS Île-de-France ?

WA : Un de nos projets, c’est de développer des préconisations plus précises de certains textes, de mener des recherches qui amènent à des préconisations qui fassent référence. On a besoin d’évaluation. Ça fait 20 ans que je travaille dans ce champ-là et on a passé au moins 15 ans à répondre en urgence aux impératifs politiques. On rajoute une loi sans avoir évalué l’autre. Ce qui serait intéressant, c’est de pouvoir un jour vraiment mesurer l’injonction de soins, mesurer les dispositifs, plutôt qu’en rajouter à chaque fois de façon un petit peu folle. Mais pour cela, il faudrait que tout le monde se calme et qu’on puisse se poser tranquillement. Tous les 5 ans, il y a des élections présidentielles et un regain de discours sécuritaires qui n’aident pas à la sérénité…

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