Le principe de non-discrimination ne s’applique pas à la limitation territoriale prévue par le contrat d’assurance d’un fabricant de dispositifs médicaux

Publié le 25/09/2020

Dans un arrêt rendu en grande chambre le 11 juin 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a eu à se prononcer sur l’applicabilité du principe de non-discrimination à la clause d’un contrat d’assurance limitant la garantie aux dommages survenus dans un État membre, dans le contexte de l’affaire des prothèses PIP. Pour exclure l’application de ce principe, la Cour constate que le droit européen ne régit pas l’assurance de responsabilité civile des fabricants de dispositifs médicaux et que la situation à l’origine de la discrimination invoquée n’entre pas dans le champ d’une liberté fondamentale prévue par le droit de l’Union.

CJUE, 11 juin 2020, no C-581/18

L’affaire des prothèses PIP n’en finit pas d’alimenter la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne tant ses ramifications dans les différentes branches du droit sont importantes. Après la responsabilité de l’organisme ayant certifié les produits1, c’est la garantie assurantielle du fabricant qui fait l’objet d’un arrêt, rendu en grande chambre2, et offre à la Cour l’occasion de se prononcer sur l’applicabilité du principe de non-discrimination posé par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) à la limitation territoriale contenue dans un contrat d’assurance entre un fabricant de dispositifs médicaux et son assureur.

Pour bien comprendre cet arrêt, on ne peut faire l’économie d’un bref rappel des faits et des différents acteurs et procédures.

La société Poly Implant Prothèses (PIP) était une entreprise française qui fabriquait et commercialisait des dispositifs médicaux implantables notamment des prothèses mammaires. À la suite d’une inspection dans les locaux de la société, l’autorité de police sanitaire française s’est rendu compte que le fabricant avait mis en place un système de fraude visant à remplacer le gel médical censé remplir ses prothèses par un gel de fabrication maison à partir de composants industriels meilleur marché et augmentant de ce fait le risque de rupture de la prothèse une fois implantée. Les prothèses ont été retirées du marché, la société placée en liquidation judiciaire et condamnée pénalement de même que certains de ses dirigeants.

Le fabricant étant insolvable, les nombreuses porteuses de prothèses PIP (on en compterait au total 400 000), en France mais également dans plusieurs États, à l’intérieur et hors de l’Union européenne, où les prothèses avaient été commercialisées par l’intermédiaire de distributeurs et implantées, ont dû se tourner vers d’autres responsables pour obtenir réparation du préjudice lié à l’explantation qu’elles avaient dû subir en raison de la rupture ou du risque de rupture de leurs prothèses. Certaines ont cherché la responsabilité de l’État français pour avoir tardé à retirer les produits du marché3, d’autres se sont tournées vers les professionnels et établissements de santé qui les avaient prises en charge, d’autres encore ont demandé réparation à l’organisme notifié qui avait procédé à la certification des prothèses4 (TÜV Rheinland visé dans l’arrêt qui nous intéresse) et, enfin, certaines ont tenté de faire jouer la garantie assurantielle du fabricant en exerçant une action directe à l’encontre de l’assureur, ce qu’ont aussi fait les distributeurs des prothèses. Sur ce volet, devant les juridictions françaises, l’assureur a demandé la nullité du contrat d’assurance en raison des manœuvres frauduleuses de son assurée, en vain5. Les distributeurs et des porteuses des prothèses, résidant pour certaines à l’étranger, ont demandé le versement d’indemnités provisionnelles par l’assureur, en vain également puisque les juges ont considéré que le fait dommageable consistait en la rupture des prothèses qui n’avait pas eu lieu en France et le contrat d’assurance n’était d’application qu’en France6.

La requérante à l’origine de l’affaire ayant donné lieu au renvoi préjudiciel s’est heurtée à la même difficulté devant les juridictions allemandes. En effet, le contrat d’assurance en vertu duquel elle tentait d’obtenir réparation contenait une clause limitant la garantie aux dommages survenus en France (métropole et outre-mer). La juridiction d’appel allemande a saisi la Cour de justice de l’Union européenne car elle s’interrogeait sur la compatibilité de cette limitation territoriale avec l’article 18 du TFUE, qui interdit toute discrimination exercée en raison de la nationalité dans le domaine d’application des traités et sans préjudice des dispositions particulières qu’ils prévoient.

Pour décider que l’article 18 du TFUE ne s’applique pas à une telle clause limitant la portée géographique d’une couverture d’assurance, la Cour constate que le droit européen ne régit pas l’assurance de responsabilité civile des fabricants de dispositifs médicaux (I) et que la situation à l’origine de la discrimination invoquée n’entre pas dans le champ d’une liberté fondamentale prévue par le droit de l’Union (II).

I – L’assurance de responsabilité civile des fabricants de dispositifs médicaux n’est pas régie par le droit de l’Union

Les dispositifs médicaux ont fait l’objet d’une harmonisation dans les années 1990 au moyen de directives basées sur la « nouvelle approche ». La directive n° 93/42/CEE, relative aux dispositifs médicaux7, qui s’applique au litige soumis à la juridiction allemande, définit des exigences essentielles auxquelles doivent répondre les produits pour pouvoir être mis sur le marché intérieur européen et confie l’évaluation de la conformité des produits à des organismes notifiés par les États membres auxquels peuvent faire appel les fabricants dans le cadre d’une relation contractuelle.

Ainsi que le rappelle la Cour, ce texte ne prévoit pas d’obligation d’assurance à l’égard du fabricant d’un dispositif médical pour sa responsabilité civile, ni d’ailleurs à l’encontre d’autres opérateurs tels que le distributeur, alors qu’il le fait pour l’organisme notifié. Notons que les textes applicables aux médicaments, bien qu’ils prévoient une harmonisation plus détaillée des conditions de mise sur le marché de ces produits, n’abordent pas davantage l’assurance du fabricant. En revanche, le droit français prévoit que les producteurs, exploitants et fournisseurs de produits de santé sont tenus de souscrire une assurance de responsabilité civile8. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le contrat entre PIP et Allianz a été imposé par le Bureau central de tarification, qui intervient lorsqu’une personne assujettie à une obligation d’assurance s’est vu refuser la garantie par une entreprise d’assurance.

La solution aurait-elle pu être différente sous le régime du règlement (UE) n° 2017/7459, qui a d’ailleurs été adopté à la suite de l’affaire des prothèses PIP et qui procède à une refonte du cadre juridique des dispositifs médicaux ? Ce règlement prévoit en effet, en son article 10, paragraphe 16, que les fabricants sont tenus d’avoir « pris des mesures pour disposer d’une couverture financière suffisante au regard de leur éventuelle responsabilité en application de la directive n° 85/374/CEE, sans préjudice de l’adoption de mesures plus protectrices en vertu du droit national ». Selon l’avocat général, « bien que l’article 10, paragraphe 16, [puisse], à la rigueur, être interprété de manière extensive comme couvrant potentiellement aussi l’assurance de responsabilité civile, il existe d’autres moyens de s’assurer que les fabricants disposent “d’une couverture financière suffisante au regard de leur éventuelle responsabilité” qu’une obligation d’assurance » et « la référence (…) à la législation nationale indique clairement que le législateur de l’Union n’a pas eu l’intention de prévoir une solution harmonisée unique à cet égard, telle qu’une assurance de responsabilité civile obligatoire devant être souscrite par tous les fabricants de dispositifs médicaux ».

Du côté de la directive n° 85/374/CEE, relative aux produits défectueux10, il n’y a pas davantage d’obligation d’assurance du producteur ou d’encadrement de cette assurance ainsi que le relève la Cour, qui rappelle en outre que la directive n’a pas vocation à harmoniser de manière exhaustive le domaine de la responsabilité du fait des produits défectueux au-delà des points qu’elle réglemente. En 2017, la Commission européenne a lancé une consultation sur cette directive et son évolution, dont il ne ressort pas de tendance en faveur d’une obligation d’assurance du producteur. Peut-être que si un texte sectoriel, applicable à la responsabilité du fait des produits de santé, comme l’appellent de leurs vœux une partie de la doctrine et le gouvernement français, était un jour adopté, l’assurance de responsabilité civile du producteur pourrait en faire partie.

Enfin, la Cour exclut la directive n° 2006/123/CE, relative aux services11, dans la mesure où elle ne s’applique pas aux services financiers tels que ceux ayant trait à l’assurance.

II – La situation à l’origine de la discrimination invoquée n’entre pas dans le champ d’une liberté fondamentale prévue par le droit de l’Union

À défaut de dispositions particulières dès lors que l’assurance du fabricant de dispositifs médicaux n’a pas fait l’objet d’une harmonisation au niveau européen, pour que le principe de non-discrimination prévu par l’article 18 du TFUE puisse être invoqué, il faut que l’on se trouve dans le domaine d’application des traités.

Dans la deuxième moitié de l’arrêt, la Cour va donc passer en revue les libertés de circulation des citoyens, de prestation des services et de circulation des marchandises afin de déterminer si la situation en cause, à savoir celle où une personne résidant en Allemagne demande le versement d’une indemnité d’assurance en raison des dommages causés par la pose, dans cet État, d’implants mammaires fabriqués en France et commercialisés en Allemagne par une entreprise néerlandaise, entre dans leur champ d’application.

Pour cela, il faut, rappelle la Cour, qu’il existe un lien de rattachement concret entre la personne, le service ou la marchandise ayant circulé et la discrimination alléguée.

S’agissant de la libre circulation des citoyens, ce lien de rattachement est inexistant puisque la requérante est de nationalité allemande et a été opérée en Allemagne, où elle réside.

S’agissant de la libre prestation des services, la Cour l’aborde sous l’angle tant des soins médicaux que des services d’assurance, pour exclure, là aussi, un lien de rattachement. D’une part, la requérante n’a pas bénéficié de soins médicaux dans un autre État membre que son État de résidence, d’autre part, le contrat d’assurance a été conclu entre deux entreprises établies en France.

Enfin, pour ce qui concerne la libre circulation des marchandises, la Cour constate que le litige est relatif non pas à la circulation transfrontalière des marchandises en elles-mêmes, mais aux dommages causés par des marchandises qui ont fait l’objet d’une telle circulation. Elle rappelle que l’assurance de responsabilité civile qui limite la garantie aux dommages survenus en France n’affecte pas la commercialisation des produits dans un autre État membre ni leur circulation au sein de l’Union. En effet, cette libre circulation est permise par le marquage CE apposé sur le dispositif médical à l’issue de l’évaluation de la conformité effectuée par l’organisme notifié choisi par le fabricant.

Ayant écarté tout lien de rattachement de la situation à ces trois libertés fondamentales, la Cour peut ainsi en conclure que le principe de non-discrimination prévu par l’article 18 du TFUE ne lui est pas applicable. On notera que l’approche retenue est légèrement différente de celle de l’avocat général, qui avait plutôt conclu que l’article 18 ne s’oppose pas à la limitation territoriale du contrat d’assurance en question.

Quoi qu’il en soit, la Cour n’aura pas eu à se prononcer sur les autres questions de la juridiction allemande et notamment celle de savoir si la limitation territoriale, dans le cas où elle constituerait une discrimination, pouvait être justifiée par l’argument de la limitation de l’obligation de garantie de la compagnie d’assurances ainsi que du montant de la prime. En effet, le contrat d’assurance entre Allianz et PIP prévoit un plafond de garantie de 3 000 000 € par sinistre, plafond dont le juge français a reconnu la validité12 et qui est à comparer au nombre potentiellement très élevé de victimes, résidant ou non en France.

Quelle voie d’indemnisation reste-t-il donc à ces victimes ? Les acteurs qui interviennent dans le contrôle des dispositifs médicaux apparaissent comme des débiteurs tout désignés, qu’il s’agisse de l’organisme certificateur, qui, lui, a l’obligation d’être assuré et dont la responsabilité a été admise sur le principe par les juridictions suprêmes française et allemande, ou de l’État français, qui est son propre assureur.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CJUE, 16 févr. 2017, n° C-219/15, Schmitt.
  • 2.
    CJUE, 11 juin 2020, n° C-581/18, TÜV Rheinland LGA Products et Allianz IARD.
  • 3.
    TA Montreuil, 29 janv. 2019, n° 1800068 : Lantero C., « Prothèses PIP : chronique d’un échec indemnitaire », AJDA 2019, p. 951 ; Otero C., « Prothèses PIP : reconnaissance de la responsabilité pour faute de l’État en matière de police sanitaire », Revue droit et santé n° 89, mai 2019, p. 376 ; Pauliat H., « Prothèses PIP : une carence fautive de l’État, mais limitée », JCP A 2019, p. 92 ; Vioujas V., « L’affaire PIP de retour devant le juge administratif », JCP G 2019, 174 – TA Orléans, 9 mai 2019, n° 1703560 : Otero C., « Prothèses PIP : première application positive de la responsabilité pour faute de l’État en matière de police sanitaire », Revue droit et santé n° 91, sept. 2019, p. 732.
  • 4.
    CJUE, 16 févr. 2017, n° C-219/15, Schmitt ; Cass. 1re civ., 10 oct. 2018, n° 15-26093 ; Cass. 1re civ., 10 oct. 2018, n° 16-19430 ; Cass. 1re civ., 10 oct. 2018, n° 17-14401 – Bacache M., « Prothèses PIP : responsabilité pour faute des organismes de certification », JCP G 2018, 1235. La cour fédérale de justice allemande s’est également prononcée sur cette question par une décision du 27 février 2020.
  • 5.
    T. com. Toulon, 14 juin 2012, n° 2010F00479 ; confirmé par l’arrêt CA Aix-en-Provence, 22 janv. 2015, n° 12/11337.
  • 6.
    T. com. Toulon, 14 juin 2012, n° 2010F00479 ; confirmé par l’arrêt CA Aix-en-Provence, 22 janv. 2015, n° 12/11337. La Cour de cassation a confirmé cette analyse, Cass. 2e civ., 8 juin 2017, n° 16-14951 : Groutel H., « Rupture des coiffes des implants mammaires PIP distribués à l’étranger : domaine territorial de la garantie », Resp. civ. et assur. 2017, comm. 290). À noter que dans le volet qui concernait la responsabilité de l’organisme notifié, les juges français ont en revanche considéré que le fait dommageable se situait dans les usines de la société PIP où les implants avaient été fabriqués et les inspections réalisées, et ont ainsi retenu leur compétence ainsi que l’applicabilité du droit français, Cass. 1re civ., 10 oct. 2018, n° 15-26093.
  • 7.
    Cons. CE, dir. n° 93/42/CEE, 14 juin 1993, relative aux dispositifs médicaux : JOCE L 169, 12 juill. 1993.
  • 8.
    CSP, art. L. 1142-2.
  • 9.
    PE et Cons. UE, règl. n° 2017/745, 5 avr. 2017, relatif aux dispositifs médicaux, modifiant la dir. n° 2001/83/CE du 6 nov. 2001, le règl. (CE) n° 178/2002 du 28 janv. 2002 et le règl. (CE) n° 1223/2009 du 30 nov. 2009, et abrogeant la dir. n° 90/385/CEE du 20 juin 1990 et la dir. n° 93/42/CEE du 14 juin 1993 : JOUE L 117, 5 mai 2017. L’entrée en application du règlement, prévue pour le 26 mai 2020, a été repoussée de 1 an en raison de l’épidémie de Covid-19.
  • 10.
    Cons. CE, dir. n° 85/374/CEE, 25 juill. 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux : JOCE L 210, 7 août 1985.
  • 11.
    PE et Cons. UE, dir. n° 2006/123/CE, 12 déc. 2006, relative aux services dans le marché intérieur : JOUE L 376, 27 déc. 2006.
  • 12.
    CA Aix-en-Provence, 22 janv. 2015, n° 12/11337.
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