Le signalement des situations de violence, sujet de débat entre les médecins

Publié le 05/12/2024
Le signalement des situations de violence, sujet de débat entre les médecins
sementsova321/adobeStock

En France, des médecins ayant signalé des situations de violences intrafamiliales font régulièrement l’objet de poursuites disciplinaires. Pour avoir voulu protéger, ils se retrouvent accusés. En 2022, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) préconisait une obligation de signalement des médecins témoins de violences. L’idée divise la profession.

Au téléphone, la voix est chaleureuse, empressée. Françoise Fericelli a tant à dire que les mots se bousculent. Pédopsychiatre depuis 30 ans, elle se débat depuis presque dix ans dans les affres d’une procédure disciplinaire pour avoir signalé une situation de violence intrafamiliale. L’affaire commence en 2015. Elle suit alors une fratrie de plusieurs enfants dont le père est violent. Sans pouvoir rentrer dans les détails faute de rompre le secret médical, elle explique qu’elle assiste à des « choses dangereuses ». Elle fait un signalement au procureur de la République, qui vient s’ajouter à d’autres signalements provenant de l’école, des services de gendarmerie, des services sociaux. Suite à ces signalements, le juge des enfants est saisi. Quelque temps plus tard, une nouvelle situation de danger pour l’un des enfants se présente. La pédopsychiatre sait qu’elle marche sur des œufs. Elle prend conseil auprès du président du conseil départemental de l’Ordre des médecins. « Ce dernier m’a écrit que je devais avertir le juge des enfants, ce que j’ai fait », relate-t-elle. Peu de temps après, le père dépose une plainte contre la pédopsychiatre auprès du même conseil départemental de l’Ordre des médecins. Bien que le Conseil départemental estime que la médecin n’est responsable d’aucun manquement déontologique, et que le père ait perdu l’exercice de l’autorité parentale sur ses enfants, la plainte est transférée à la chambre disciplinaire régionale de l’Ordre des médecins et la pédopsychiatre sanctionnée d’un avertissement. Quelques années plus tard, le père porte une nouvelle plainte ordinale contre elle pour des interviews qu’elle a données à la presse suite à la dénonciation par la CIIVISE (Commission indépendante contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) pour dénoncer « la situation ubuesque des médecins vis-à-vis des signalements ».

Neuf ans après le premier signalement, les procédures sont toujours en cours.  « Ces procédures, depuis des années, m’éloignent de ma mission de soin dans un contexte de pénurie nationale de pédopsychiatres. Elles nuisent à la protection des enfants et ont pour effet de « silencier » les médecins », estime Françoise Fericelli, par ailleurs coauteur d’un article professionnel sur le sujet. (https://shs.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2023-2-page-7?lang=fr)

Un nombre croissant de signalements contre les médecins

L’affaire de Françoise Fericelli n’est pas un cas isolé. La première histoire médiatisée mettant en lumière les difficultés de signaler pour un médecin concernait la psychiatre, Catherine Bonnet, condamnée par l’Ordre des médecins par 3 fois à 3 ans d’interdiction d’exercer au début des années 2000 après des plaintes émanant de pères de famille qu’elle avait signalés. D’autres médecins ont subi la même situation depuis. En 2021, la pédopsychiatre, Eugénie Izard, établie à Toulouse, faisait connaître sa propre situation de condamnation ordinale après avoir signalé des suspicions de violences d’un père médecin sur sa fille, patiente de la pédopsychiatre. Ces situations ont amené les deux pédopsychiatres à créer le collectif Médecin Stop Violences, regroupant une soixantaine de médecins ayant rencontré des difficultés disciplinaires dans le cadre de leur activité de protection des enfants. Leur site compile des témoignages, émanant essentiellement de pédopsychiatres, de médecins généralistes et de pédiatres. «Ils n’ont pas tous rédigé de signalement », précise Françoise Fericelli. « Certains ont été sanctionnés simplement pour un courrier à un confrère évoquant une situation de violences intrafamiliales ou pour un certificat médical. Par exemple, un médecin généraliste a rédigé un certificat attestant que l’état de santé d’un enfant qu’il avait reçu en consultation n’était pas compatible avec une visite médiatisée avec son père. Il estimait que son état de santé ne lui permettait pas de s’y présenter. Il a reçu un blâme pour immixtion dans les affaires de famille. Ce jeune médecin a depuis fermé son cabinet pourtant situé dans une zone de forte pénurie médicale ».

Une question de bonne foi

Si ces affaires existent, c’est que le cadre juridique concernant le signalement des médecins est flou et tissé d’injonctions paradoxales. L’article 222-16 du Code pénal, modifié en 2015, est relativement protecteur. Il affirme en effet que « la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire d’un médecin ne peut être engagée pour un signalement ». « Cela veut bien dire qu’ils ne devraient pas pouvoir être poursuivis par l’Ordre des médecins s’ils sont de bonne foi », commente Françoise Fericelli. « Quand on le lit, on se dit que cet article protège les médecins signalants ». Seulement, les médecins sont également soumis à un Code de la déontologie, rédigé en 1948, et dont les articles ont été encodés mot à mot dans le Code de la santé publique au début des années 2000. L’article 44 de ce code porte sur le signalement et précise que « le médecin peut signaler ou ne pas signaler en son âme et conscience ». Mais un autre article préconise une interdiction d’immixtion dans la vie des familles. « Or 80 % des violences sur les enfants sont commises dans les familles », pose Françoise Fericelli.

En pratique, à la suite d’un signalement, un parent mis en cause peut donc se plaindre en écrivant au conseil départemental de l’Ordre des médecins. Le praticien concerné est informé de cette plainte et peut y apporter des explications. Le conseil départemental de l’Ordre des médecins a l’obligation de proposer aux deux parties une réunion de conciliation au cours de laquelle le médecin et le plaignant seront entendus. « Vous imaginez la situation lorsqu’il s’agit d’un parent violent », souligne le Docteur Fericelli. Les médecins chargés d’une mission de service, comme les praticiens hospitaliers, sont davantage protégés par la loi. En ce qui les concerne, l’affaire peut s’arrêter là si le conseil départemental de l’Ordre estime qu’il n’y a pas de manquement déontologique. Pour les médecins installés en libéral et les médecins salariés de droit privé, en revanche, si le plaignant n’a pas retiré sa plainte à la suite de la réunion de conciliation, celle-ci est ensuite systématiquement transférée à la chambre disciplinaire de première instance près du Conseil régional de l’Ordre des médecins. Le médecin dénoncé sera alors jugé par une formation de 4 médecins juges-conseillers ordinaux régionaux, et présidée par un magistrat administratif. « L’ordre ne peut écarter une plainte qu’il estimerait injustifiée », commente Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, première vice-présidente de l’Ordre des médecins. « Le Code de la santé publique nous oblige à l’enregistrer, et le conseil départemental est dans l’obligation de transmettre la plainte à la juridiction disciplinaire lorsque les parties n’ont pas concilié ».

Ces procédures constituent un parcours du combattant pour les médecins mis en cause. « C’est une procédure écrite, qui repose sur un échange de mémoires. Il n’y a pas de véritable instruction, le médecin doit se justifier des accusations portées contre lui et il lui est très compliqué de se défendre sans violer le secret professionnel. D’autre part, nous ne sommes pas jugés par des gens qui exercent notre spécialité, ni par des médecins formés à la complexité des situations de violences intrafamiliales », juge Françoise Fericelli.

« Attaquer pour se défendre fait partie de leur stratégie »

Depuis quelques années, l’Ordre des médecins dit prendre le sujet en main. Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, impliquée dans la lutte contre les violences conjugales de longue date, se dit bien consciente des « représailles juridictionnelles » subies par certains de ses confrères. « L’auteur des violences ne va pas se priver de poursuivre. Attaquer pour se défendre fait partie de leur stratégie ». Pour diminuer ce risque, elle exhorte les médecins à respecter scrupuleusement les règles rédactionnelles, précisées sur le site de l’Ordre. « Nous pouvons observer en consultation des signes cliniques évoquant des violences subies. Mais n’ayant jamais assisté à la scène, nous ne pouvons pas désigner l’auteur des violences. Nous devons recueillir les dires de la patiente ou de l’enfant avec beaucoup de vigilance rédactionnelle. Cela s’appelle le recueil des commémoratifs. Toutes les paroles doivent être rapportées entre guillemets. Ainsi, il ne faut pas aller trop vite pour rédiger le certificat médical ou le signalement judiciaire et le faire à tête reposée en fin de consultation. ». Elle a pensé un dispositif « Vigilance-Violences-Sécurité », comprenant des « kits » rappelant le cadre et les principes de base pour les signalements d’une victime majeure ou d’une victime mineure. « Le kit mineurs a deux volets, un sur l’information préoccupante, l’autre sur le signalement judiciaire. Ce sont des recommandations sur l’éthique et la déontologie que les médecins doivent suivre pour ne pas être en difficulté quand ils rédigent leur signalement ». Des arguments qui ne convainquent pas Françoise Fericelli.

« Récemment, l’Ordre des médecins a diffusé des recommandations de prudence aux médecins pour les signalements : ne pas citer le nom de l’agresseur supposé de l’enfant, notamment. Mais si on ne peut pas citer de nom dans le cas de violences dans la famille qui constituent 80 % des violences sur enfants, si on ne peut qu’écrire des généralités, on perd tout ce qui peut servir à la justice pour protéger l’enfant », oppose-t-elle. « Certains médecins se voient également reprocher d’avoir alerté le juge des enfants au lieu de faire un signalement au procureur. Mais quand l’enfant est déjà suivi par un juge des enfants, qui est le principal magistrat en France chargé de la protection des enfants, au nom de quoi devrait-on ne pas l’alerter directement ? », interroge-t-elle. La pédopsychiatre rappelle en outre que deux jurisprudences du Conseil d’État de 2021 et 2022 affirment que saisir directement le juge des enfants ne peut pas être considéré comme une faute déontologique. « Pourquoi l’Ordre des médecins ne respecte-t-il pas les directives de bon sens données par la haute juridiction administrative ? », interroge-t-elle encore.

Pourquoi ne pas rendre le signalement obligatoire ?

Pour les médecins du collectif, une mesure permettrait de clarifier la situation de mieux protéger les enfants : rendre le signalement obligatoire. Aujourd’hui, seuls les médecins de PMI et les médecins scolaires, qui ont un statut de cadre de la fonction publique, ont l’obligation de signaler. « Nous voudrions un élargissement de cette obligation à tous les médecins, associée à une protection des médecins vis-à-vis des poursuites ordinales », pose Françoise Fericelli. « L’article 43 du Code de déontologie médicale dit que le médecin doit être défenseur de l’enfant s’il estime que l’intérêt de sa santé est mal compris ou mal préservé par son entourage. Tel a bien été le positionnement de tous les médecins de notre collectif lors de la rédaction de leurs écrits de protection qui ont ultérieurement donné lieu à des poursuites ordinales. Il est tout de même paradoxal que l’institution chargée de faire appliquer notre déontologie ne priorise pas cet article et ce d’autant plus que la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France en 2014, reconnait bien que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer sur toute autre considération ». Sa position rejoint celle de la psychiatre Catherine Bonnet qui dans le livre L’enfant cassé, paru en 2016, appelait elle aussi de ses vœux une obligation de signalement des médecins. Dans une interview accordée au journal Libération après la parution de son ouvrage, elle résumait les choses ainsi : « Tant qu’il n’y aura pas d’obligation de signalement, ils (les avocats des agresseurs, NDLR) pourront toujours la contester, dire que la personne aurait pu attendre, voir l’enfant plus longtemps, rencontrer d’autres personnes… C’est très important de clarifier cette question. Il y va de la protection des enfants. Le flou qui existe dans la législation française est paralysant, empêchant surtout une prise en charge précoce des maltraitances ».

En mars 2022, la CIVIISE préconisait une obligation de signalement pour les médecins soupçonnant que des violences sexuelles sont commises sur des enfants. À l’Ordre des médecins, l’idée fait bondir Marie-Pierre Glaviano Ceccaldi. Que l’on cesse de poursuivre les médecins qui signalent de bonne foi serait pour elle une bonne chose. Les obliger à signaler en est une autre !, souligne-t-elle. Cette « mauvaise idée », selon la vice-présidente de l’Ordre des médecins, aurait des conséquences graves pour l’enfant en éloignant certaines familles des cabinets médicaux et poserait le problème de la gestion et de la priorisation des signalements par la justice pour apporter une réponse judiciaire rapide. La Société française de pédiatrie médico-légale se positionne au même endroit. Marie-Pierre Glaviano Ceccaldi dit en revanche porter un projet législatif, pour que les médecins libéraux qui signalent soient protégés au même titre que les médecins hospitaliers.  « Cela permettrait de signaler mieux et plus ».

En attendant, les médecins signalent peu de situations de violence. En 2014, la Haute autorité de santé précisait que moins de 5 % des signalements émanaient des médecins. Une étude plus récente, réalisée par l’unité médico-judiciaire de Paris sur une cohorte de 481 enfants pris en charge après des faits d’inceste ou des violences sexuelles, estimait que seul 1 % d’entre eux avaient été signalés par un médecin. Une situation que personne ne trouve satisfaisante…

Plan