Santé en prison : l’accès aux soins spécialisés miné par la surpopulation
Dans les lieux de privation de liberté franciliens, se soigner reste une gageure. Les raisons sont multiples : surpopulation, crises des vocations et mauvaises conditions de travail. Les associations comme les familles de détenus tirent la sonnette d’alarme.
Jamais elle n’aurait imaginé fréquenter les parloirs et pourtant, Leila Konate se rend autant qu’elle peut à Fleury-Mérogis pour rendre visite à son jeune fils, condamné à deux ans de prison ferme. Mais dès les premiers mois de son incarcération, elle remarque que son fils s’amaigrit. « Un jour j’ai vu qu’il avait la joue enflée. Il faisait comme si tout allait bien pour me rassurer mais je voyais bien qu’il avait mal. C’est son père qui a fini par me dire qu’il avait très mal aux dents mais qu’il n’y avait aucun rendez-vous de dentiste avant plusieurs mois. Il ne dormait plus et avait cessé de s’alimenter ».
La mère dévouée a été d’autant plus surprise quand son fils lui explique avoir réclamé à cor et à cri de l’aide pour gérer la douleur. « La gradée lui a donné une tablette de Tramadol® en lui disant : « Prends en quatre d’un coup ! »Il a dormi toute la journée. Je lui ai dit : « la prochaine fois tu les prends un par un ». Si la dent a fini au bout de quatre mois par être arrachée, le jeune homme a développé une alopécie due au stress : « Je me disais qu’en prison ce serait compliqué d’avoir accès aux soins… mais je ne m’attendais pas à cela. Mon fils m’a dit qu’un détenu est resté un an avec un doigt cassé sans être pris en charge ! », s’indigne la mère du détenu.
Interrogé, le ministère de la Justice souligne que «le manque de médecins qui se reflète en population générale se fait également ressentir en milieu pénitentiaire. Soucieuse de contribuer à développer l’attractivité des missions de soignants en détention, l’administration pénitentiaire contribue notamment dans le cadre d’un groupe de travail dédié mis en place par les services du ministère de la Santé et de la prévention, en lien avec les associations de professionnels de santé intervenant en psychiatrie et en soins somatiques ».
« La difficulté d’accès aux soins concerne tous les détenus »
Béatrice Carton est cheffe de service UCSA au centre pénitentiaire de Bois d’Arcy et à la maison d’arrêt des femmes de Versailles. Membre du comité Prison de la Fondation de France, elle est aussi cheffe de service de l’unité médicale du centre de rétention de Plaisir. Forte de cette expérience, la médecin est depuis 2019 présidente de l’Association des professionnels de santé en prison, engagée auprès des professionnels pour faire évoluer les soins et le regard en prison. La situation vécue par le fils de Leila Konate ne l’étonne guère. Elle est même, malheureusement, familière. « Il n’y a pas de raison que l’on n’accède pas aux soins de la même façon que l’on soit en détention ou non. C’est la loi, c’est la théorie, car en pratique il n’y a pas égalité de traitement entre les citoyens détenus ou libres. Concernant les soins dentaires en particulier, il y a une difficulté d’accès aux consultations de façon dramatique, d’autant plus que la santé bucco-dentaire des détenus est souvent problématique à l’entrée en détention et s’aggrave avec le tabagisme généralisé qui en plus d’agresser les dents empêche la cicatrisation. Or 80 % des détenus fument », regrette la médecin.
Si on lui demande son diagnostic sur l’état de la santé en prison, la médecin souffle, cherche ses mots. « Elle va peut-être encore un peu plus mal qu’à l’extérieur », répond-elle. « Les locaux ne sont pas toujours adaptés : à Bois d’Arcy, des travaux sont en cours mais c’est une prison qui a mal vieilli et qui rencontre d’autres problèmes comme l’isolation des fenêtres… La prison avait été conçue pour de courtes peines et c’est devenu une maison d’arrêt qui n’est pas adaptée. À l’opposé, les établissements plus modernes sont plus adaptés mais construits très à distance des centres-villes ce qui implique un manque d’attractivité pour les personnels médicaux et des difficultés d’accès pour les familles… et l’isolement aggrave la santé mentale des personnes détenues ». Outre le manque de moyens, qui selon elle devraient être drastiquement rehaussés dans le cadre d’une loi de finance, la médecin regrette que « les postes si nécessaires en détention restent bien souvent vacants, la faute à un manque d’attractivité économique et d’un défaut de reconnaissance ».
Béatrice Carton émet également plusieurs points de vigilance qui sont spécifiques à l’exercice de la médecine en détention. Le premier, sur le sujet de la confidentialité et du secret médical. « On nous demande énormément d’informations confidentielles, pour trouver des circonstances atténuantes en particulier, or il ne nous appartient pas de les donner car elles vont à l’encontre du respect de la confidentialité. Le deuxième, concerne les extractions pour des examens ou des consultations médicales à l’extérieur qui ont été directement impactées par l’attaque au fourgon pénitentiaire qui a fait 2 morts en mai dernier à Incarville. « Là aussi, c’est compliqué. Les surveillants sont parfois présents en consultation pour des raisons de sécurité, ce qui est une entrave au secret médical, et le personnel médical n’est pas toujours habitué aux gilets pare-lames et aux armes, ni informé sur le degré de sécurité qu’il doit lui-même appliquer. C’est un énorme point de vigilance ».
La médecin travaille au quotidien, avec ses moyens, pour que les choses changent et que des mesures soient prises pour améliorer l’accès aux soins dans les prisons. « Je continue de penser que mieux on prend en charge les gens a l’intérieur de nos prisons mieux la société se porte à l’extérieur : depuis très longtemps, nous avons mis ces personnes à l’écart de la société en faisant comme si elles n’allaient pas ressortir un jour. Mais travailler sur la non-récidive, c’est aussi faire en sorte qu’ils sortent en bonne santé des centres de détention ! »
« Pas de suivi gynécologique ni de rééducation du périnée dans les unités maternelles »
En 2023, l’Observatoire national des prisons sortait un rapport sur les soins spécialisés en détention. « Depuis, nous recevons régulièrement des témoignages de personnes en difficulté : la santé reste la principale raison des saisines suivies par l’OIP, en particulier la santé dentaire et mentale », souligne Pauline Petiot, chargée d’enquête à l’ONG. « Pour les familles des détenus, il n’y a souvent aucun fil à tirer à part saisir l’ARS pour signaler les délais de prise en charge. Souvent les personnes sont prises en charge trop tardivement et ont développé des dépendances au doliprane ou au Tramadol®, voire auront aggravé la situation en s’arrangeant pour s’arracher une dent par leurs propres moyens. Des recours au système D qui sont loin d’être rares ».
« Pour certaines personnes, très éloignées du suivi médical, la prison peut être une opportunité d’enfin être reçu par un médecin. Mais pour beaucoup de spécialités, comme le dentiste, la kiné ou la gynéco, les délais pour obtenir un rendez-vous sont extrêmement longs voire tout bonnement inaccessibles ». L’offre de soins spécialisés est réduite, selon elle, par plusieurs facteurs. En premier lieu, le fait que les besoins soient calculés sur la base des effectifs théoriques, et non sur les effectifs réels (+200 %) : la surpopulation carcérale n’étant pas prise en compte, le manque de personnel médical est donc mathématique.
L’enquête de l’OIP a particulièrement montré que les femmes détenues, si peu nombreuses qu’elles sont souvent oubliées, souffrent d’un défaut d’accès aux soins spécialisés. Sur tout le territoire français, seules 31 prisons sont dotées de quartiers nursery. En Île-de-France, à la maison d’arrêt de Versailles, Fresnes ou Fleury Mérogis, le constat est partout le même et à l’image de ce qui se passe sur le territoire, considère Pauline Petitot : si le suivi de grossesse est au rendez-vous, les soins de post-partum et la rééducation du périnée ne sont pas accessibles aux détenues.
Référence : AJU015f6