Accident du travail : Sanah M, une jambe broyée et dix longues années de procédure

Publié le 16/06/2021

Le nombre d’accidents du travail reconnus en France s’élevait en 2019 à 651 000. Le 2 juin 2021 la chambre sociale du Tribunal judiciaire de Créteil examinait le contentieux opposant une femme amputée de la jambe droite à son ex-employeur, l’assureur de celui-ci et la CPAM.

Accident du travail : Sanah M, une jambe broyée et dix longues années de procédure
Photo : ©AdobeStock

Sanah M* s’avance en fauteuil roulant devant le tribunal des contentieux de la protection sociale de Créteil, dix ans après l’accident du travail qui lui a coûté une jambe. Le 7 septembre 2011, elle travaillait sur le quai de déchargement de son employeur, une société de spiritueux, lorsque  le conducteur d’un chariot élévateur a fait marche arrière et franchi le marquage de la zone piétonne sans la voir. Sanah M, 42 ans à l’époque, a été percuté dans le dos, le choc l’a projetée au sol et sa jambe droite a été littéralement broyée.

Un interminable supplice commence alors. Les opérations chirurgicales se succédent : le « dégantage » en urgence de la jambe, la tentative de reconstitution des tissus, les greffes de peau, un traumatisme du pied droit… En 2015 son état est considéré comme consolidé au regard de l’Assurance maladie.

Mais début 2020 l’état de la blessure se dégrade au point qu’au mois d’octobre suivant les médecins décident de l’amputer. Entre-temps, Sanah M a été licenciée des deux emplois qu’elle occupait. Elle a aussi divorcé et dû quitter son logement devenu inadapté.

« Je n’ai rien demandé à personne, je n’imaginais jamais me retrouver dans cette situation, je me retrouve seule, pauvre » explique-t-elle au tribunal.

La conducteur du chariot était sous l’emprise de stupéfiants

Les demandes présentées à la barre par son avocate, Me Marie-Sophie Vincent, sont de trois ordres : la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, la majoration de la rente d’incapacité par la CPAM et l’indemnisation des préjudices par l’employeur, ou plutôt son assureur. Ce dernier point sera le plus débattu.

L’employeur a dans un premier temps déclaré un « accident de la circulation » et versé une provision de 80 000 € – complétée par le versement d’une somme supplémentaire  de 20 000 € juste avant le procès. Puis il a rapidement reconnu l’accident du travail et admis sa faute inexcusable devant la CPAM.

Avait-il le choix ? L’enquête de police a révélé une cascade de fautes : le conducteur du chariot élévateur se trouvait sous l’emprise de stupéfiants ; l’entreprise ne l’avait soumis à aucun test toxicologique avant son embauche ; le chariot était dépourvu d’alerte sonore signalant la marche arrière ; aucune formation sur la sécurité n’avait été dispensée aux caristes de la société ; Sanah M n’avait pas reçu de chaussures de sécurité.

La CPAM réticente

La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ouvre droit à une majoration de la rente d’incapacité permanente versée par la CPAM. Pour Sanah M, le contentieux porte aussi sur le montant de cette rente, calculé en fonction du taux d’incapacité.

Avant l’amputation de 2020, la CPAM avait établi ce taux d’incapacité à 40 %. Devant le tribunal du contentieux de l’incapacité, Sanah M avait réussi à  obtenir son relèvement à  52 %, immédiatement contesté par la CPAM. Face à la résistance de la caisse, Sanah M introduit un nouveau recours, cette fois devant la Cour nationale de l’incapacité, qui fixe le taux  à 50 % en février 2021 mais encore sur la période précédant l’amputation. Depuis lors, il n’a toujours pas été réévalué.

Son avocate demande donc au tribunal que la  rente soit portée à son taux maximal et que ce-dernier évolue à l’avenir en fonction de l’état dit « consolidé » de Sanah M.

Une demande d’indemnisation de plus de 900 000 €

Quant aux demandes d’indemnisation, elles sont le prétexte d’une négociation pied à pied entre l’avocate de la victime et l’assureur.

Me Vincent réclame 31 200 € pour le déficit fonctionnel qui a empêché Sanah M de jouir « des joies usuelles de la vie courante » pendant quatre ans, de 2011 à 2015. L’assureur propose 21 500 €.

Pour la même période, elle demande 36 000 € au titre de l’aide d’une tierce personne ; l’assureur se limite à 28 800 €.

L’avocate conteste ensuite l’évaluation du préjudice esthétique temporaire coté 5 sur une échelle de 7 et le préjudice définitif coté 5 sur 7. « Ce chiffre pour moi ne veut rien dire. Ce qui veut dire quelque chose ce sont les photos. Je demande instamment au tribunal de les regarder avant d’apprécier le préjudice. Je rappelle que Madame avait 42 ans au moment de l’accident et qu’elle était encore très jeune. »

Elle demande 45 000 € au titre de la souffrance endurée entre 2011 et 2015. Le montant étant contesté par l’assureur, l’avocate rappelle chaque opération, les difficultés post-opératoires, les pansements réalisés sous anesthésie générale, la rééducation lente et douloureuse, le syndrome post-traumatique.

Le préjudice d’agrément est évalué à 25 000 € pour l’impossibilité de pratiquer les sports qu’elle aimait, le footing, le rock acrobatique, la salsa… S’y  ajoute la somme de 20 000 € pour le préjudice sexuel, complété par un préjudice d’établissement. L’avocate raconte que le couple a divorcé en raison de l’accident et que Sanah aura des difficultés à refaire sa vie.

Elle réclame encore 50 000 € pour la perte de chance de promotion professionnelle – Sanah M avait suivi une formation pour devenir agent d’accueil -, et 100 000 € pour la perte de chance de cumuler deux emplois puisqu’elle travaillait aussi à temps partiel pour une autre société.

Le montant le plus élevé concerne le préjudice pour frais de logement. « Elle est dans une situation épouvantable, elle ne peut pas se loger. » Les experts ont reconnu que le duplex au 6e étage dans lequel vivait Sanah M à Ivry n’était plus adapté. Et avec des revenus de 1 150 € par mois, il lui est désormais impossible de trouver un logement aux normes PMR dans le même secteur, avance l’avocate qui sollicite une indemnisation couvrant le surcoût d’une locationou, mieux encore, l’acquisition d’un logement pour un montant de 328 000 €, déménagement compris.

L’avocate aborde enfin le dernier poste,  celui des frais de véhicule :

-24 700 € pour l’acquisition d’un véhicule aménagé à renouveler tous les cinq ans, soit un total de 229 000 € en application du barème de capitalisation le plus favorable, celui de l’université de Savoie,

-ou bien la prise en charge des frais de taxi trois fois par semaine pour un total de 335 000 €.

Au passage, elle souligne que le tribunal n’est pas équipé pour accueillir les personnes à mobilité réduite et que les ascenseurs sont en panne.« Malheureusement ! se désole la présidente Christine Mary. Et nous vous présentons nos excuses. Nous le déplorons en permanence. C’est un gros souci pour le pôle social, mais pas seulement pour le pôle social ».

« Elle ne va pas camper une semaine ici, une semaine là ! »

Me Vincent Desriaux, qui représente à la fois l’entreprise et de son assureur, ne conteste pas la faute inexcusable et rappelle à nouveau que 100 000 € ont été versés. En revanche il discute selon les cas, soit le montant des demandes, soit le principe même de la demande. Le préjudice d’agrément ? « On nous parle de salsa et de rock en club… mais aucun élément pour démontrer cette pratique. » Les deux emplois ? «  c’est un poste d’indemnisation qui est inventé ». De même, à ses yeux, la perspective d’une promotion n’est pas démontrée.

Enfin sur l’indemnisation des frais de logement adapté, il fait valoir que l’expertise de 2017 est antérieure à l’aggravation de l’état de Sanah M. Il réclame donc un sursis à statuer dans l’attente de sa « consolidation », et surtout une nouvelle expertise évaluant les préjudices et les coûts. « Madame était locataire. Rien dans ce qui est donné en demande ne justifie qu’il faudrait maintenant lui acheter un logement ; elle peut rester locataire. »

Il rappelle enfin que la société a proposé à Sanah M de la loger quelques jours en appart-hôtel pour qu’elle puisse aller voir son frère en Espagne. « C’est très gentil, s’emporte sa consoeur, mais ça ne résout rien. Elle ne va pas camper une semaine ici, une semaine-là. Ça va bien ! Ça fait dix ans que cela dure ! »

Quand vient le tour de la CPAM de s’exprimer, elle se contente de s’en remettre au tribunal quant à la reconnaissance de la faute inexcusable et se range derrière la société et son assureur concernant les demandes d’indemnisation.

« Je suis déjà un problème pour moi-même. »

Avec bienveillance, la présidente et les deux conseillers-assesseurs donnent la parole à Sanah M qui approche son fauteuil de la barre, baisse le micro pour le mettre à la hauteur d’une personne assise et commence d’une voix nouée :

« C’est compliqué… Chacun défend ce qu’il a à défendre… mais j’ai passé plus de 18 mois en hôpital et en centre de rééducation. Chaque jour des médicaments. Je faisais de l’anorexie, je ne pesais plus que 32 kilos.

Je n’avais pas un emploi extraordinaire, je n’ai pas fait d’études, mais pour autant je pense que j’étais vaillante et que j’ai toujours tout fait par moi-même. Aujourd’hui, j’ai un logement, mais je suis SDF parce que chez moi c’est dangereux. Une amie m’a mise en relation avec l’assistante sociale parce que je n’arrivais plus payer mon loyer. Je touchais 13 euros par jour, une rente trimestrielle…

Du jour de mon accident, personne n’est venu me voir au nom de mon entreprise en 18 mois ! Les seuls qui sont venus étaient des amis. On m’a pris dix ans de ma vie ! Et il y aura encore cinq ans de ma vie, parce qu’il y aura des appels ? C’est exactement ce qu’il s’est passé avec la CPAM qui a tout refusé, à chaque fois que je faisais une demande.

En sortant de ce tribunal, je vais où, je fais quoi ? Je deviens un problème pour les autres ? Mais je suis déjà un problème pour moi-même. Je vous le dis sincèrement : est-ce qu’il faut en arriver à des extrémités ? Est-ce que cette vie-là vaut la peine d’être vécue ? Je n’en suis pas sûre. »

Elle fond en larmes.

La présidente tente de trouver des mots réconfort. « Je n’ai jamais vu un assureur donner plus que ce qu’on demande, mais j’ai cru percevoir une certaine attention de la part de l’avocat de l’employeur et de l’assureur. » Embarrassé, celui-ci reprend justement la parole : « Je plaide énormément de fautes inexcusables. Et des dossiers où avant l’audience il y a 100 000 € de provisions versés, je ne l’ai jamais vu ! »

Le délibéré sera rendu le 1er juillet, un délai finalement assez bref comparé à cette procédure interminable. « Merci », lâche la Sanah M en reculant.

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