Conditions de recevabilité d’un enregistrement clandestin
Dans un procès civil, un enregistrement clandestin peut être recevable s’il est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte au caractère équitable de la procédure est proportionnée au but poursuivi.
Droit à la preuve. Si elle est relativement récente, la consécration d’un droit à la preuve est cependant incontestable. Rattaché parfois au principe d’égalité des armes, le droit à la preuve est aujourd’hui considéré comme un droit fondamental autonome déduit de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, siège du droit du procès équitable. D’origine jurisprudentielle, il est largement consacré tant par la Cour européenne1 que la Cour de cassation2 ou la Cour de justice de l’Union européenne3. Ce droit fondamental à la preuve entre parfois en conflit avec le principe de loyauté dans l’administration de la preuve.
Principe de loyauté dans l’administration de la preuve. La loyauté d’un mode de preuve se caractérise par sa connaissance par la personne à qui on entend l’opposer. C’est la clandestinité, l’opacité du procédé qui le rend déloyal. En d’autres termes, est en principe interdit tout enregistrement quels qu’en soient les motifs d’images, de paroles ou de textes à l’insu de celui à qui on l’oppose4. Si aucun texte ne pose expressément un principe de loyauté dans l’administration de la preuve, la jurisprudence a inféré un tel principe de l’article 9 du Code de procédure civile, qui oblige à prouver conformément à la loi, et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Lorsque le principe de loyauté entre en conflit avec le droit à la preuve, il est nécessaire de trancher un conflit de droits fondamentaux : peut-on admettre, au nom du droit à la preuve, la production d’un élément de preuve obtenu par le biais d’un procédé clandestin, jugé déloyal ?
Faits. En l’espèce, un salarié avait été engagé en qualité de responsable commercial en contrat à durée indéterminée. Sept ans plus tard, il avait saisi la juridiction prud’homale aux fins de résiliation de son contrat de travail en invoquant un harcèlement moral de son employeur. Peu après, il était licencié pour inaptitude. À l’appui de ses demandes, le salarié produisait un enregistrement clandestin d’un entretien qu’il avait eu avec les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la société (CHSCT). L’enregistrement ayant été déclaré irrecevable car contraire au principe de loyauté, le pourvoi du salarié tentait un parallèle avec les solutions rendues en matière de recevabilité d’une preuve portant atteinte à la vie privée. Le moyen aurait dû être rejeté au motif qu’un mode de preuve déloyal est par principe irrecevable sans qu’on s’interroge sur son caractère indispensable ou sur le caractère proportionné de la violation du principe de loyauté5.
Évolution jurisprudentielle entre la date du pourvoi et celle de l’arrêt. Mais entre la date du pourvoi et celle de l’arrêt de la chambre sociale, la Cour de cassation en assemblée plénière6 avait opéré un revirement de jurisprudence et admis qu’une preuve déloyale puisse parfois être recevable, si elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi ou aux intérêts antinomiques en présence, selon les deux expressions utilisées alternativement par la Cour de cassation7. Ainsi avait-elle jugé : « désormais, dans un procès civil, (…) la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit (…) apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi »8. Un enregistrement clandestin ne doit donc pas par principe être déclaré irrecevable sans un contrôle de proportionnalité.
Solution. Dans l’arrêt sous commentaire, la chambre sociale fait une première application de cette nouvelle jurisprudence. Elle reprend d’ailleurs in extenso l’attendu de l’arrêt d’assemblée plénière. Le droit à la preuve peut ainsi justifier la production d’éléments obtenus de manière déloyale à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Si l’exigence de loyauté reste donc le principe, une place est désormais réservée au droit à la preuve à titre d’exception, laquelle suppose la réunion deux conditions cumulatives : 1° que la preuve illicite soit indispensable ; 2° qu’elle soit proportionnée au but poursuivi.
Caractère indispensable de la preuve. Pour être recevable en violation de l’exigence de loyauté, la preuve doit d’abord être indispensable. Le principe de loyauté doit donc primer s’il est possible de prouver autrement le fait allégué. La question n’est donc pas de savoir si la preuve est utile. Elle l’est quasiment systématiquement dans toutes les espèces. La question est de savoir si elle est la seule possible. Il convient donc de vérifier au cas par cas s’il existe d’autres moyens de preuve possibles. C’est sur ce fondement que l’enregistrement du salarié a été déclaré irrecevable. En effet, ainsi que l’avait relevé la cour d’appel, la preuve du harcèlement moral pouvait parfaitement être apportée par d’autres moyens, comme le constat établi par le CHSCT dans son rapport d’enquête.
Atteinte non disproportionnée au droit à la vie privée. À supposer que la preuve illicite eût été la seule possible, il aurait ensuite fallu prouver qu’elle ne constituait pas une atteinte disproportionnée au caractère équitable de la procédure. Il aurait fallu mettre en balance des intérêts légitimes, mais contraires : l’intérêt du demandeur à la preuve et le droit à un procès équitable, les enjeux du litige étant un critère d’appréciation important de ce contrôle de proportionnalité. Si en l’espèce l’enregistrement clandestin n’a donc pas été jugé recevable, il pourrait parfaitement l’être dans une autre espèce, si la preuve du harcèlement n’est pas possible autrement.
Approbation du contrôle de proportionnalité. Cette évolution jurisprudentielle doit être approuvée. Certes, l’exigence de loyauté dans l’administration de la preuve se comprend. La recherche de la vérité ne justifie pas tous les moyens car elle n’est pas la seule fin de la justice9. Un système juridique a aussi pour objectif de préserver la paix sociale. Rejeter les moyens de preuve obtenus par provocations, mensonges, malice ou manœuvres participe à l’évidence au respect de cet objectif. L’exigence de loyauté participe de la dignité et de la crédibilité de la justice10.
Mais, à trop axer sur l’exigence de loyauté dans la preuve, le risque est d’encourager le développement de comportements illégaux, que nul ne pourrait prouver loyalement. On peut à cet égard trouver choquant de refuser une preuve dont on sait qu’elle témoigne de la véracité d’une situation, au seul motif qu’elle a été obtenue par un moyen discutable. À l’heure où nombre d’entreprises rechignent à consigner par écrit les promesses données par téléphone, où la société lutte avec force contre les comportements et outrages sexistes, un enregistrement clandestin est parfois la seule manière de prouver le mensonge ou l’attitude de l’autre partie. Lorsque la preuve, bien que déloyale, est la seule possible, elle doit être jugée recevable.
On le perçoit aisément : tout est affaire d’équilibre. Or, l’équilibre ne ressortira pas d’une logique d’exclusion entre la loyauté et la vérité car aucune société ne peut sacrifier l’une à l’autre. Si on comprend que la justice n’ait pas intérêt à fonder ses décisions sur des éléments relevant du stratagème, car cela sape leur légitimité, il ne fallait pas non plus qu’au nom d’une loyauté procédurale, elle en vienne à couvrir des pratiques encore plus condamnables11. Ceci signifie qu’il ne faut ni interdire sans exceptions, ni autoriser sans garde-fous. Le contrôle de proportionnalité, empreint de pragmatisme, permet à cet égard d’assurer un juste équilibre entre le droit à la preuve et l’exigence de loyauté.
Le contrôle de proportionnalité reposant sur une appréciation in concreto est certes source d’imprévisibilité12. L’importance de l’atteinte portée au principe de loyauté doit être mise en balance avec l’intérêt protégé par le droit à la preuve. Il paraît à cet égard difficile d’objectiver le contrôle. Mais la Cour de cassation peut réduire cette part d’imprévisibilité en exerçant elle-même ce contrôle de proportionnalité sans l’abandonner au pouvoir souverain des juges du fond, comme elle le fait lorsque la confrontation existe avec le droit à la vie privée. Elle entendrait ainsi rester maître de l’arbitrage entre les deux droits fondamentaux en cause.
Notes de bas de pages
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1.
CEDH, 27 oct. 1993, n° 14448/88, Dombo Beheer BV C/ Pays-Bas, § 33 ; CEDH, 10 oct. 2006, n° 7508/02, LL c/ France, § 40.
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2.
V. la jurisprudence citée infra. Adde G. Lardeux, « Le droit à la preuve : tentative de systématisation », RTD civ. 2017, p. 1.
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3.
CJUE, 18 déc. 2014, n° C-449/13 : JCP E 2015, 1137, note S. Moracchini-Zeidenberg ; Contrats, conc. consom. 2015, comm. 75, note G. Raymond ; Europe 2015, comm. 84, note S. Cazet ; CJUE, 16 juill. 2015, n° C-580/13 : JCP E 2015, 1603, note N. Binctin ; Europe 2015, comm. 389, note L. Idot ; Comm. com. électr. 2015, comm. 66, note C. Caron.
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4.
Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14316 : Bull. ass. plén., n° 1 ; Procédures 2012, chron. 1, note O. Leroy et B. Ruy ; Europe 2011, chron. 4, note L. Azoulay ; Comm. com. électr. 2011, comm. 24, note M. Chagny ; Contrats, conc. consom. 2011, comm. 71, note D. Bosco ; JCP E 2011, 1053, note M. Malaurie-Vignal ; Cass. com., 25 févr. 2003, n° 01-02913 : Contrats conc. consom. 2003, n° 104, obs. L. Leveneur ; Comm. com. électr. 2004, comm. 43, obs. P. Stoffel-Munck ; RTD civ. 2004, p. 92, obs. J. Mestre et B. Fages ; Cass. 2e civ., 7 oct. 2004, n° 03-12653 : JCP 2005, II 10025, note N. Leger ; Comm. com. électr. 2005, comm. 11, obs. P. Stoffel-Munck ; Gaz. Pal. 4 janv. 2005, n°F5340, p. 8, note B. de Belval ; D. 2005, p. 122, note P. Bonfils ; RDC 2005, p. 472, obs. A. Debet ; RTD civ. 2005, p. 135, obs. J. Mestre et B. Fages ; Cass. soc., 20 nov. 1991, n° 88-43120 : RTD civ. 1992, p. 418, obs. P.-Y. Gautier et RTD civ. 1992, p. 635, obs. J. Hauser ; D. 1992, p. 73, concl. Y. Chauvy ; Dr. soc. 1992, p. 28, rapp. P. Waquet ; Cass. soc., 22 mai 1995, n° 93-44078 : Bull. civ. V, n° 164 ; JCP E 1996, I 517, n° 9, obs. F. Raimbault ; RTD civ. 1995, p. 862, obs. J. Hauser ; RTD civ. 1996, p. 166, obs. J. Mestre et 197, obs. P.-Y. Gautier ; RJS 7/95, p. 489, concl. Y. Chauvy ; Cass. soc., 4 févr. 1998, n° 95-43421 : Bull. civ. V, n° 64 ; Cass. soc., 17 mars 2016, n° 15-11412 : Bull. civ. V, n° 1050 ; Procédures 2016, comm. 148, note Y. Strickler ; v. aussi pour une provocation, Cass. soc., 16 janv. 1991, n° 89-41052 : Bull. civ. V, n° 15.
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5.
Cass. com., 10 nov. 2021, n° 20-14669 ; et Cass. com., 10 nov. 2021, n° 20-14670 : Contrats, conc. consom. 2022, comm. 5, note M. Malaurie-Vignal ; D. 2022, p. 497, note C. Golhen ; Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-40852 : Bull. civ. V, n° 65 ; JCP S 2008, 1396, note B. Bossu ; Procédures 2008, comm. 137, note R. Perrot ; Dr. soc. 2008, p. 610, obs. C. Radé ; D. 2008, p. 2820, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ; Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-45093 : Bull. civ. V, n° 64 ; JCP S 2008, 1396, note B. Bossu ; JCP E 2008, 1605 ; Procédures 2008, comm. 137, note R. Perrot.
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6.
Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20648, BR : Procédures 2024, comm. 37, note A. Bugada ; JCP S 2024, 1028, note S. Brissy ; JCP G 2024, 17, note D. Ponsot et H. Fulchiron ; JCP E 2024, 17. Adde C. Golhen, « Droit à la preuve versus droit au respect de la vie privée et loyauté de la preuve après l’arrêt d’assemblée plénière du 22 décembre 2023 », JCP E, 2024, 1042.
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7.
Cass. 1re civ., 25 févr. 2016, n° 15-12403 : Bull. civ. I, n° 48 ; JCP G 2016, 583, note A. Aynes ; Comm. com. électr. 2016, comm. 35, note A. Lepage ; D. 2016, p. 884, note J.-C. Saint-Pau ; RTD civ. 2016, p. 320, obs. J. Hauser ; RTD civ. 2016, p. 371, obs. H. Barbier ; Cass. soc., 30 sept. 2020, n° 19-12058 : JCP E 2021, 1331, chron. M. Bourgeois et L. Thibierge ; JCP E 2020, 1570, note F. Sfeir ; Comm. com. électr. 2020, comm. 94, note E. A. Caprioli ; JCP G 2020, 1226, note G. Loiseau ; D. 2020, p. 2383, note C. Golhen ; D. 2020, p. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; D. 2021, p. 207, obs. J. Bretzner et A. Aynès ; Dr. soc. 2021, p. 14, note P. Adam ; Rev. trav. 2020, p. 753, obs. T. Kahn dit Cohen ; Rev. trav. 2020, p. 764, obs. C. Lhomond ; Cass. soc., 9 nov. 2016, n° 15-10203 : JCP G 2016, 1281, obs. N. Dedessus-Le-Moustier ; JCP S 2017, 1008, note A. Bugada ; D. 2017, p. 37, note G. Lardeux ; Dr. soc. 2017, p. 89, obs. J. Mouly ; D. 2018, p. 259, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RTD civ. 2017, p. 96, obs. J. Hauser.
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8.
Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20648, pt. 12.
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9.
B. Oppetit, Philosophie du droit, 1999, Dalloz, nos 17 et s. ; H. Batiffol, La philosophie du droit, 10e éd., 1997, PUF, Que sais-je ?, p. 102 et s. V. sur la confrontation entre principe de loyauté et recherche de la vérité, A. Leborgne, « L’impact de la loyauté sur la manifestation de la vérité ou le double visage d’un grand principe », RTD civ. 1996, p. 535.
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10.
Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20648, pt. 7.
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11.
Comm. com. électr. 2005, comm. 11, obs. P. Stoffel-Munck, n° 11.
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12.
Pour un abandon de cette condition, V. G. Lardeux, « Le droit à la preuve : tentative de systématisation », RTD civ. 2017, p. 1.
Référence : AJU012y4