DUER, une mise en place complexe dans les entreprises

Publié le 03/03/2025
Santé au travail, Prévention Médecine du travail, Risques professionnels, DUERP
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Olivier Sévéon, diplômé de HEC, expert auprès des instances de représentation du personnel depuis plus de 30 ans, vient de publier aux éditions Gualino-Lextenso un ouvrage intitulé : « Prévention, accident du travail et document unique ». Il s’est confié à Actu-Juridique sur la difficile mise en place de ce document dans les entreprises. Rencontre.

Actu-Juridique : Comment est née l’idée de ce livre et pourquoi ?

Olivier Sévéon : Comparé aux autres pays européens, le score de notre pays est alarmant en matière d’accidents du travail, ce qui mérite réflexion. Promouvoir la santé professionnelle nécessite la mise en œuvre d’une politique globale qui ne tolère pas de maillon faible. Sur ce plan, « prévention », « accidents du travail » et « document unique » sont trois domaines essentiels et indissociables. En France, la prévention pâtit de passerelles déficientes avec les accidents du travail et le document unique. En effet, la sous-déclaration des accidents empêche les enquêtes et, par conséquent, la définition d’actions de prévention qui alimenteront le document unique. Cette sous-déclaration est en particulier flagrante pour les troubles psychiques : reconnaître en accident du travail des dommages non physiques représente une véritable révolution culturelle pour beaucoup d’entreprises françaises…

AJ : Votre ouvrage qualifie le DUER de « clé de voûte de la prévention ». Quels éléments expliquent son importance particulière ?

Olivier Sévéon : L’obligation d’évaluer les risques professionnels marque une rupture : elle introduit un nouveau type de responsabilité de l’employeur, fondée sur la précaution. En effet, la loi du 31 décembre 1991 lui impose une démarche a priori, portant sur les risques potentiels et non plus seulement avérés. Le document unique d’évaluation des risques (DUER), dans lequel il doit transcrire l’évaluation des risques, est destiné à définir des mesures de prévention face à chacun des risques inventoriés. Dorénavant, l’employeur ne peut plus se contenter d’actions au coup par coup, en fonction des événements. Il doit anticiper et structurer une véritable politique de prévention, avec des mesures concrètes, un programme de travail, des moyens et des échéances. Le DUER est ainsi une véritable clé de voûte de la prévention. Conséquence logique de cette importance, la Cour de cassation sanctionne sévèrement le dirigeant s’il néglige le DUER : sa faute inexcusable est établie si l’accident provient d’un risque qui n’y est pas évalué (Cass. 2e civ., 12 oct. 2017, n° 16-19.412, société Assistance artisanale). En outre, le délit de blessures involontaires peut se fonder sur l’absence d’évaluation des risques (Cass. crim., 27 mars 2018, n° 17-80.950, société Manuport).

AJ : Comment le DUER s’articule-t-il avec le rapport annuel et le programme annuel de prévention ?

Olivier Sévéon : Le DUER est indissociable de ces deux documents sur lesquels le CSE est obligatoirement consulté chaque année, même si un accord d’entreprise fixe à trois ans la périodicité de la consultation sur la politique sociale de l’entreprise. Le rapport annuel détaille les accidents des 12 derniers mois, ce qui permet de vérifier la pertinence des fréquences et gravités inscrites dans le DUER. Il récapitule tous les événements importants (ex. : réorganisation ou nouveau matériel) et donne ainsi des repères sur les mises à jour à effectuer. Le programme annuel de prévention porte sur les actions prévues pour les 12 prochains mois. Par définition, ce sont celles que le DUER considère comme « prioritaires », autrement dit les plus urgentes. In fine, les trois documents obligatoires sont complémentaires et les préventeurs doivent les examiner conjointement pour s’assurer de leur cohérence : si elle n’est pas au rendez-vous, il y a nécessairement des failles dans la politique de prévention mise en œuvre.

AJ : Quels sont les points d’attention à privilégier pour que le DUER soit de qualité et joue pleinement son rôle ?

Olivier Sévéon : Au risque de surprendre, la première qualité d’un DUER est sa bonne intelligibilité, sa concision (absence verbiage inutile) et sa commodité d’utilisation : le « bon » DUER est celui qui permet au personnel de s’impliquer aisément dans la démarche de prévention. En effet, le DUER ne peut se dispenser du concours des salariés, via leurs représentants, parce qu’ils sont les mieux placés pour identifier les risques de leurs métiers et les solutions pour les prévenir. Ainsi, les salariés ne sont pas seulement bénéficiaires de la prévention, ils en sont aussi les acteurs. Plus qu’un spécialiste technique, le préventeur doit en conséquence favoriser le débat sur le travail et mettre les salariés en capacité d’agir sur les risques. En lien avec ces remarques, l’INRS recommande que l’entreprise s’organise en interne pour être autonome en matière de document unique, car cela contribue à sa bonne appropriation par les salariés et l’encadrement. La « sous-traitance » du DUER est donc fortement déconseillée ; l’entreprise peut en revanche faire appel à des aides extérieures pour développer ses compétences internes en prévention.

AJ : Plus de 20 ans après sa création, le document unique tient-il la place prévue par le législateur ?

Olivier Sévéon : Malheureusement, beaucoup d’entreprises continuent à considérer le DUER comme une contrainte administrative, et non pas comme un outil de prévention. Elles ne perçoivent pas que la protection du personnel est un « investissement rentable », ainsi que le révèle une étude statistique, publiée par l’INRS en septembre 2023.  D’après la DARES seulement 46 % des établissements du secteur privé ont un document unique à jour. Ce taux n’est pas dû qu’aux petites structures : 10 % des établissements de plus de 250 salariés sont défaillants. En outre, la qualité des DUER est problématique. Beaucoup d’employeurs y énumèrent les actions de prévention déjà prises, en les surdimensionnant par l’adjonction d’actions factices (ex. : « sensibiliser les salariés », « créer des indicateurs », etc.) et le rappel des dispositions réglementaires obligatoires. Ces DUER ne sont pas au service de la protection du personnel : leur objectif est de sécuriser juridiquement l’employeur en masquant ses carences…

AJ : Le DUER est souvent un document volumineux et chronophage. Quelle priorité doit se fixer le CSE ?

Olivier Sévéon : Plutôt que de se lancer tête baissée dans une analyse exhaustive, le CSE examinera en priorité la manière dont les risques psychosociaux (RPS) sont traités. Cette priorité est logique car, d’après la DARES, 53 % des DUER du secteur privé ne les mentionnent pas. Lorsque des actions sont prévues, sauf rares exceptions, elles se cantonnent à des cellules d’écoute psychologique.

Pourtant, les RPS ne peuvent être ignorés :

  • Aucune entreprise n’est à l’abri du stress. De même pour le harcèlement sexuel, sachant qu’une femme sur cinq déclare avoir subi un (source : Défenseur des droits).

  • Le télétravail accentue l’exposition aux RPS, car il isole et prive le salarié de ses relations sociales habituelles.

Bien entendu, mentionner les RPS ne suffit pas. Le DUER doit les décliner par type de troubles, chacun appelant des actions de prévention différentes : on ne combat pas de la même manière le burn-out et le risque de violence externe !

AJ : La loi du 2 août 2021, rend obligatoire la consultation du CSE sur le DUER. Quels sont les effets positifs à en attendre ?

Olivier Sévéon : Effectivement, dans les entreprises d’au moins 50 salariés le CSE est désormais consulté sur le DUER et ses mises à jour. Beaucoup d’entreprises considéraient déjà cette consultation comme obligatoire, mais son officialisation va dans le bon sens car elle conforte la place centrale du DUER. L’article L. 4121-3 du Code du travail n’indique pas que la consultation sur le DUER doit être intégrée dans celle sur la politique sociale. Elle fait donc a priori l’objet d’une réunion spécifique, ce qui est de bon sens vu la complexité et l’importance du document. La consultation donne au CSE l’opportunité de débattre du travail réel et de mettre en avant  le vécu du personnel. Les remarques, demandes ou suggestions qu’il a pu collecter tout au long de l’année, notamment lors des inspections et enquêtes, contribueront à la formulation de recommandations de prévention lorsque le DUER est inopérant.

En conclusion, la consultation du CSE peut contribuer à la prévention des risques, pour au moins deux raisons majeures :

  • Elle peut constituer un moment fort d’implication du personnel, dont nous avons ci-avant souligné l’importance.

  • En cas de carence de l’entreprise, l’avis rendu par le CSE sur les manquements constatés pèsera juridiquement sur l’employeur.

AJ : Pourriez-vous nous donner des exemples de bonnes pratiques en matière de DUER ?

Olivier Sévéon: Dans certaines entreprises, le CSE spécialise la commission santé, sécurité et conditions de travail  (CSSCT) sur les travaux relatifs au DUER. Cette spécialisation est en phase avec la fonction d’une commission, qui est d’assister l’instance dans son mandat.

Elle présente plusieurs avantages :

  • L’établissement et la mise à jour régulière du DUER supposent un dialogue continu entre élus du personnel et responsables hiérarchiques concernés par l’évaluation des risques ;

  • La CSSCT offre un cadre parfait pour ce dialogue, étant donné que l’employeur peut s’y faire assister par autant de collaborateurs qu’il y a de titulaires ;

  • Elle permet de délimiter précisément le rôle de la commission et d’éviter qu’elle ne dépossède le CSE de prérogatives qui ne peuvent être déléguées (ex. : droit d’alerte pour danger grave et imminent, réunion après accident grave).

Un autre exemple de bonne pratique consiste à documenter l’évaluation des risques par un suivi statistique méthodique des accidents. En particulier, les taux de fréquence et de gravité ne doivent pas se réduire à deux chiffres globaux, mais être décomposés (par métiers, et par tranches d’âges par exemple) pour identifier les populations les plus soumises aux risques.

Les rapports annuels fournissent alors un historique détaillé et constituent un fonds documentaire sans équivalent pour mesurer la fréquence et la gravité des risques.

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