« La réussite des filles, c’est la réussite de la société tout entière »

Publié le 01/09/2023
« La réussite des filles, c’est la réussite de la société tout entière »
Gorodenkoff/AdobeStock

Capital Filles vient de fêter ses dix ans. Forte de 71 entreprises partenaires, l’association lancée en 2012 par Orange, promeut la réussite des adolescentes issues des quartiers ou de milieux ruraux. Ateliers dans les établissements scolaires mais surtout accompagnement entre filleules et marraines, autant de missions destinées à orienter les filles vers un champ des possibles professionnel élargi. Interview croisée d’Elizabeth Tchoungui, directrice exécutive en charge de la responsabilité sociétale d’entreprise du groupe Orange et présidente de Capital Filles, et de Laurence Beldowski, directrice générale de Capital Filles.

Actu-Juridique : Après dix ans d’exercice, c’est l’heure du bilan. De quoi êtes-vous le plus fière ?

Elizabeth Tchoungui Ce qui me rend fière, c’est le parcours de réussite des filleules. Lors de notre soirée anniversaire (le 10 juillet dernier, NDLR), elles ont pu en témoigner sur scène. L’une d’entre elles rentre à Sciences Po, l’autre en prépa HEC. Elles ont réussi ! Et cela va au-delà des seules « voies d’excellence ». On met aussi beaucoup l’accent sur les métiers porteurs. Véolia nous a rejoints, et c’est très bien pour les métiers de l’environnement. Capital Filles est une illustration de la cohésion sociale et du vivre ensemble. Ce partenariat entre des entreprises, l’Éducation nationale et des salariées, c’est inédit. Cela compte d’autant plus dans une société de plus en plus fragmentée.

Laurence Beldowski : Pour compléter, je dois dire qu’à mon arrivée (en septembre 2022, NDLR), j’ai été stupéfaite de voir à quel point toutes les parties prenantes étaient heureuses de se retrouver sur le sujet de la transmission et bienveillance. Dans le monde submergé par un flot de mauvaises nouvelles, on arrive à transformer en partie ces difficultés.

AJ : Comment s’assurer de la sincérité des entreprises partenaires ?

Laurence Beldowski : Pour nous, le « greenwashing », ça ne marche pas ! Ce mentorat nécessite un tel investissement humain, que contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas simple pour les entreprises. Les marraines passent des heures avec leurs filleules, à les comprendre, à créer des liens, cela prend du temps car les filleules et les marraines peuvent vivre des quotidiens très différents. Chacune d’entre elles doit trouver sa juste place. Alors quand je vois ce que cela entraîne comme engagement, ça ne peut pas être une façon de se dédouaner.

AJ : Pourquoi insister également sur les publics ruraux ?

Elizabeth Tchoungui : Notre pays reste assez jacobin, avec une capitale qui concentre encore les plus grandes offres de formation. Quand on vient d’un milieu rural, on peut être aussi éloignée en termes d’accès à l’information ou en manque de projection, car parfois les familles ne sont jamais sorties du village ou de la ville moyenne la plus proche. Là aussi, il est important d’ouvrir le champ des possibles. L’aspect financier peut entrer en jeu, les familles n’ayant pas forcément les moyens pour une chambre en cité U. Le pays est fragmenté, pas juste dans une opposition banlieues versus villes, mais aussi campagnes versus centres urbains.

Laurence Beldowski : Dans les campagnes, les filles reproduisent encore plus les métiers de leur entourage, agricoles ou ouvriers. Notre message est de leur montrer tous les autres métiers qui existent. Parfois, les freins ne viennent pas du milieu social, mais de la peur de quitter sa région. Je connais des filles brillantes qui ne visent pas plus que BTS ou BUT, et qui ne postulent pas pour une prépa Math sup ou spé car c’est loin de chez elles. Il faut s’adapter à tous les cas et faire de la dentelle.

Elizabeth Tchoungui Tu as raison, c’est de la haute couture, de l’accompagnement sur mesure ! Oui il y a les programmes communs, des ateliers dans les établissements, mais l’accompagnement « marraine/filleules », avec le référent lycée, vise à répondre le plus possible aux besoins de chaque filleule.

AJ : Comment transmet-on un champ des possibles élargi ?

Laurence Beldowski : Cela passe par un sujet essentiel : la confiance en elles, mais aussi la confiance que nous mettons en elles. Nous sommes juste là pour déconstruire les stéréotypes. Elles peuvent se projeter quand elles s’y voient, quand elles ont confiance en elle.

Elizabeth Tchoungui : Dans cette veine, nous allons développer les « Rendez-vous des possibles » où l’on fait se rencontrer des filleules de différentes régions et des personnalités inspirantes, des rôles modèles. Nous avons eu par exemple Elisabeth Moreno, alors ministre, dont la mère était femme de ménage. Cela leur donne un coup de boost énorme. Mais ce qui fonctionne aussi très bien, c’est de faire intervenir des jeunes salariées de 7 ou 10 ans de plus qu’elles, qui racontent les mêmes difficultés, le plafond de verre, partagent des parcours dans lesquels elles peuvent se projeter, et qui travaillent dans la cybersécurité ou la valorisation des déchets, des métiers qui recrutent.

Laurence Beldowski : Je pense à cette jeune qui travaille chez Véolia. Au départ, elle ne voulait pas faire d’études et au final, elle s’est retrouvée avec un bac +6, toujours poussée par un tiers extérieur à aller plus loin ! Pour les adolescentes, elle est le symbole qu’elles peuvent le faire aussi.

AJ : Comment leur présentez-vous le monde du travail de demain ?

Laurence Beldowski : Nous leur disons : ayez confiance en vous, mais ne vous projetez pas trop loin. Il ne faut pas leur dire que les métiers de demain n’existent pas encore, cela les panique ! Nous les invitons à croire en elles au présent. Avec toujours ce message : vous pensiez être faite pour cette voie, mais finalement, votre rencontre avec votre marraine va peut-être vous faire découvrir un ailleurs.

AJ : Comment se passent les ateliers ?

Laurence Beldowski : Nous venons d’abord pour un premier atelier destiné aux 3e et aux 2nd, et dès la rentrée, normalement aux 4e. Cela se déroule sans les garçons : nous avons testé et ils ont pris la parole pour dire aux filles que si la société était comme ça, ça ne servait à rien de lutter ! Pour déconstruire les stéréotypes de genre et tous les biais pour s’orienter librement, elles parlent d’abord. Elles se corrigent et discutent entre elles, et les ambassadrices des entreprises articulent, organisent les débats, les font réagir.

Nous faisons aussi une présentation des métiers en posant des questions : existe-t-il des métiers pour les filles et pour les garçons ? C’est quoi un stéréotype ? Nous rajoutons aussi des chiffres (en évoquant qu’il y a plus de réussite des filles au bac que les garçons etc.). Lors d’un atelier dans le XXe arrondissement de Paris, une jeune fille a partagé la réflexion de sa famille. Elle était la première à avoir le bac et ses parents étaient très fiers, mais leur priorité, c’était qu’elle se marie ! Derrière les études, de multiples sujets émergent.

Ensuite, pour les premières et les terminales, on aborde la question de l’orientation. On parle des métiers d’avenir, des métiers de la tech. C’est là qu’on leur explique le programme Capital Filles et que les lycéennes peuvent s’inscrire, dans une démarche volontaire. À ce moment, nous vérifions la mobilisation du côté des entreprises. De juin à mi-septembre, nous faisons une présentation du programme dans chaque entreprise adhérente, les marraines s’inscrivent. Puis, nous raccrochons les listes, selon un critère géographique pour faciliter l’accompagnement de proximité, et selon le secteur, quand c’est possible. Mais même quand le domaine est différent, les marraines déploient des possibilités pour ouvrir leur réseau. Elles emmènent leurs filleules sur des salons, forum emploi, aident pour leur CV et lettre de motivation. Il y a aussi 6 séances de coaching sur l’orientation scolaire, Parcoursup, et pour les marraines, comment accompagner à distance, gérer ses émotions pendant l’accompagnement… Concernant le rythme, ce sont elles qui décident, même si nous recommandons a minima 1 contact tous les 15 jours, en présentiel ou non, selon les besoins de la filleule.

AJ : Qu’est-ce qui fait un mentorat réussi ?

Elizabeth Tchoungui C’est réussi quand nous avons répondu aux besoins de la filleule, dans un souci d’efficacité. Certaines choses se mesurent : aider à préparer un examen et constater que l’examen a été réussi. D’autres sont moins mesurables, comme la confiance, se projeter vers la filière qu’on a envie de suivre.

Du côté des marraines : on est dans une époque où les collaborateurs en entreprise se questionnent sur le sens de leur travail. Capital Filles est une manière d’y répondre. Cela valorise l’engagement citoyen des collaborateurs, y compris dans leur entreprise. Être en capacité de transmettre quelque chose, cela renforce la confiance en elles, leur expérience et leur séniorité.

Laurence Beldowski : La transmission est centrale, avec le besoin de se sentir utiles. Pas mal de marraines sont aussi « libérées » des enfants et elles ont envie de nouveau d’être utiles à des jeunes, de mieux les comprendre, de ne pas être en opposition, loin des clichés sur la nouvelle génération. De la même manière nous encourageons les filleules à mieux comprendre la génération qui les précède, dans un souci de lien intergénérationnel. C’est aussi ça, le duo gagnant.

AJ : Certains secteurs sont-ils moins représentés parmi les marraines ?

Laurence Beldowski : Les salariées des entreprises s’inscrivent, quels que soient les secteurs dans l’entreprise. À la SNCF, nous avons des femmes de terrain, à la régulation, dans des métiers techniques comme dans les RH. Dans les ateliers, nous faisons intervenir une mécanicienne. Elle est super. Avec ses ongles longs, super-maquillée, elle fait mentir les clichés. Ce qu’elle dit : « oui tu peux être jolie et avoir un cerveau ! ». Les hommes arrivent dans son garage et supposent qu’elle est moins compétente car elle est très féminine. Ça fait beaucoup réagir les adolescentes ! Je me rappelle, à la fin d’un atelier, une fille est venue pour nous dire qu’elle voulait être mécanicienne, mais que ses parents s’y opposaient. Avec la professeure référente, nous avons réfléchi et décidé de chercher les moyens de la faire changer d’orientation, et une fois que cela sera concret, de présenter une proposition à ses parents qui la voient déjà secrétaire, alors que son rêve est d’ouvrir un garage.

Elizabeth Tchoungui : Chez Orange, nous avons aussi des techniciennes d’intervention, qui posent la fibre. C’est un bac +2 mais un métier extrêmement stratégique.

AJ : Ces lycéennes ont-elles intégré certains clichés ?

Laurence Beldowski : Cela arrive. Quand elles entendent DG, elles pensent que tout est facile pour moi. Que je n’ai pas eu d’enfant ou que je ne m’en suis pas occupée. Quand je leur parle de mes filles, de mon arrêt de travail de 3 ans à l’arrivée de la première, elles se disent que finalement on peut tout combiner. Je les trouve extrêmement « gonflées » de poser ces questions, mais dans le bon sens du terme !

Elizabeth Tchoungui : Oui cette forme de culot est très utile dans un parcours professionnel, c’est même une soft skill quand on sait l’utiliser !

AJ : Qu’ont les entreprises à gagner à avoir des marraines ?

Elizabeth Tchoungui : Une entreprise qui permet ce type d’engagement rend ses collaborateurs plus épanouis et les fait rester. Ils sont de plus en plus exigeants par rapport à cette question. Chez Orange, on pousse même la réflexion plus loin : sur certains métiers pénuriques (dans le cyber, data, IA), si nos filleules peuvent nous rejoindre, ça serait formidable. Ce n’est pas le but premier, mais c’est bien que cela infuse.

Laurence Beldowski : Les jeunes expriment le besoin d’avoir un employeur qui s’engage. Certaines collaboratrices de Capital Filles ont quitté des postes pour nous rejoindre et spécialement travailler chez nous pour la cause des filles, l’intégration, l’ouverture, l’inclusivité. Le partage de valeurs est donc très important et constitue l’un des fondamentaux de l’entreprise.

Elizabeth Tchoungui : Enfin les entreprises ne peuvent plus vivre en vase clos. On sait que les pouvoirs publics ne peuvent pas tout, les entreprises ont une responsabilité croissante, donc pour faire vivre cet engagement, elles sont à la recherche d’orientations pratiques, comme Capital filles.

AJ : Quels projets à l’avenir ?

Laurence Beldowski : Nous voulons renforcer notre maillage territorial, y compris dans les territoires ultramarins. Nous pensons à un système de bourse pour les étudiantes de bac+1. À la rentrée, nous diffuserons un film sur les questions d’égalité de genre.

En somme la question qui nous anime, c’est : quelle société nous voulons pour nos filleules ? Quelle sera cette société dans 10 ans ? Nous nous disons que nous participons au changement de la société au service des filles, et au service de la société tout entière. Par exemple, 70 000 emplois dans l’industrie ne sont pas pourvus. Il faut dire aux filles : ces métiers sont aussi pour vous, passionnants et bien payés.

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