Le pharmacien au placard, la femme enceinte et le harceleur aux prud’hommes de Créteil
C’est vers les conseillers prud’homaux que se tournent les salariés lorsqu’ils s’estiment victimes de harcèlement ou de licenciement abusif. A l’ordre du jour, ce 13 octobre à Créteil : une démission contestée, un licenciement pour racisme et sexisme, et un burn-out.
Le CPH de Créteil est comme toujours en pointe contre la pandémie : grands panneaux de plexiglas devant les conseillers, masque obligatoire pour les avocats qui commentent : « Quand je vais en correctionnelle à Evry, on plaide sans masque. Ici il le faut. C’est à la carte, c’est comme ça ! ».Trois dossiers de conflits du travail sont examinés cet après-midi 13 octobre dans la section encadrement.
Harceleur harcelé ?
Chef de service dans une société de transport international, Monsieur C. aurait lancé à l’une de ses collaboratrices, mariée à un Antillais :
« Toi avec ton Négro… »
Et : « Les Antillais sont tous infidèles. »
A une autre :
« Toi, tu parles manouche. Tu fais partie des gens du voyage… »
Ou bien : « T’aurais pas un peu grossi, t’aurais pas pris de la poitrine ? »
Un jour, elle doit passer un scanner, il aurait répondu : « Tu as sûrement un cancer. Je te souhaite de mourir dans d’atroces souffrances. »
Les deux femmes saisissent le CSE de l’entreprise. Il mène une enquête et rend compte à la direction. En juillet 2019, Monsieur C. est licencié pour ses « propos inacceptables auprès de ses collaboratrices et non-respect de la législation sur le harcèlement moral ».
Il conteste, réclame 100 000 € pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
« Ce rapport du CSE est anonyme, râle son avocat. Toutes les collègues de Monsieur C. ont été interrogés. Certains disent qu’il est bourru, qu’il a mauvais caractère. D’autres l’adorent. Ce serait Dr Jekyll et Mr Hyde. Ce document, je vous demande de l’écarter. »
Il produit une trentaine d’attestations pour prouver qu’il n’est ni raciste et ni sexiste. Les signataires : les membres de son club de judo et ses anciens chefs partis à la retraite.
« Un homme irréprochable », assurent-ils.
L’avocat de la société est exaspéré. Il rappelle les verbatims de l’enquête : « Il fait peur… Il a des sautes d’humeur… Madame D. est en souffrance… Monsieur H. est parti à cause de cette ambiance. » Il produit les certificats médicaux des femmes : « fatigue physique et émotionnelle. »
Monsieur C. est interrogé par les conseillers. Pas impressionné, les jambes croisées, il répond haut et clair, d’un ton un peu désolé : « ça se passait très bien avec Madame D., jusqu’au jour où la direction a décidé de promouvoir quelqu’un d’autre et pas elle. C’est de là que tout est parti. »
Bref, elle a tout manigancé par jalousie. Obtiendra-t-il réparation pour ce qu’il estime être une injustice ? Réponse le 8 décembre.
Enceinte, elle se rétracte
La demanderesse suivante, Madame B. ne s’est pas déplacée.
Elle travaillait comme chef de groupe au service achat d’une grande enseigne de distribution. En décembre 2018, deux évènements se télescopent dans sa vie : son mari obtient une mutation aux Pays-Bas et elle pense être enceinte. Va-t-elle tout quitter pour le suivre ou rester en France pendant la grossesse ? Le couple se donne quelques jours de réflexion et décide de partir à Cuba pour les vacances de noël. Avant de s’envoler, elle écrit une lettre de démission qu’elle confie à une collègue. Un test de grossesse fait pencher la balance : il est négatif. Depuis la Havane, Madame B. écrit un texto à sa collègue : « Tu peux donner ma lettre de démission à la DRH, bisous. » La collègue remplit sa tâche. Las ! Dix jours plus tard, nouveau test de grossesse, positif cette fois-ci…
Enceinte, de retour au travail, Madame B. fait machine arrière toute : elle demande à la DRH de ne pas tenir compte de sa lettre. « On va y réfléchir… », lui répond-on. Madame B. envoie une lettre de rétractation. La réponse tombe enfin : « Nous avons pris bonne note de votre décision de quitter l’entreprise. Conformément à votre demande, nous vous dispensons d’effectuer votre préavis. » La fin du contrat est prononcée.
Madame B. se retrouve au chômage, sans allocations, et enceinte. Elle décide de ne pas en rester là. Elle demande aux prud’hommes la requalification de la rupture de son contrat de travail en licenciement, la nullité dudit licenciement et 160 000 € d’indemnités de rupture et de préjudice, ou bien la requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse et l’allocation d’une somme de 140 000 €. Son jeune avocat appuie sa demande sur trois arguments.
D’abord, la démission n’était pas certaine, Madame B. n’ayant pas reçu de réponse avant sa rétractation. D’ailleurs la convention collective exige une lettre recommandée.
Ensuite, il y a eu vice de consentement car Madame B. croyait qu’elle n’était pas enceinte.
Enfin, une rétractation a été envoyée en bonne et due forme.
« En ne faisant pas droit à la demande de rétractation, la société contrevient à la protection des femmes enceintes, » accuse même l’avocat. Il s’appuie sur un arrêt de la Cour de cassation qui a prononcé la nullité d’un licenciement dans un cas similaire.
Face à lui, c’est un défenseur chevronné qui se dresse, plein d’indignation. « J’aime le culot et la fantaisie mais pas dans le cadre d’une procédure en justice ! Faire passer la politique sociale de la société pour indigne, inhumaine ? » Cet avocat aime plaider. Malgré le masque, il s’en donne à cœur joie. « … Et voilà que Madame, depuis la Havane, sur sa plage dorée, envoie un SMS : tu peux donner la lettre, bisous bisous ».
De sa main il semble dessiner le soleil et la mer, mais d’un coup, retour à Créteil : « La démission est un acte unilatéral qui consomme le contrat de travail ! » Il balaie le vice de consentement : « C’est une cadre supérieure, elle est mariée, elle sait ce qu’elle fait. Ce n’est pas sérieux, c’est même abusif. » Il demande 3 000 € de dommages et intérêts pour procédure abusive. « Et je suis gentil ! » Il quitte l’audience d’un pas lourd, content de sa prestation. Les conseillers étaient captivés. Ont-ils été convaincus ? Madame B. le découvrira en décembre.
Management de transition
C’est le tour d’un ex-cadre dirigeant d’une société pharmaceutique, Monsieur A.. Il se tient ramassé tout entier sur sa chaise, la tête rentrée dans les épaules.
Un an après son recrutement comme directeur qualité, il est sur le point de décrocher le statut de « pharmacien responsable », un rôle crucial qui consiste à garantir la validité des médicaments vendus. C’est sans compter l’arrivée d’un nouveau directeur de site, chargé de mener un « management de transition », selon l’avocate de Monsieur A. Comprendre : durcir les objectifs et réduire les coûts. Avec ses 10 000 € par mois, Monsieur A. se retrouve dans le collimateur. Il aggrave son cas en exprimant fermement ses réserves sur la commercialisation de tel ou tel médicament.
En mars 2019, la promotion lui passe sous le nez. Les espoirs de Monsieur A. s’écroulent, et lui avec. Son médecin le met en arrêt de travail : syndrome anxieux dépressif. En juillet, il est licencié pour absence prolongée. Monsieur A. demande aujourd’hui au CPH de prononcer la nullité du licenciement, le paiement de 120 000 € d’indemnités de rupture et de préjudice, et de 15 000 € de dommages et intérêt pour harcèlement moral.
« On l’a obligé à démissionner de sa fonction, son poste a été démantelé, on l’a changé de bureau, on lui a supprimé son ordinateur », raconte son avocate.
Pas du tout, rétorque en défense l’entreprise. « Il était en congé maladie. L’absence d’un directeur qualité ne peut pas durer des semaines et des mois… Sur le harcèlement, il ne verse aucune pièce tangible. »
La décision sera mise à disposition le 8 décembre.
Référence : AJU75032