« Le travail à distance va s’étendre »

Publié le 12/06/2020

Comment travaillera-t-on demain ? La crise sanitaire a permis d’expérimenter pendant deux mois de nouvelles organisations. Vont-elles perdurer ? Nous avons posé la question à Laurent Grandguillaume, ancien député socialiste et vice-président de la fondation « Travailler autrement ».

Les Petites Affiches

Pouvez-vous nous présenter votre fondation ?

Laurent Grandguillaume

La fondation « Travailler autrement » est un think-tank dédié aux nouvelles formes et modalités de travail. Notre réflexion concerne à la fois les statuts – salarié, autoentrepreneurs, salariés en portage salarial – mais aussi les postures. Nous réunissons des acteurs très différents : des syndicats de salariés, des institutions comme l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), l’Agence pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), la CCI France, l’ADIE, ainsi que des acteurs des territoires. Nous essayons d’être aussi un « do-tank », à la fois dans la réflexion et l’action. Nous avons publié en 2019 un rapport sur les tiers lieux, afin de favoriser le développement de ces lieux de coworking dans les territoires périurbains et ruraux et avons créé « France Tiers-Lieux » pour accompagner le développement de ces tiers lieux. Nous avons également fait une comparaison internationale du système d’assurance chômage pour les indépendants, sujet qui revient aujourd’hui depuis que le gouvernement a mis un fonds de solidarité pour les indépendants menacés par la crise liée au Covid-19.

LPA

Quels sont ces nouveaux modes de travail ?

L. G.

Avant, on avait des carrières linéaires, avec au plus 2-3 changements dans sa carrière, et parfois 40 ans dans la même entreprise. Aujourd’hui, que cela soit une situation subie ou choisie, les Français sont amenés à bifurquer et créer leur propre activité professionnelle. On change non seulement d’entreprise, mais de statut. De nombreuses personnes font des allers-retours entre le salariat et l’indépendance, ou cumulent différents statuts : 2 millions de personnes ont ainsi le statut de salariés et de travailleurs indépendants, ou plusieurs contrats de salariés à mi-temps. Ce mouvement est accéléré par les transformations numériques qui ouvrent le champ des possibles. Ces personnes recherchent l’équilibre entre liberté et sécurité. Le salariat donne une sécurité, en tout cas tant que l’entreprise fonctionne bien. Ceux qui créent une activité en tant qu’indépendant recherchent quand même une sécurité. L’enjeu est là, car il est démontré statistiquement qu’il y a plus de précarité dans le travail indépendant que dans le salariat.

LPA

Quelles sont ces nouvelles formes ?

L. G.

Il y en a plusieurs. Tout d’abord, le portage salarial : je suis salarié d’une entreprise de portage, mais c’est moi qui vais chercher mes propres missions. On retrouve cette logique dans les coopératives d’activité, qui donnent certaines protections, mais laissent aux intéressés le soin de chercher leurs propres activités. Et également dans le modèle des couveuses, ces structures qui aident les créateurs d’entreprises. Ces trois formes de travail impliquent un tiers de confiance qui gère la partie administrative et garantit l’accès à la protection sociale, notamment. Elles laissent également aux intéressés la liberté de chercher ses propres missions. On peut y ajouter les plates-formes de jobbing qui permettent de trouver des missions à réaliser moyennant rémunération. Elles se développent beaucoup dans les domaines des free-lances : le design, les traductions, le numérique.

LPA

Offrent-elles des protections ?

L. G.

Le seul statut hybride qui offre un statut de salarié est celui du portage salarial. Dans les coopératives, on travaille sous le contrat CESA qui permet de devenir associé de la coopérative. Quant aux couveuses, on est lié à elles par un contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE) : ce n’est pas un contrat de travail, mais il permet, quand on est inscrit à Pôle emploi, de bénéficier de la continuité de son allocation tout en préparant sa création d’activité, ainsi que de la sécurité sociale. Il offre donc une couverture sociale.

LPA

Combien de personnes sont concernées ?

L. G.

Si on prend au sens large toutes les formes de nouveaux emplois, les microentreprises et les sociétés unipersonnelles EURL, on est à plus de 3 millions d’indépendants. Cela fait plus de 10 % des actifs. On n’est pas loin de la moyenne européenne, qui est à 14 %. Il y a des secteurs dans lesquels le travail indépendant a diminué : dans le domaine du commerce, avec le développement des grandes surfaces depuis les années quatre-vingt, les travailleurs indépendants ont été remplacés par les salariés des grandes surfaces. Dans le domaine de l’agriculture également, il y a moins d’indépendants et plus de salariés agricoles. Cela explique qu’il n’y ait pas eu une explosion du nombre d’indépendants. Le nombre de free-lance se développe en revanche dans le domaine de la communication, du marketing, de la presse. La vraie question est de pouvoir en vivre dignement. Nous réfléchissons beaucoup aux compétences entrepreneuriales qui vont permettre à une personne de réussir son indépendance. Nous nous intéressons particulièrement aux « softs skills », des compétences d’interactions sociales qui font la différence lorsqu’on est indépendant. Ce sont ces compétences qu’il faut mobiliser pour négocier ses prix, présenter et marqueter son offre, convaincre ses interlocuteurs. On a trop tendance à se focaliser sur le statut et à délaisser ce type de réflexion pourtant cruciale.

LPA

La modalité du travail est au cœur de vos réflexions.  

L. G.

Après la posture, les réflexions sur les modalités du travail sont très importantes. Au centre d’entre elles se trouve la question du lieu. Auparavant, on travaillait tous sous un même toit – dans une usine – et pour produire la même chose. Maintenant on peut travailler de chez soi, dans un tiers lieu, dans une entreprise et on ne fabrique pas tous les mêmes choses. On est plus à la recherche de produits, de services individuels qui s’adaptent aux personnes. Ce changement profond invite à repenser les déplacements pendulaires domicile-travail. Cela a pour bénéfice secondaire de limiter les coûts de transports, et donc l’impact environnemental lié à l’exercice du travail. Pour être efficace, ce télétravail doit être pensé. Que différentes personnes travaillent à distance sur un projet commun ne va pas de soi. Le télétravail est un statut défini par la loi et un accord d’entreprise, mais il est important de réfléchir aux modalités pour le réussir.

LPA

Avez-vous des conseils à donner pour mettre en place un télétravail efficace ?

L. G.

L’idéal, lorsqu’on travaille chez soi et que son logement le permet, est de se réserver un espace de travail isolé, voire plusieurs, pour changer de lieu au quotidien. Il faut aussi penser l’organisation du travail. Quand on est dans une entreprise au quotidien, on suit le rythme de l’entreprise. À distance, il faut se faire une « to do list » et se fixer des objectifs par jour et par semaine. Contrairement à ce que l’on peut penser, le télétravail implique de mettre de la rigueur dans ses écrits. La tendance dans le télétravail est de faire beaucoup de « call » et de visioconférences. Il faudrait faire l’inverse : privilégier l’écrit, qui permet de partager avec les autres. Il faut professionnaliser ses mails, y mettre le bon contenu et la bonne forme, pour que chacun puisse s’y référer, savoir ce qui a avancé, à quelle personne-ressource s’adresser.

LPA

Vous dites qu’il faut aussi repenser le management ?

L. G.

Piloter à distance un projet avec des équipes en télétravail, cela se pense. Il faut y mettre du « care », prendre en compte les contraintes du collaborateur, ne pas lui demander la même chose, au même rythme et aux mêmes horaires. S’il y a des enfants à la maison, le manager doit comprendre que le travail est fait à d’autres horaires. Il faut aussi s’assurer que la personne qui travaille pour nous ait le bon matériel, notamment informatique, pour travailler. Faire des visioconférences, par exemple, implique d’avoir le bon casque, le bon micro, les bons logiciels, des systèmes d’exploitation à jour. Enfin, il y a la reconnaissance. Être à distance ne doit pas empêcher de reconnaître et récompenser les efforts. Les managers doivent aussi estimer la charge de travail à distance. Ce n’est pas la même chose de faire une note de travail avec tous les interlocuteurs sous la main au sein de l’entreprise et devoir de chez soi contacter les différentes personnes.

LPA

Pensez-vous que ces nouvelles formes de travail vont se développer ?

L. G.

Il semble peu probable qu’on aille vers de grandes unités de production. Elles devraient continuer à s’émietter, pour répondre aux besoins locaux du territoire, mais aussi à des services. La crise écologique et la nécessité de réduire les déplacements vont favoriser le local. Il y aura certainement de plus en plus de personnes qui travailleront à distance.

LPA

Cela semble facile en ce qui concerne les cadres. Mais les autres métiers ?

L. G.

Les cadres sont aujourd’hui les premiers bénéficiaires du télétravail. Avant la crise sanitaire, il y avait seulement 7 % de télétravail. On est aujourd’hui à plus de 30 %. Il y a en France une culture du contrôle. De ce fait, les fonctions administratives ne se faisaient pas en télétravail. Cela devrait changer. Le travail à distance pourrait même s’étendre aux tâches de production. Les évolutions technologiques permettront de produire chez soi. Regardez ce qui s’est passé pour les masques. Dans le domaine de l’insertion, des personnes se sont mises à produire à grande échelle des masques en tissus depuis chez elle. Les imprimantes 3D se développent de plus en plus et pourront permettre à des gens qui ont une compétence artisanale de fabriquer à domicile, et même peut-être un jour à distance, grâce à l’intelligence artificielle. Nous sommes une société capable de piloter des drones à distance, de pratiquer la chirurgie à distance. Nous devrions être capables de faire des choses plus simples dans certains métiers. Le champ des possibles est de plus en plus grand. Il faut faire attention aux conditions d’hygiène, de sécurité, aux conditions de travail, au temps de déconnexion.

LPA

Vous rappelez que le travail à domicile a longtemps été la norme.

L. G.

Nous venons de là ! Au dix-neuvième siècle, tous les travailleurs étaient indépendants. Au début du vingtième siècle, 1,5 million de personnes travaillaient encore à domicile. On a inventé des protections comme le contrat de travail. On a créé des usines et de grands lieux de production pour industrialiser des process. Aujourd’hui, nous sommes capables, grâce à la technologie, de produire à grande échelle avec des micros unités. Regardez dans le domaine de la presse, les vieux bâtiments des journaux et des maisons d’édition : ils étaient immenses, avec à la fois les gens qui écrivaient et imprimaient. Cette structure s’est atomisée : les journalistes sont free-lance, les imprimeurs dans différents territoires.

LPA

Pensez-vous que la crise que nous traversons va accélérer cette mutation ?

L. G.

L’évolution du travail suit un double mouvement. Il y a, d’une part, les grandes réformes qui viennent du haut. Le télétravail a ainsi été impulsé par les pouvoirs publics, mais cela n’a pas fonctionné. Il y a, d’autre part, les mouvements induits par la résilience face à une crise. Les gilets jaunes, la grève contre la réforme des retraites qui ont fortement impacté les transports en Île-de-France en décembre 2019, et maintenant le Covid-19 : toutes ces crises ont changé nos habitudes. Les gens ont consommé et circulé différemment. Cette crise sanitaire a la vertu de montrer qu’on arrive à faire tourner une partie de l’activité économique en télétravail. Nous travaillerons différemment après. L’humain s’adapte toujours.

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