Richard Bloch, défenseur syndical à Bobigny : « L’inégalité fondamentale, c’est que le salarié « joue » avec son argent à lui, tandis que l’employeur » joue » avec de l’argent socialisé, c’est l’argent de l’entreprise »
Après une carrière à la SNCF, Richard Bloch est devenu défenseur syndical au moment de la retraite. Depuis 2011, il intervient aux côtés des salariés syndiqués à la CGT dans les conseils de prud’hommes de région parisienne et dans les cours d’appel de Paris et Versailles. Son bureau est installé à la Bourse du travail de Bobigny. Rencontre avec un homme de convictions.
Actu-Juridique : Vous exercez bénévolement pour le compte de la CGT en tant que défenseur syndical depuis 2011. Qu’est-ce qui a changé au cours des treize dernières années en matière prud’homale ?
Richard Bloch : La situation s’est énormément dégradée : la procédure est devenue de plus en plus compliquée et son potentiel financier pour le salarié a été abaissé. Le tout, dans une vraie continuité Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron. Nicolas Sarkozy a commencé en introduisant ce piège qu’est la rupture conventionnelle, où l’employeur achète sa sécurité juridique à vil prix. Elle ouvre la porte à tout un éventail de possibilités de chantage : on commence par placardiser un salarié puis on lui propose une rupture conventionnelle pour s’en débarrasser. Ensuite, François Hollande a poursuivi avec des lois qui ont très largement complexifié la procédure, notamment à la cour d’appel où les salariés ne peuvent plus aller seuls, où les « caducités » tombent par dizaines pour des broutilles, la procédure s’est transformée en véritable déni de droit. Enfin, on a eu l’apothéose avec Emmanuel Macron, et ce n’est sans doute pas encore fini ! Il a mis en place le fameux barème qui impose par avance les indemnités. Concrètement, avant, dans une entreprise de plus de onze salariés, un licenciement sans cause réelle et sérieuse, c’était six mois d’indemnités minimum. Aujourd’hui, le plafond est de vingt mois même avec trente ans d’ancienneté. Il y a aussi eu, dans les « ordonnances Macron » (de 2017, NDLR), de petites modifications du Code du travail : par exemple, la seule non-transmission du contrat de CDD dans les 48 heures n’implique plus à elle seule la requalification en CDI, alors que c’était le cas auparavant.
AJ : Parmi les affaires sur lesquelles vous êtes intervenu, quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?
Richard Bloch : J’ai en tête les cas de harcèlement sexuel. Surtout le premier, c’était à mes débuts en tant que défenseur syndical. J’ai dû demander à une de mes camarades qui était dans le bureau d’à côté de venir, parce que la dame s’est mise à pleurer devant moi et je ne savais pas adopter une contenance. Elle était maman célibataire, de culture maghrébine. C’était dans une supérette, il y avait eu un changement de propriétaire, le personnel est resté. Après quelques semaines, le nouveau patron arrive un matin et dit à cette salariée qui rangeait des produits dans les rayons : « Tu vois le local où on range les cartons vides ? Tu enlèves ta culotte et tu m’attends. » Elle a été licenciée…
AJ : Vous avez gagné ?
Richard Bloch : Oui, parce que l’employeur avait fait des erreurs dans le licenciement mais il n’y avait pas de preuve du harcèlement sexuel. Et aujourd’hui, on est toujours en butte à la même chose, c’est le manque de preuves. On a un peu ouvert la porte avec la possibilité désormais d’utiliser des moyens de preuves comme des enregistrements.
AJ : En audience, les salariés peuvent être accompagnés par un avocat ou un défenseur syndical. Quelles différences entre les deux ?
Richard Bloch : Je ne suis pas avocat ! Mais on a le même rôle, celui de « plaider » aux prud’hommes et dans les cours d’appel en chambre sociale. Juridiquement, j’ai le droit de défendre les adhérents de mon syndicat, la CGT. Je n’ai pas fait d’études d’avocat et je le ressens. Quand je suis confronté au droit commercial, il me manque des compétences pour savoir quoi et comment faire. Je travaille aussi moins vite qu’un avocat, c’est sûr. Une différence majeure, c’est aussi que je ne vends pas de procédure et ne prends pas de dossier que je juge perdu d’avance, ce que font parfois les avocats. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre, je fais ça à titre militant.
AJ : À cet égard, vous participez aussi à la médiatisation de certains cas dans lesquels vous intervenez. Quel rapport entretenez-vous avec les médias ?
Richard Bloch : Je réponds aux médias, parce que j’ai compris depuis longtemps que dans certains cas c’est très utile. Les énormes boîtes, que risquent-elles aux prud’hommes ? Sur cette taille d’entreprise, une condamnation ce n’est même pas une piqûre de moucheron. Il y a deux ans, j’avais une affaire avec une salariée licenciée d’une grosse entreprise néerlandaise. Leur avocate est venue me voir pour négocier. J’ai refusé de négocier vu le contexte. Ils ont fini par payer les 33 000 euros que je demandais dans mes conclusions au conseil de prud’hommes pour éviter la condamnation. De l’argent, ils en ont. Ce qui les embête, dans le cas d’une procédure aux prud’hommes, c’est que ça puisse être médiatisé. Ces grosses entreprises ont un capital auquel elles tiennent : leur nom. Et pour entacher leur nom, je ne connais qu’un seul moyen, c’est la presse.
AJ : L’un des dossiers médiatisés dont vous vous occupez, c’est celui des travailleurs sans-papiers qui ont travaillé sur des chantiers des Jeux olympiques et ont assigné leurs employeurs à cause des conditions de travail (pas de contrat, pas de fiche de paie, pas de congés payés, pas d’heures supplémentaires rémunérées). Où en est le dossier aujourd’hui, plus d’un an et demi après l’assignation aux prud’hommes de Bobigny ?
Richard Bloch : Plusieurs facteurs expliquent que le dossier traîne depuis septembre 2022. L’un d’eux touche à la législation commerciale en matière de « personne morale » : les grands groupes du BTP sont organisés en holding avec plusieurs dizaines voire centaines de filiales qui ont des personnalités juridiques indépendantes. Pour identifier les entreprises à assigner et savoir qui est responsable de quel chantier, je suis parti des éléments probants entre mes mains comme les cartes d’accès aux chantiers. À l’issue de mes recherches, j’ai identifié notamment deux entreprises, donc j’ai assigné les holdings. Mais celle-ci argue ensuite qu’elle ne fait pas de chantier et qu’elle n’est donc pas concernée. Ils jouent tous à ce petit jeu du « ce n’est pas moi, c’est l’autre ». Heureusement, on a une CGT du bâtiment qui fonctionne à peu près bien, donc on a réussi à trouver qui assigner précisément.
Ensuite, il y a une deuxième réalité du droit qui explique la lenteur de la procédure : un salarié se présente un jour à son entreprise et trouve les portes fermées, meubles déménagés dans la nuit, lumière éteinte, avec des salaires en retard qu’est-ce que je peux faire ? C’est un peu surprenant mais pas si rare comme cas. On doit déposer un dossier aux prud’hommes contre l’entreprise, qui est légalement toujours vivante, « in bonis ». Le conseil de prud’hommes va la convoquer par courrier avec accusée de réception, je dois, quant à moi, envoyer mes pièces et demandes également en AR au siège social mais comme tout a déménagé, ça va revenir « NPAI » : n’habite pas à l’adresse indiquée. Je mandate alors un huissier, ça coûte 80 euros, il se déplace et constate qu’il ne peut pas assigner. Je lui demande un procès-verbal de recherches infructueuses, ça coûte encore 150 euros. Je dois ensuite aller demander au tribunal de commerce la désignation d’un mandataire ad hoc chargé de fermer l’entreprise et de régler les dernières dettes, parmi lesquelles les salaires des salariés que je défends. Ça coûte encore 25 euros. Dans la plupart des cas, c’est ce qu’il se passe. Mais il arrive, comme dans ce dossier des chantiers des JO, que le tribunal de commerce ne puisse pas liquider l’entreprise car celle-ci est « in bonis ». Là, ça fait quatre fois que je demande la fermeture de la principale entreprise qu’on assigne.
En résumé : d’un côté, le conseil de prud’hommes continuera la procédure seulement quand tous les « accusés » seront présents ou représentés par des mandataires. Mais de l’autre côté, le tribunal de commerce ne peut pas désigner de mandataire.
AJ : Comment se débloque une telle situation ?
Richard Bloch : En l’occurrence, le procureur a demandé au tribunal de commerce de fermer l’entreprise, parce qu’elle a des dettes ailleurs, donc ça peut maintenant avancer.
AJ : Normalement, un dossier qui se déroule bien, combien de temps dure-t-il ?
Une petite année. Il y a des délais légaux à chaque fois, et le temps de travailler le dossier avec le salarié, de réunir les pièces nécessaires, de tout rédiger…
AJ : Et un dossier plus long ?
Richard Bloch : Mon record, c’est six ans. Et je vais bientôt le battre dans un dossier en arrivant à sept ans. Ça a traîné deux fois à cause d’une attitude dilatoire de l’employeur, puis à cause du Covid, puis ça a été renvoyé en départage par le conseil de prud’hommes qui ne trouvait pas d’accord et maintenant nous sommes en appel contre le jugement de départage qui nous avait donné raison.
AJ : Depuis que vous avez commencé la défense syndicale en 2011, sur combien d’affaires êtes-vous intervenu ?
Richard Bloch : Une vingtaine par an, en moyenne. À ça s’ajoute tout ce qui ne passe pas par les prud’hommes : souvent, un courrier bien rédigé règle le problème.
AJ : Êtes-vous déjà allé en médiation ? C’est une alternative aux poursuites de plus en plus proposée pour trouver un accord amiable.
Richard Bloch : Oui, et ce n’est pas une bonne chose. D’abord, c’est payant (plusieurs centaines d’euros). Ensuite, si j’ai des raisons de penser que la loi me donne raison et que j’ai gagné en première instance, je ne vois pas pourquoi j’irai négocier je ne sais quoi… Ça a été fait pour réduire le nombre de dossiers en appel.
AJ : Selon vous, est-ce que les salariés vont aussi souvent aux prud’hommes qu’ils le devraient ?
Richard Bloch : Je vais prendre un cas concret. Mon fils a été licencié il y a une dizaine d’années. Licenciement économique. Je regarde le dossier, je vois qu’il n’y a rien de correct dedans. Il me dit qu’ils sont une douzaine dans son cas. Je les invite à la maison pour leur expliquer ce qu’il faut faire et à quel moment. Sur les douze, le seul qui est allé aux prud’hommes, c’est mon fils. Et encore, c’est peut-être parce qu’il a le père qu’il a. Il avait un an et quelque d’ancienneté, on a gagné 7 000 euros à l’époque (ce serait beaucoup moins aujourd’hui). À la sortie, mon fils me dit : « Je ne comprends pas, ça leur coûte vachement cher toutes ces conneries. » Mais non ! Combien de salariés étaient-ils ? Douze. Combien sont-ils à avoir gagné quelque chose aux prud’hommes ? Un seul, 7 000 euros. Le patron, de son point de vue, a gagné onze fois 7 000 euros…
AJ : Quels sont les freins pour les salariés ?
Richard Bloch : Ça coûte 2 500 euros quand on a recours aux services d’un avocat et avec le barème Macron, les peines ont été divisées par trois… Cela a vidé d’intérêt financier le recours aux prud’hommes, par exemple, pour un salarié présent depuis un an et demi dans une boîte et qui touche 1 500 euros de salaire brut : s’il fait reconnaître un licenciement sans cause réelle et sérieuse l’enjeu est de 3 000 euros, deux ans après, dans le meilleur des cas. Les gens n’ont pas forcément envie de traîner avec cette charge mentale et je les comprends, ça a été fait exprès. Seuls les hauts salaires avec beaucoup d’ancienneté gardent un intérêt à défendre leurs droits, le recours leur coûtera à peu près la même chose, l’enjeu est beaucoup plus élevé. C’est une grande inégalité devant la loi, une de plus.
L’autre inégalité fondamentale, c’est que le salarié « joue » avec son argent à lui, tandis que l’employeur « joue » avec de l’argent socialisé, c’est l’argent de l’entreprise. Tout ce que l’employeur va dépenser en frais d’avocats va rentrer dans les frais généraux de l’entreprise : ça va imputer les bénéfices et baisser d’autant ses impôts !
Référence : AJU013s9