Télétravail, distanciel : la nécessaire transformation du dialogue social

Publié le 16/04/2021

Alors que les élections professionnelles des salariés des très petites entreprises (TPE) et des employés à domicile ont pris fin le 6 avril dernier, l’avocat Guillaume Brédon, fondateur du cabinet Edgar Avocats, invite les syndicats à « faire évoluer leurs pratiques, en tenant compte des nouvelles organisations du travail ». Pour lui, le dialogue social doit se réinventer à l’heure du télétravail.

Les Petites Affiches : Considérez-vous que, malgré le contexte lié au Covid-19, les syndicats n’ont pas encore suffisamment pris le virage du numérique ?

Guillaume Brédon : Cela dépend du niveau dont on parle. Nous constatons une grande disparité entre le niveau interprofessionnel et le niveau des branches et des entreprises. Dans le premier, les partenaires sociaux ont pris conscience de la nécessité de faire évoluer leurs pratiques, en tenant compte des nouvelles organisations du travail et de la distance qui s’impose à tous. Au niveau des branches et des entreprises, en revanche, cette évolution est bien plus hétérogène selon le secteur d’activité ou les personnes, au sein même des entreprises, qui sont chargées de représenter les organisations syndicales. Localement, les réflexes « présentiels » reviennent très vite dès lors qu’ils peuvent être mis en place. Les organisations syndicales préfèrent ainsi les réunions physiques et les discussions directes plutôt que passer par le champ virtuel. Si des habitudes ont été prises au début de la crise, notamment par le développement obligatoire du télétravail, il n’est pas sûr qu’elles perdureront quand le retour au présentiel sera davantage généralisé.

LPA : Pourquoi les organisations syndicales sont-elles réfractaires à ces changements d’organisation du travail ? Est-ce une question générationnelle ou une question pratique ?

G.B. : Les facteurs sont évidemment nombreux. Ceux que vous citez en font évidemment partie. Selon les secteurs aussi, l’usage de l’informatique n’est pas égal. Les représentants syndicaux, ou du personnel, peuvent donc avoir quelques difficultés à se les approprier et à communiquer via les plateformes ou les messageries modernes. Enfin, il est clair qu’il est également plus aisé de négocier en présentiel qu’à distance. Le rapport de force n’est pas le même en visioconférence. La vigueur des prises de parole, et à travers elles des revendications, peut être notamment édulcorée par l’outil numérique.

LPA : Que dit la loi à ce propos ? Des facilités existent-elles déjà pour permettre des actions ou des communications via les outils numériques ?

G.B. : Oui, les ordonnances Macron du 22 septembre 2017 prévoient, par exemple, la possibilité pour l’employeur d’imposer trois réunions des comités sociaux et économiques (CSE) en visioconférence par an. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, facilite le recours aux outils numériques pour les informations syndicales grâce à l’intranet d’une entreprise, quand il existe. Aussi, depuis 4 ans, l’élection des institutions représentatives du personnel peut se faire par vote électronique, si un accord d’entreprise ou, à défaut, l’employeur, le décident.

Au fond, l’enjeu pour les organisations syndicales est de s’approprier ces nouveaux moyens de communication pour conforter le lien avec leur base. Nous voyons bien que nous allons vers une pérennisation du télétravail. La situation dans laquelle nous sommes plongés depuis un an va continuer même si elle sera sans doute amenée à évoluer dans son ampleur . Le recours au télétravail pour les fonctions transverses notamment est un mouvement irréfutable. Si les organisations syndicales ne s’y adaptent pas et n’ajustent pas leurs actions en fonction de cette réalité, elles risquent de voir diminuer encore le peu de représentation qu’elles ont dans les entreprises.

Télétravail
AR/AdobeStock

LPA : D’après vous, la désyndicalisation du monde du travail pourrait donc encore s’accélérer ?

G.B. : C’est le risque, en effet, et principalement dans le secteur tertiaire. Le décalage avec les collaborateurs risque, un jour, d’être trop important.

Nous pouvons aussi supposer que d’autres formes de représentation du personnel pourraient émerger pour pallier la défaillance des organisations syndicales, à l’image de ce qui se fait déjà pour les très petites entreprises (TPE) où il est possible pour les employeurs de négocier directement avec les salariés et de conclure des accords par la voie de référendums. Mais ces alternatives ont leurs propres limites aujourd’hui. Les règles du dialogue social dans notre pays reposent encore essentiellement sur les accords collectifs négociés entre directions et syndicats. Les autres procédés ne sont là que pour pallier l’absence de syndicats.

LPA : Vous évoquez à ce propos un risque « d’ubérisation » de la représentation des salariés. Qu’entendez-vous par là ?

G.B. : Pensons au phénomène des gilets jaunes. La contestation et la colère d’une partie de la société ne s’est pas construite autour de revendications syndicales, bien au contraire. Un tel phénomène eut été inimaginable il y a encore quelques années, ou ce sont les syndicats qui auraient alors porté et encadré ce mouvement. L’émergence de ce mouvement est à cet égard assez significative de l’évolution du rôle des syndicats dans notre pays. Et ce qui est vrai dans la rue peut l’être aussi dans le monde de l’entreprise. Il n’est pas nécessairement bon pour les salariés qu’il n’y ait plus de structures représentatives pour défendre leurs droits. Par ailleurs, un employeur a, lui aussi, intérêt à avoir des interlocuteurs directs, et légitimes, à qui s’adresser pour faire remonter des informations ou structurer les relations sociales. Si les syndicats n’accompagnent pas l’évolution des nouveaux moyens de communication, d’autres canaux permettant l’expression collective des salariés dans l’entreprise émergeront. On peut penser à l’offre de services de certaines start-up qui facilitent de façon extrême la consultation par l’employeur de ses salariés sur les différents aspects de la vie courante dans l’entreprise.

LPA : L’accord conclu le 26 novembre dernier sur le télétravail entre les partenaires sociaux permet-il de résoudre les problèmes que vous soulevez ? Facilite-t-il l’accès et le recours au numérique pour les syndicats ?

G.B. : L’accord du 26 novembre reste très superficiel en la matière. S’il est bien évoqué que « le développement du télétravail régulier, occasionnel, ou en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure, nécessite d’adapter les conditions de mise en œuvre du dialogue social dans l’entreprise », cela paraît trop peu à l’aune des enjeux qui nous concernent. Les partenaires sociaux auraient pu être beaucoup plus imaginatifs. On pourrait par exemple imaginer ouvrir aux organisations syndicales l’accès aux courriels internes ou l’exploitation de l’intranet avec, en contrepartie pour l’employeur, une certaine souplesse dans les processus de négociation lors des négociations annuelles obligatoires ou des consultations des comités sociaux et économiques. Il est vraiment possible, il me semble, de trouver des terrains d’entente pour moderniser le dialogue social. Le sujet est brûlant mais les avancées encore trop limitées.

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