La vie privée des salariés face au droit à la preuve de l’employeur : la difficile cohabitation
La production aux débats d’une preuve illicite destinée à justifier le licenciement d’une salariée est admise même si elle porte atteinte à la vie privée dès lors qu’elle est indispensable et proportionnée au but poursuivi. L’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Cass. soc., 4 oct. 2023, no 21-25452
En l’espèce, une infirmière travaillant dans un hôpital au service d’accueil des urgences de nuit a été licenciée pour faute grave le 27 décembre 2016 à la suite de sa participation à une séance photo en maillot de bain sur son lieu de travail et pendant ses horaires de travail. Les photos et vidéos ont été partagées sur un groupe Messenger par la salariée. Pour contester son licenciement, la salariée soutient que la production des photographies litigieuses par l’employeur portait atteinte à sa vie privée. La cour d’appel de Versailles1 rejette sa demande au motif que la production des photos issues d’un réseau social ne porte pas atteinte à sa vie privée eu égard de ses fonctions au sein de l’hôpital. Ainsi, la preuve produite est proportionnée à l’objectif poursuivi, en l’occurrence, la protection de l’employeur au titre de ses obligations à l’égard des patients. La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 4 octobre 2023, poursuit le raisonnement des juges d’appel et soutient que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, dès lors que la production de la preuve est indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi.
Au cours d’un licenciement, le droit à la vie privée des salariés se confronte avec le droit à la preuve de l’employeur (I). Lors de cette confrontation, il arrive parfois que le droit à la preuve de l’employeur prime le droit à la vie privée des salariés (II).
I – La confrontation entre le droit à la preuve de l’employeur et la vie privée des salariés
Le droit à la vie privée est consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme ainsi que l’article 9 du Code civil. L’employeur ne doit pas s’immiscer dans les affaires personnelles de ses salariés. En cas de licenciement, la preuve de la faute du salarié doit, en principe, être obtenue de façon loyale. La loyauté de la preuve, selon la doctrine2, consiste à rechercher des preuves conformes au respect des droits de l’individu et à la dignité de la justice. L’employeur ne doit donc pas porter atteinte à la vie privée des salariés en produisant des preuves obtenues déloyalement3. Lorsque la preuve a été obtenue par des procédés de preuve déloyaux, elle est considérée comme illicite, et le licenciement est réputé abusif.
L’utilisation fréquente des réseaux sociaux et la consécration du droit à la déconnexion par l’article L. 2242-17, 7°, du Code du travail tracent la première frontière de la vie privée des salariés. L’expansion des nouvelles technologies et la multiplication des recours aux preuves obtenues par voie électronique avaient imposé aux juges d’intervenir. La position de la jurisprudence antérieure était plutôt favorable aux salariés. Dans un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation en date du 20 décembre 20174, il a été jugé que l’employeur n’est pas en mesure d’accéder à des informations extraites du compte Facebook de la salariée obtenues grâce au téléphone portable d’un autre salarié. L’ensemble de ces informations est réservé aux personnes autorisées et l’employeur avait porté une atteinte déloyale à la vie privée de la salariée. Dans un autre arrêt de la chambre sociale datant du 30 septembre 20205, la production en justice par l’employeur d’une photographie extraite du compte privé Facebook de la salariée, auquel il n’était pas autorisé à accéder, constitue une atteinte à la vie privée de la salariée.
En principe, l’employeur a une obligation de respecter la vie privée des salariés. En conséquence, le principe de loyauté de la preuve ne doit pas être négligé et la production d’une preuve licite s’impose. Cette exigence joue en faveur des salariés, car elle permet de protéger leur vie privée. Toutefois, il existe certaines exceptions où la preuve illicite fut admise par les juges sans tenir compte de la vie privée du salarié.
II – La primauté du droit à la preuve de l’employeur sur le droit à la vie privée des salariés
Le respect d’une preuve licite est un principe souffrant certaines exceptions jurisprudentielles. L’arrêt de la chambre sociale en date du 4 octobre 2023 en est la parfaite illustration. Dans cette décision, les hauts magistrats ont reconnu que la production des photographies extraites du compte Messenger ne porte pas atteinte à la vie privée de la salariée dès lors qu’elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi. Ceci démontre la prévalence de l’illicéité de la preuve lorsqu’elle est mise en balance avec la vie privée dès lors que deux conditions cumulatives sont remplies :
1. La première condition tient à ce que la production de la preuve litigieuse soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve. En d’autres termes, c’est la situation par laquelle l’employeur n’est pas en mesure de produire une preuve alternative plus respectueuse de la vie privée des salariés. En l’espèce, l’hôpital ne disposait d’aucune preuve alternative mis à part les photographies issues d’un groupe Messenger privé. Certes, la preuve produite par l’employeur porte atteinte à la vie privée de la salariée, mais elle demeure la seule preuve disponible pour justifier son licenciement. Cette condition avait déjà été consacrée par la chambre sociale dans un arrêt du 25 novembre 20206 au sujet de l’exploitation des données à caractère personnel.
2. La deuxième condition porte sur la nécessité que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. En l’espèce, une faute grave commise au sein d’un établissement hospitalier justifie le but proportionné de l’atteinte : protéger l’employeur au titre de ses obligations à l’égard des patients. Le respect de ces obligations est principalement assuré par les infirmiers employés dans l’hôpital. En effet, le poste occupé par la salariée revêt une sensibilité particulière en raison de sa proximité avec les patients. Or, la participation à une séance photo en maillot de bain au temps et sur le lieu de travail, le mauvais traitement infligé aux patients et la consommation d’alcool sont contraires aux obligations professionnelles et susceptibles de troubler gravement la tranquillité des patients.
L’admission d’une preuve illicite joue en faveur de l’employeur qui ne dispose d’aucune preuve alternative. En effet, le rejet d’une preuve illicite des débats aurait pour conséquence de priver l’employeur de se prévaloir d’un licenciement totalement légitime. Par exemple, la chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 16 juin 19937 déclare le licenciement d’un salarié irrecevable en raison d’un doute subsistant, en l’espèce, sur son sommeil alors qu’il avait la charge d’une surveillance nocturne. La règle est posée par l’alinéa 5 de l’article L. 1235-1 du Code du travail : « Si un doute subsiste, il profite au salarié ». S’il y a carence de l’employeur, elle sera à l’avantage du salarié.
La portée de cet arrêt doit être prise avec modération. La solution de la Cour de cassation est un cadeau empoisonné pour les employeurs. Comme déjà évoqué, la production d’une preuve illicite dans les débats n’est pas toujours admise par les juges. Dans ce cas, les choses peuvent se tourner très rapidement contre l’employeur. D’une part, le licenciement sera déclaré abusif. D’autre part, le salarié mis en cause peut agir contre l’employeur pour atteinte à la vie privée. À titre d’exemple, les hauts magistrats avaient condamné l’employeur ayant fait recours aux messages échangés au moyen d’une messagerie instantanée distincte de la messagerie professionnelle8.
Si la présente décision témoigne la résistance de l’illicéité de la preuve face au droit à la vie privée, l’employeur doit quand même être vigilant quant à l’effet inverse de celui escompté !
Notes de bas de pages
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1.
CA Versailles, 14 oct. 2021, n° 18/03885.
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2.
P. Bouzat, « La loyauté dans la recherche des preuves », in Mélanges L. Hugueney, Problèmes contemporains de procédure pénale, 1964, S., p. 155.
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3.
La preuve déloyale a été déjà caractérisée par les juges. Dans un arrêt de la chambre sociale datant du 20 septembre 2018, il a été retenu que l’exploitation des images de vidéosurveillance destinée à prouver un licenciement à la suite d’un vol est illicite en raison de l’absence d’information de la salariée de l’existence du système de surveillance (Cass. soc., 20 sept. 2018, n° 16-26482). Dans une autre espèce, la soumission du salarié à une surveillance constante par une caméra installée sur les lieux de travail est attentatoire à la vie personnelle du salarié et disproportionnée au but allégué par l’employeur de sécurité des personnes et des biens (Cass. soc., 23 juin 2021, n° 19-13856 : GPL 27 juill. 2021, n° GPL424p9, obs. C. Berlaud). Il en est de même lorsque l’employeur met en œuvre des « stratagèmes » consistant à envoyer de faux clients pour tester un salarié (Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-40852 : CSBP juill. 2008, n° 202, p. 280, obs. S. Nouredine).
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4.
Cass. soc., 20 déc. 2017, n° 16-19609 : Cah. soc. févr. 2018, n° CSB122n4, obs. J. Icard.
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5.
Cass. soc., 30 sept. 2020, n° 19-12058 : GPL 24 nov. 2020, n° GPL391e7, G. Duchange.
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6.
Cass. soc., 28 nov. 2020, n° 17-19523 : GPL 9 mars 2021, n° GPL398u8, obs. A. Allouch.
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7.
Cass. soc., 16 juin 1993, n° 91-45462 : Bull. V, n° 169, p. 115.
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8.
Cass. soc., 26 oct. 2019, n° 17-28448 : BJT déc. 2019, n° BJT112q4, obs. J. Icard.
Référence : AJU011l7