L’intelligence artificielle à l’épreuve du dialogue social

L’intelligence artificielle (IA) représente un atout indéniable pour les entreprises en termes de développement de produits, de services, d’amélioration du rendement, de réduction des coûts de sécurité, etc. C’est pourquoi de nombreuses entreprises intègrent cette innovation au sein de leur activité afin d’être plus compétitives. Mais il ne faut pas brûler les étapes !
Peut-on introduire un outil doté de l’IA en négligeant de consulter le CSE ? Le tribunal judiciaire de Nanterre a tranché cette question récemment dans un arrêt du 14 février 20251.
Des faits, il ressort qu’une entreprise avait décidé de déployer de nouvelles applications informatiques caractérisées par l’IA. Le CSE avait à cet effet demandé à être consulté à plusieurs reprises s’agissant de ce projet. À la suite du refus de la société, le CSE avait décidé de saisir le juge des référés le 17 juin 2024 afin dans un premier temps qu’il ordonne à cette dernière d’ouvrir la consultation et qu’il puisse dans un second temps suspendre la mise en place de ces outils.
Le 26 septembre 2024, la société avait démarré la consultation avec le CSE concernant le point litigieux.
Le 19 novembre 2024, le CSE a de nouveau saisi le tribunal judiciaire afin d’obtenir la production de documents complémentaires et une prolongation du délai de consultation.
Le CSE considère que les applications informatiques ont été mises en œuvre sans son avis, ce qui constitue une entrave à ses prérogatives.
Le CSE a en outre sollicité dans ses prétentions les demandes suivantes :
- la suspension du projet jusqu’à ce qu’il ait rendu un avis ou à tout le moins jusqu’à la décision du président du tribunal judiciaire sous astreinte de 50 000 € par jour de retard ;
- la condamnation de la société à lui verser la somme de 10 000 € de provision en raison de la violation de ses prérogatives ;
- la condamnation à la somme de 4 000 € au titre d’un article 700.
Quant à la société, elle a sollicité le rejet des demandes du CSE s’agissant de l’astreinte et de la demande provisionnelle. Elle a aussi affirmé que la consultation du CSE était terminée et qu’il avait rendu un avis négatif. Aussi, la consultation n’était pas nécessaire vu que les outils étaient en cours d’expérimentation et que leur mise en œuvre n’était pas définitive.
Le tribunal a décidé de suspendre le déploiement du dispositif jusqu’à la fin de la consultation du CSE et de condamner la société à une astreinte. Le tribunal a considéré que le fait que le dispositif soit encore à une phase expérimentale auprès des salariés n’est pas suffisant pour s’exonérer de l’obligation de consultation.
En outre, le tribunal a rappelé que la procédure de consultation du CSE n’était pas clôturée comme le laissait entendre la direction de la société. En effet, le CSE avait fait appel à un expert ; dans ce cas de figure il disposait de deux mois (C. trav., art. R. 2312-6), expirant le 26 novembre 2024, afin de saisir le président du tribunal en cas de difficulté. Or, ce dernier a été saisi en date du 19 novembre 2024.
Cette décision est conforme aux dispositions de l’article L. 2312-8 du Code du travail qui dispose que le CSE doit être consulté lorsque l’employeur souhaite introduire une nouvelle technologie. La circulaire ministérielle du 30 novembre 1984 précisait que les notions de nouvelles technologies doivent être entendues dans le sens le plus large ; à titre d’exemples il s’agit de l’automatisation, de l’informatique, de la robotique… Mais cette notion recouvre aussi l’introduction d’une technologie différente dans l’entreprise ou l’établissement, même si celle-ci est largement répandue dans le secteur d’activité ou le reste de l’économie (circ. DRT, 30 nov. 1984).
À noter que le CSE peut se faire accompagner par un expert afin d’être mieux éclairé selon l’article L. 2315-94 du Code du travail, ce qui était le cas en l’espèce. Aussi, la consultation doit être réalisée avant la prise de décision de l’employeur. Pour rappel, l’employeur doit laisser un délai suffisant afin de permettre au CSE de se prononcer en pleine connaissance de cause.
Qui plus est, cette décision constitue une évolution par rapport à certaines décisions de la Cour de cassation. En effet, la haute cour avait déclaré à l’époque du CHSCT qu’un projet d’introduction d’un système d’intelligence artificielle qui n’entraînerait que « des conséquences mineures dans les conditions de travail » ne devrait pas être soumis à la consultation du CSE (Cass. soc., 12 avr. 2018, n° 16-27.866).
Dans ce sens, récemment, la Cour de cassation (Cass. soc., 27 nov. 2024, n° 23-13.806) avait soutenu que la consultation du CSE n’était pas obligatoire dès lors que le projet instaurait des mesures ponctuelles ou individuelles sans incidence sur l’organisation, la gestion, la marche générale de l’entreprise. Aussi ce projet n’était-il pas de nature à impacter le volume ainsi que l’effectif de l’entreprise.
La décision du tribunal judiciaire a innové dans la mesure où le juge a pris conscience des répercussions que peuvent avoir l’introduction de l’IA sur les conditions d’emploi et de travail des salariés. En outre, au regard de l’importance grandissante de l’IA au sein de notre société, il est probable que ce type de contentieux risque de se développer. En effet, la France compte 590 start-up qui se consacrent à l’IA, dont 16 licornes. Elles ont bénéficié d’1,5 milliard d’euros d’aides publiques en 2022 qui leur ont permis de développer de nombreux produits et services reposant sur l’IA2.
Il appartient aux entreprises de faire preuve de prudence et de consulter le CSE s’agissant des outils intégrant l’intelligence artificielle afin d’éviter toute déconvenue.
Référence : AJU017i7
