Un pas devant l’autre pour une nouvelle vie

Publié le 12/03/2025

Depuis plus de vingt ans, une association fait marcher les jeunes en difficulté, envoyés par l’ASE, le SEMNA ou les PJJ pour retrouver un deuxième souffle.

Deux marcheuses au Cap Finistère

Association Le Seuil

Charly*, 34 ans, et Amara*, 16 ans, ne se connaissaient pas il y a peu. Quand nous leur parlons par téléphone, cela fait déjà trois jours qu’ils marchent côte à côte entre le Puy-en-Velay et Saint-Jean-Pied-de-Port. Déjà 19 kilomètres de parcourus, les montées sont dures, les épaules douloureuses. Pendant trois mois, ils vont cheminer en parlant ou en silence, seuls, ensemble et avec des inconnus rencontrés sur la route. L’un est né en France et a connu un parcours plutôt classique et l’autre est mineur non accompagné, né en Guinée Conakry et victime d’un réseau de prostitution. Un enfant brisé, mais pas abattu. L’association parisienne le Seuil les a placés sur le même chemin. « Quand j’étais ado, j’étais un petit peu perdu, nous explique Charly. Quand on m’a parlé de l’association, j’ai sauté sur l’occasion, j’avais déjà fait le sentier de Saint-Jacques-de-Compostelle alors j’ai envoyé tout de suite mon CV ». Amara a très vite accepté la proposition du SEMNA, secteur éducatif auprès des mineurs non accompagnés de l’ASE, qui lui a proposé cette aventure. Dans son sac à dos, des vêtements, des chaussures, de la nourriture et son appareil photo. Pour capter cette aventure et tout ce qui se joue pour ce jeune déjà très sportif : « Cela me fait du bien car je suis indépendant. J’aime beaucoup réfléchir et marcher m’aide à me concentrer. Je pense à ma famille, je suis avec Charly toute la journée alors qu’avec les éducateurs c’est un peu le week-end… c’est un compagnon. Je vais en parler à mes camarades car ça nous aide à nous dire qu’on peut devenir autonomes », nous explique-t-il.

Nous avons rencontré le président de l’Association le Seuil, Patrick Béghin, afin d’en savoir plus sur la naissance et l’évolution de cette association de marches éducatives, qui a accompagné 400 jeunes de 14 à 18 ans en détresse, qu’ils soient sous la garde de la PJJ ou accueillis par l’ASE chaque année. Entretien.

Actu-Juridique : L’association le Seuil a été créée en 2003. Comment cela s’est-il fait ?

Patrick Béghin : Tout vient du hasard. Le journaliste et écrivain, Bernard Ollivier, vivait une période difficile au tout début de sa retraite. Il avait perdu son épouse et se trouvait dans une situation où il était démoralisé et il s’est dit « plutôt que d’en finir, je vais aller marcher ». Sur le chemin de Compostelle, il a rencontré deux jeunes belges avec un adulte accompagnant. À l’époque, le sentier de randonnée n’attirait pas grand monde et surtout pas les mineurs. Quand il leur a posé la question de leur motivation à marcher si longtemps, les jeunes ont répondu « c’était ça ou la prison ! » Alors qu’il cheminait dans la nature et dans son esprit, il a éprouvé les vertus de la marche et s’est dit que c’était une méthode parfaite pour faire le point sur soi et retrouver ses esprits. Il a repensé aux jeunes belges et il s’est dit qu’il serait important d’appliquer cette méthode à des jeunes à la dérive. Avec les sous de ses récits de voyage (il a non seulement fait Compostelle mais aussi une marche d’Istanbul à Xi’an, en Chine, NDLR), il a fondé le Seuil.

AJ : Comment a-t-il réussi progressivement à travailler avec le ministère de la Justice et l’ASE ?

Patrick Béghin : Pendant une bonne dizaine d’années, ça a été fragile car le concept ne plaisait pas au ministère de la Justice et à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Mettre des jeunes dans la nature en liberté au lieu de la prison, c’était une culture inédite ! Bernard Ollivier a réussi à convaincre en premier un juge des enfants du tribunal de Versailles. Au début, ça a été une marche par an avec autorisations annuelles pour deux jeunes et un adulte. Et puis au bout de trois ou quatre années, on s’est aperçus qu’il était plus facile de partir sur une marche avec un seul jeune. Il a fallu attendre dix ans pour que nous soyons reconnus par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris, en 2014, et nous avons alors commencé à accueillir des enfants qui sont placés sous sa protection. Nous avons augmenté le nombre de marches et aujourd’hui nous organisons donc une cinquantaine de marches par an et notre objectif est de passer à 60 jeunes accueillis l’année prochaine.

AJ : Qui sont ces jeunes ?

Patrick Béghin : En grande partie, ce sont des jeunes qui sont orientés par la PJJ avec une prédominance de la région parisienne et de la région Grand ouest, car nous avions des antennes à Paris et Rennes. Depuis, nous essayons de nous diversifier : nous avons créé une antenne à Lyon l’année passée et l’année prochaine nous avons un projet à Lille pour être plus en proximité avec les services éducatifs de ces régions. C’est une collaboration étroite entre nous, les éducateurs de la PJJ et l’ASE et le jeune concerné. Nous n’obligeons personne à marcher. Quand un éducateur détecte chez un jeune un profil qui pourrait correspondre, il lui est proposé de rencontrer le directeur de l’association qui explique le principe. Marcher seul, pendant trois mois, sans téléphone, sans musique dans les oreilles, en rupture complète avec son environnement habituel, avec 30 minutes par semaine pour appeler un ami ou un parent. Ensuite, on lui demande d’écrire une lettre de candidature et de motivation et le dossier est présenté au juge des enfants qui prend la décision de placer le jeune dans l’association.

AJ : Où les emmenez-vous randonner ?

Patrick Béghin : Nous accueillons des jeunes tout au long de l’année, été comme hiver, printemps comme automne. Nous marchons en France, en Italie, en Espagne, au Portugal. Nous privilégions des secteurs de Compostelle car le sentier est pratique, des gîtes sont ouverts toute l’année qu’il neige ou qu’il vente. Les chemins sont fréquentés par des randonneurs de tous pays et de toutes conditions sociales ce qui est l’occasion pour les jeunes de faire des rencontres sans préjugés. Sur le chemin il n’y a pas de riches et de pauvres, tout le monde a mal aux pieds. Du coup, les relations sont très libres, le jeune rencontre une autre société ce qui lui donne confiance en lui car les regards que portent les autres sur lui sont souvent admiratifs. Ce sont des jeunes qui se sentent souvent piégés dans un environnement, comme dans une tragédie. Ils sont incapables de voir l’avenir, d’imaginer les choses, ça ouvre l’horizon et l’espoir de marcher loin de chez soi.

AJ : Avez-vous eu l’opportunité de mesurer l’impact de ces marches sur les jeunes ?

Patrick Béghin : Tous les trois ans, nous faisons des enquêtes avec un cabinet extérieur, nous évaluons l’effet de la marche sur les jeunes. Un ou deux ans après la fin de la marche, on retourne les interroger, leurs familles, leurs éducateurs pour en dresser un bilan. Notre objectif n’est pas de constituer un virage à 180° dans la vie du jeune mais d’être une parenthèse dans sa vie. Si le jeune ne tient pas pendant les trois mois de l’aventure, il faut le pousser à marcher le plus possible. Nous avons des abandons dès le premier mois, au deuxième la forme physique est très bonne et le jeune profite des rencontres et des découvertes qui lui sont proposées, au troisième mois on l’incite à réfléchir sur son projet de retour, on lui propose deux heures de marche en solitaire par jour au lieu d’une (l’accompagnateur se met en retrait de 500 mètres) pour penser.

AJ : Ce projet de retour, qu’est-ce que c’est ?

Patrick Béghin : Il faut savoir que ces jeunes sont tous déscolarisés et ils doivent retrouver le circuit classique à l’issue de la marche. Soit dans l’enseignement général, technique ou professionnel soit dans un circuit d’apprentissage. Ils réfléchissent seuls, en parlent avec l’accompagnateur puis avec l’éducateur qui essaiera à l’issue de la marche de trouver les bonnes structures pour répondre aux attentes du jeune. Il faut savoir que le projet est total : la réflexion porte aussi sur le lieu de vie. Est-ce que le jeune voudra se réinstaller dans la région d’où il était originaire avant le départ, est-ce qu’il voudra se rapprocher ou s’éloigner de sa famille naturelle, de sa famille d’accueil, de ses structures d’accueil ? Nous avons constaté que pour 60 % des jeunes qui dépassent le premier mois de marche, il y a un projet de réinsertion qui fonctionne ensuite. Nous sommes très contents car ce chiffre est l’inverse total du taux de récidive. Les éducateurs voient les choses autrement : selon eux, la marche est efficace dans 84 % des cas. Si le changement n’est pas radical et la réinsertion totalement réussie, elle a un impact de toute façon positif sur eux. De fait, nous croulons sous les demandes.

AJ : Comment recrutez-vous les accompagnateurs ? Ce sont des éducateurs spécialisés ?

Patrick Béghin : Ce sont des adultes qui ne sont pas forcément diplômés. Même si 20 % d’entre eux sont des éducateurs professionnels. Ce que l’on souhaite surtout, c’est qu’il s’agisse d’un témoin de la société civile, quelqu’un qui a eu des expériences de vie fortes, des histoires nouvelles à raconter aux jeunes pour leur montrer que la société est plurielle, que la vie ça peut être autre chose. Ce compagnonnage est très important, très fort. C’est pourquoi, nous tenons à ce que ce soit la même personne qui accompagne le même jeune de A à Z pour en faire une aventure partagée. Nous sommes continuellement à la recherche d’accompagnateurs bénévoles et de fonds pour nous aider à fonctionner.

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